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«iC»r^ 1'
REVUE
BRITANNIQUE.
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in 2009 witii funding from
University of Ottawa
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sjsTisa
CHOIX D'ARTICLES
TRADUITS DES MEILLEURS ECRITS PERIODIQLES
SUR LA LITTERATURE, LES BEAUX-ARTS, LES ARTS INDUSTRIELS,
l'agriculture , LA GEOGRAPHIE , LE COMMERCE , l'ÉCONOMIE
POLITIQUE, LES FI>'A>"CES , LA LÉGISLATION, ETC., ETC.
Par 5DI. Sallmer, Directeur de la Revue Britannique; Dosdet-Dlpré fils,
de la Société Asiatique ; Ph. Chasles; L. Galibert ; Lesourd ; Asi. SÉ-
dillot; Gesest; West, Docteur en Médecine (pour les articles relatifs
aux sciences médicales) , etc.
TROISIÈME SÉRIE.
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(soiiie \Diiziè
iizieiiie/.
|)itrk.
AU BUREAU DU JOURNAL,. Rck des Bohs-E.vfa:> s , N'^ 21;
ET CHEZ DO>"DEY-DDPRÉ, IMP.-LIB.,
Rue Ricbelieu , K" 4? bis , ou rue Saint-Louis , K» l^6 , au Marais.
IMPBIMERIE DE PKOSPER DONDEÏ-BITEÊ.
SEPTEMBRE 1S54.
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REVUE
HISTOIRE
f TATS-UNIS DE L'AMÉRIQUE SEPTEUîTRIONALE.
PREMIÈRE EPOQUE.
UKCOtJVERTE î)ï L'AMÉniQlE. — TES CABOT. VERAZZASI. — CARTIER.—
ROBERYAL. CHAMPLAIS. PREMIER ETABLISSEMENT DES FRANÇAIS EN
ACADIE. VOYAGES DES ESPAGNOLS. PONCE DE LEON, MIRfELO, FER-
NANDEZ , DE AYLI.ON, NARVAEZ. VOYAGE DE FERNAND DE SOTO. DECOU-
VERTE DU MississiPi. — Établissement protestant de coligny. —
SECOND Établissement des huguenots dans la Caroline du sud. —
fondation de SAINT-AUGUSTIN. — MASSACRE DES PROTESTANS. VEN-
GEANCE DE GOURGUES. VOYAGEURS ANGLAIS: FROBISHER , GILBERT,
WALTER RALEIGII, AMIDAS ET BARLOW. COLONIE DE RALEIGH. ELLE
EST DÉTRUITE. COLONIE DE ROANOKE. — PREMIÈRE CHARTE DE LA
VIRGINIE. FONDATION DE JAMESTOWN. SMITH ET LA JEUKE INDIENNE.
— DELAWARE. LA COLONIE SOUMISE A LA LOI MARTIALE. — PROGRES
DE LA COLONIE. MARIAGE DE POCAHOBTAS. — - PARTAGE DES TERRES.—
FONDATION DE LA LIBERTE EN AMERIQUE.
Qui (le nous , en lisant riiistoil-é , n'a désiré asslstei'
aux premiers jours d'un empire ? Qui ne s'est dit : la plus
merveilleuse de toutes les curiosités historiques , le prô-*
"6 IIISTOIRB
>
blême que nul philosophe ne peut deviner , que nul ro-
mancier ne peut résoudre par la seule imagination , c'esf
le premier groupe qui fonde une société , le noyau pri-
milif de Rome conquérante ou de la Grèce héroïque?
Quel homme doué d'un esprit investigateur ne s'est dit :
je voudrais vivre par la pensée au milieu des aulocthones
d'Italie , dans les montagnes sauvages de l'Arcadie primi-
tive; voir et admirer la lutte de l'homme contre la nature 5
observer le progrès des idées sociales, la naissance des in-
dustries et des arts-, l'agrégation des familles se réunissant
en tribus , puis en peuples, puis en confédérations? Qu'il
serait beau d'être spectateur de ce développement !
Eh bien! ce grand phénomène, l'Europe moderne a
pu l'observer. Depuis que l'imprimerie , jetant sa lumière
sur toutes les sciences, n'a permis à aucun fait de s'anéantir,
à aucun document de disparaître ; depuis que l'Europç
moderne, armée de la presse , de la boussole et de l'électri-
cité , a vu ses moyens de connaître et de comprendre se
multiplier à l'infini, un monde nouveau, l'Amérique, s'est
formé sous ses yeux. De gigantesques institutions sont
écloses; une industrie immense s'est développée; le plus
périlleux essai de gouvernement qui ait été jamais tenté a
eu lieu. Tout cela est d'hier; la démocratie américaine
qui , pour certains publicistes , n'est qu'un berceau et un
présage , menace de dépasser en richesse et en puissance
les vieux pays civilisés. Dans l'histoire de ce pays, point
de traditions obscures et vagues, point de héros mvlhologi-
ques , point de demi-dieux cachés dans les nuages. Cha([ue
fait se trouve attesté par des témoins qui font jaillir la vé-
rité de leurs disputes, alors même qu'ils se contredisent. Es-
sayons de jeter un rapide coup-d'œil sur les destinées de ce
grand continent, sur ce qu'il a déjà su accomplir; sur ce
drame intéressant, dont pas une scène ne se dérobe à notre
DES ÉTATS-UNIS DE l'aMÉRIQUK SEPTENTRIONALE. 7
observation. Les remarques du philosophe, à propos de ces
faits incontestables , sont souvent pénibles. Son cœur se
serre et son œil se voile de larmes , quand il reconnaît
que les premiers pas de la société humaine sont toujours
tachés de sanj^;. Pour arriver à défriclier quelques toises
d'un sol fécond et nouveau , que de dangers courus , que
d'injustices commises, que d'atrocités perdues!
Les anciens avaient un pressentiment vague du grand
continent américain : et Séuèque le tragique l'indique
assez clairement dans un de ses drames : « Il viendra un
tems, dit-il, oii Thétis livrant passage à de nombreux
navigateurs nous révélera de nouveaux mondes. » Les
chroniques islandaises prétendent que quelques-uns de
leurs premiers navigateurs, après avoir touché les côtes
du Groenland , furent rejelés par les vents contraires
sur celles du Labrador ; que , de retour dans leur pays ,
ils enseignèrent à leurs compatriotes cette route mari-
lime, et que leurs colonies défrichèrent quelques parages de
Terre-Neuve. Quoi qu'il en soit d'un fait que les Sagas ex-
priment avec leur exagération et leur incertitude ordinaire,
la gloire d'avoir découvert le Nouveau-Monde appartient
assurément àColomb. Nous nerépéterons pas l'histoire épi-
que de ce grand homme, si désintéressé , si courageux, si
mal récompensé , qui joignait à un enthousiasme si pro-
fond une inflexibilité si héroïque. En 1497, la décou-
verte de Colomb agitait tous les esprits, lorsque Jean Cabot,
marchand vénitien , qui résidait à Bristol , s'embarqua
avec son fils, Sébastien Cabot, et suivant le sillon triom-
phateur du vaisseau qui avait porté Colomb , toucha le
continent américain , vers le 56'' degré de latitude nord 5 là,
ils ne trouvèrent que les roches aiguës et glacées du La-
brador , quelques ours polaires , et quelques hommes aussi
sauvages qu'eux. Les navigateurs se hâtèrent de venir an-
8 HISTOIRE
iioncer leur succès. Colomb , qui n'avait pas encore fait
son troisième voyage, n'avait pas complètement achevé
sa découverte : c'était deux années avant qu'Améric Yes-
puce , cet escamoteur de la plus belle gloire que la for-
tune pût réserver à un homme , imposât son nom à la dé-
couverte de Christophe Colomb. La cupidité de Henri VII
était éveillée , il favorisa les entreprises des Cabot , mais
en se réservant une part plus large encore dans les
profits qui pourraient en résulter. Sébastien, au mois
de mai 1498 , s'embarqua avec trois cents hommes , fit
voile vers l'Islande , toucha les côtes du Labrador , au
58^ degré de latitude, longea la côte jusqu'à la limite du
Maryland , et manquant de provisions revint en Angle-
terre. On a conservé peu de détails sur les voyages de ce
hardi navigateur, qui pendant soixante ans, avec un cou-
rage et une sérénité constante, parcourut un Océan in-
connu, entra dans la baie d'Hadson, où personne n'avait
encore pénétré , et mourut sans avoir tiré aucun fruit de
ses longues fatigues , si ce n'est une gloire que la destinée
supérieure de Colomb a obscurcie de sa splendeur. Ce fut
lui qui rédigea les instructions nécessaires à l'expédition qui
découvrit le passage d'Archangel. On sait peu de chose sur
sa vie et sur sa mort. Il donna au continent aperçu par lui
le nom de Nouvelle -Angleterre : nul ne sait où est son
tombeau.
Sur ses traces et sur celles de Colomb s'élancèrent
bientôt une foule d'aventuriers hardis. Gaspard Cortereal,
de Taveu du roi de Portugal, partit en 1500 , toucha les
côtes de l'Amérique du Nord , s'avança jusqu'au 50" degré
de latitude, admira la brillante végétation des rives envi-
ronnantes, s'empara de cinquante Indiens qu'il ramena
en Europe et qu'il vendit comme esclaves , et renouve-
lant son expédition, tomba sans doute victime de la juste
DES ÉTATS-LMS DE l'aMÉRIûIE SEPTEXTRIOXALE. 9
vengeance des aborigènos : on n'entendit plus parler de
lui. Tel est le premier acte politique des Européens dans
l'Amérique du Nord.
Les Français suivirent de près les Portugais et les Es-
pagnols. A peine sept ans s'étaient écoulés depuis la dé-
couverte du continent, que déjà les robustes Bretons et
les Normands , habitués à la mer , avaient fondé leurs pê-
cheries de Terre-Neuve , donné au cap Breton ce nom qui
rappelait les souvenirs de la patrie, tracé la carte du
golfe Saint-Laurent, et amené en France quelques in-
digènes de l'Amérique. Le seizième siècle commençait;
François I" régnait; un Florentin , Jean Verazzani , pro-
posa au monarque d'aller explorer plus curieusement ces
terres nouvelles , qui peut-être un jour formeraient des
royaumes. Il partit avec un seul vaisseau , le Dau-
phin, et après une tempête horrible, il toucha enfin
la côte de Wilmington , que nul Européen n'avait en-
core aperçue. Ne trouvant pas d'ancrage, il retourna
vers le nord et jeta l'ancre dans les sables fins de ces
grèves brillantes et planes qui bordent la Caroline septen-
trionale. Là vivait un peuple paisible, au teint olivâtre,
vêtu de peaux de bêtes, orné de guirlandes, hospitalier,
affable , et qui trouvant un jeune matelot florentin à demi
asphvxié sur la plage, le releva , le secourut et lui rendit
la vie. Pour récompenser cette tribu bienfaisante, l'équi-
page de Verazzani s'empara d'un jeune sauvage qu'il ar-
racha des bras de sa mère et qu'il porta à bord du vais-
seau (1)!
(1) Dans le 6^ XuniLTo de cette série (juin 1833), nous avons
consacré un article spécial à l'histoire des tribus indiennes qui , après
avoir accordé l'hospitalité aux premiers colons européens , ne reçurent
en rctoiu- de leuis procédés généreux qu'outrages et vexations.
1 0 HISTOIRE
Après avoir admiré le beau havre de New-York et être
resté dix-sept jours dans celui de Newport, Yerazzani
longea toute la cote de la Nouvelle-Angleterre jusquà la
Nouvelle-Ecosse. Là , il trouva des sauvages que le con-
tact des Européens avait commencé à instruire; qui
avaient vu les Porlugaîs et les Espagnols venir leur enle-
ver leurs femmes et leur filles. Ils connaissaient l'usage du
fer et de l'acier; ils étaient déjà, comme les hommes
d'Europe, jaloux, violens, hostiles. En juillet 1524, Ye-
razzani était de retour en France. Sa relation contient
la description la plus ancienne que nous possédions des
côtes de l'Amérique septentrionale. Que devint ensuite
ce voyageur audacieux? Soit que la tempête l'ait englouti
ou que les sauvages l'aient massacré , soit que sa vieil-
lesse se soit passée à Rome, comme on l'a prétendu, dans
les loisirs d'une retraite studieuse qu'embellissait la gloire
de sa jeunesse; depuis ce premier voyage qui donna à la
France le droit de s'emparer du Canada , le nom de \e-
razzani disparut ; il échappe à toutes les investigations ,
et des traditions vagues et contradictoires composent seules
le reste de sa biographie.
La bataille désastreuse de Pavle, les finances appau-
vries de la France, le commencement des querelles de re-
ligion , l'orgueilleuse et stérile rivalité de François I" et
de Charles-Quint , ne permirent pas à la France de tirer
le parti qu'elle devait attendre des découvertes de A'eraz-
zani. Quelques humbles pécheurs bretons, servant mieux
leur pavs que les généraux et les chevaliers du monarque
français , allèrent à Terre-Neuve exploiter ces opulentes
pêcheries qui ont offert tant de ressources à l'Europe.
L'amiral Chabot, qui prélevait quelques impots sur les "
gains de ces hommes industrieux , s'aperçut que leur en-
DES ÉTATS-UNIS DE l' AMÉRIQUE SEPTENTRIONALE. 11
treprise était lucrative, et voulut s'y associer (1). Une
expédition, dirigée par Chabot et commandée par Jacques
Cartier, de Saint-3Ialo, fut chargée d'explorer les parages
du Nouveau-Monde. En vingt jours la traversée fut ache-
vée. Il tourna autour de File de Terre-Neuve , traversa
le golfe , entra dans la baie , qu'il appela la baie des Cha-
leurs , suivit la côte et pénétra dans le courant nommé
Gasp, Ce fut là que l'écusson de France fut planté de ses
mains. Quittant la baie, il entra dans le Saint-Laurent,
pénétra jusque dans l'intérieur du Canada et , faute de
vivres , fut obligé de revenir en France. Le voyage avait
été facile , prompt et heureux. Toutes les imaginations s'é-
lancèrent à la fois vers ces rives fécondes dont Jacques
Cartier et ses compagnons racontaient les merveilles.
On forme une seconde expédition , le roi la protège , et
la jeune noblesse y prend part. Trois vaisseaux bien ap-
provisionnés quittent les côtes de France-, ballottés par la
tempête , ils atteignent enfin ce golfe magnifique qui re-
çoit le nom du martyr saint Laurent, et dans lequel ils
s'engagent. L'ancre est jetée dans une île qui depuis a reçu
le nom d'Orléans. La plage était couverte de wigwami'
(hameaux indiens) habités par une population sauvage,
mais hospitalière. Cartier laissa ses vaisseaux à l'ancre ,
remonta le cours de ce beau fleuve dans une chaloupe ,
et atteignit le village indigène d'Ochelaga, situé au pied
d'une colline qu'il gravit. Du sommet de cette élévation ,
il aperçut un pavs admirable, une nature riche, une
végétation pleine de luxe et de nouveauté. Dans sa joie
et son triomphe, il nomma ce lieu Montréal. Cependant
l'hiver approchait , et le scorbut décimait l'équipage de
(1) Voyez le curieux article que nous avons publié dans le 2" Nu-
méro de la 3' série (féviier 1833 ) , sur l'histoire de la pêche de la
balein« et de la morue.
12 HISTOIRE
ses navires. ïl revint en France après avoir planté sur la
terre du Canada la croix catholique et le blason de son roi.
On raccaeillit avec empressement. Mais ses récits,
quelque merveilleux qu'ils fussent , ne satisfaisaient pas
l'avidité de ses compatriotes. La croyance populaire vou-
lait que l'Amérique fût un pavs pavé d'or ; les flots de ses
rivières devaient être chargés de métaux précieux , et les
flancs de ses montagnes receler des amas de diamans. Il se
passa trois années avant que l'on pensât à coloniser une
contvée où Cartier n'avait trouvé qu'un ciel et un sol ad-
mirables de fertilité et de douceur. Alors cependant, un
gentilhomme de Picardie, François de la Roque, sei-
gneur de Roberval , obtint une commission qui le nom-
mait vice-roi des nouvelles possessions américaines, et
seigneur deNorimbega. Cartier fut nommé capitaine-géné-
ral et premier pilote de l'expédition; c'était lui qui devait
la diriger , choisir les personnes qui la composeraient et
traiter avec les indigènes. Au lieu de fournir aux aventu-
riers les élémens utiles à toute colonie nouvelle : des arti-
sans industrieux et de robustes laboureurs , on leur per-
mit de fouiller les prisons , d'en tirer tous les hommes
perdus de vices ou de dettes, et de les embarquer sur
leurs vaisseaux. Cartier partit le premier, remonta le
Saint-Laurent, construisit un fort sur l'pm.placement ac-
tuel de Québec , et y passa tout un hiver solitaire et sté-
rile, qui ne fut d'aucune utilité ni pour la connaissance
des lieux, ni pour la stabilisation du nouvel établissement.
Aumoment où, fatigué de cette existence sans but et sans
fruit, il repartait pour la France, en juin 1542, Rober-
val arrivait avec un renfort considérable. Le pouvoir, par-
tagé entre ces deux hommes, avait suscité en eux une
rivalité presque inévitable. Roberval, isolé et privé du
secours de Jacques Cartier , passa un an dans cette
DES ÉTATS-UNIS DE l' AMÉRIQUE SEPTENTRIONALE. 13
captivité sauvage, et ne fit que vérifier les premières
découvertes du matelot breton. Toute son occupation était
de maintenir la paix dans son petit royaume ; pendant les
uns, emprisonnant les autres, condamnant hommes et
femmes au supplice du fouet. De retour en France, en 1 543,
il repartit , dit-on , pour l'Amérique , et l'on n'entendit
plus parler de lui.
Pendant un demi-siècle, la guerre civile dévora toutes
les ressources de la France ; une seule entreprise , dont
nous reparlerons plus lard , fut tentée pour coloniser la
Floride. Comment le gouvernement, qui approuvait et au-
torisait le massacre de la Saint-Barthélémy, aurait-il pensé
à former des colonies lointaines? La reine Catherine, son
fils et sa cour avaient autre chose à faire que de son-
ger à l'Amérique du Nord. Enfin, lorsque, sous Henri IV,
la France commença à se dégager de ce nuage de sang et
de larmes qui avait obscurci son histoire, l'attention des
hommes politiques se reporta sur les pêcheries de Terre-
Neuve dont l'importance s'était progressivement aug-
mentée. En 1578 , on comptait cent cinquante navires
français occupés de ce commerce, et même on avait déjà
commencé à régulariser les départs et les retours. Avant
1609, on cite un matelot français qui avait visité plus de
quarante fois les cotes de Terre-Neuve. En 1598, un
marquis de Laroche, accompagné de cette lie des prisons
que la France cherchait à déverser dans la nouvelle colo-
nie , fit une seconde tentative , plus malheureuse encore
que celle de Roberval. Épouvantés de leur profonde so-
litude et de l'aridité du sol , les colons regrettèrent leurs
cachots , et les redemandèrent à grands cris ; on leur ac-
corda le retour qu'ils imploraient, et leur grâce leur fut
donnée dès qu'ils eurent touché le sol français. Avoir passé
1 4 jiisroinE
quelques mois en Amérique , semblait un châtiment assez
rigoureux !
Cependant on avait découvert la source de richesses
que pourrait ouvrir le commerce des fourrures (1). Chau-
vin et Pontgravé , marchands de Saint-Malo , commen-
cèrent à l'exploiter-, une compagnie de maichands de
Rouen se forma ensuite après la mort de Chauvin et
nomma, pour diriger une expédition, Samuel Champlain
de Brouage, officier hrave et expérimenté. Cet homme,
qu'on peut regarder comme le père des établissemens
français dans le Canada , était doué d'un jugement sain ,
d'une prudence et d'une persévérance admirables , et
d'une activité que rien ne lassait. C'est lui qui le pre-
mier a donné des renseignemens exacts sur la géographie
de cette partie de l'Amérique, et sur la vie des tribus no-
mades qui l'habitaient. L'emplacement de Québec, mot
indien qui signifie délroit, fut choisi par lui, comme l'en-
droit le plus favorable à l'érection d'un fort. Il revenait
en France, au moment où l'on venait d'accorder à Des-
monts une patente exclusive ; la souveraineté de tout le
pays situé entre le 40"'' et le 46""' degré de latitude , c'est-
à-dire depuis Philadelphie jusqu'au-delà de Montréal 5
enfin le monopole lucratif du commerce des fourrures ,
le droit d'emmener et d'embarquer avec lui les vagabonds
et les personnes oisives et sans aveu, et celui de leur par-
ta^^er le territoire. Ce nouvel aventurier, accompagné d'un
nommé Poutrincourt , quitta les rives de France avec
deux vaisseaux qui contenaient tout l'avenir de la France
nouvelle. Poutrincourt fut séduit par l'aspect et la situa-
(1) Voyez dans le 17* Numc^ro (mai 183i ) l'article siu" le commerce
des ptUelcrios cliei les aucicns et les modernes.
DES ÉTATS-UMS DE h MIÉKIQVU SEl'TE.NmiOXALE. 15
lion du havre qu'on a nommé Annapolis depuis la con-
quête de l'Acadie par les Anglais, et pria Desmonts de lui
faire la concession de ce territoire qu'il habita avec sa fa-
mille et qu'il nomma Port-Royal. Quant à Desmonts, il es-
sava d'abord de coloniser l'ile de Sainte-Croix, qu'il aban-
donna bientôt pour Port-Royal. Les émigrans trouvaient
le climat rude, le ciel froid, la culture des terres pénible 5
ils essayèrent de remonter vers le sud , et explorèrent le
cap Cod. Les hostilités des sauvages, les écueils qui bor-
dent les côtes , arrêtèrent leurs efforts : ils ne purent pé-
nétrer dans la Nouvelle-Angleterre. Cependant le mono-
pole de Desraonts avait excité des réclamations nombreuses.
Sa commission fut révoquée , et une compagnie de mar-
chands de Dieppe et de Saint-Malo choisit Champlain
pour chef de l'entreprise nouvelle qui devait réussir sous
la conduite de cet homme habile et ferme. La Nouvelle-
France n'a pas d'autre fondateur que lui 5 quelques chau^
mières grossières et sauvages s'élevèrent, ce furent les
premières maisons de Québec. Audacieux et prudent, il
se lia avec une tribu sauvage , porta les armes avec elle ,
combattit les Iroquois , tribu ennemie ; puis remonta le
fleuve Sorel, et donna son nom à ce beau lac , véritable
mer intérieure qui a éternisé sa mémoire. S'il n'a pas
découvert l'Amérique septentrionale , c'est lui du moins
qui le premier a établi la puissance française dans ces
lointaines régions.
Pendant que les grands et les potentats de l'Europe
couvraient leurs pays de ruines et de morts , quelques
pauvres pêcheurs de Saint-Malo fondaient un empire. Unq
autre nation non moins puissante, non moins aventu-
reuse , et qui la première avait montré aux peuples cette
proie opulente , le Nouveau-Monde j lEspagne n'était pas
restée oisive. Ponce de Léon , guerrier valeureux qui avai^
1 6 HISTOIRE
accompagné Colomb dans son voyage , et qui avait été
long-lems gouverneur d'Hispaniola , arma trois vaisseaux
à ses propres frais , et partit de Porto-Ricco. Il cherchait
plus qu'un royaume : crédule comme un matelot , hardi
comme un vieux soldat, et plein de confiance dans les
traditions populaires , il espérait trouver au loin , non
seulement des lingots d'or et d'argent , mais une terre
mag;ique , un royaume de féerie , des arbres dont la sève
donnait l'éternelle jeunesse , l'élixir de l'immortalité ,
Y Eldorado enfin. Tels étaient les rêves qui berçaient
l'imagination de cet homme bronzé par tant de combats et
par tant d'orages. Le 27 mars 1512, jour de Pâques fleu-
ries, il aperçut les cotes de la Floride 5 tel fut le nom qu'il
donna à cette terre ; il doubla le Cap , fraya sa route au
milieu des iles des Tortues, et, après cette découverte qu'il
ne poussa pas plus loin, revint à Porto-Ricco. Les indi-
gènes n'avaient pas laissé approcher les étrangers de leurs
côtes : le tems avait été très-mauvais. Un des matelots de
Ponce de Léon se chargea de continuer son entreprise , et
les Espagnols regardèrent comme leur propriété un pays
dont l'intérieur leur était inconnu, que leur imagination
peuplait de chimères, et où, selon eux , l'or et l'argent
devaient tapisser toutes les montagnes et couler avec tous
les ruisseaux.
Ponce reçut pour récompense le gouvernement de la
Floride, à la charge de coloniser le pays qu'il devait
gouverner. A son arrivée, les Indiens l'attaquèrent avec
une fureur implacable , beaucoup de ses gens furent tués 5
lui-même , frappé d'une flèche empoisonnée , alla mou-
rir à Cuba. Là s'arrêtèrent ses songes de gloire : il avait
rêvé un royaume; il Irouva la mort.
Plusieurs autres capitaines de vaisseaux , tantôt touchè-
Tenlles côtes de la Floride, tantôt passèrent en vue de ses
DES ÉTATS-UNIS DE l' AMÉRIQUE SEPTENTRIONALE. l7.
cotes. Diego Miruelo rapporta en Espagne quelques frag-
mens, d'or qui donnèrent la plus haute idée de ces parages :
et Francisco Fernandezde Gordoue , après avoir découvert
la province de Yukatan et la baie de Camnèche , tourna
sa proue vers le nord^ toucha une cote de l'Amérique
septentrionale qu'on n'a pu fixer avec certitude , et y
trouva aussi la mort sous les flèches des sauvages. Vers la
limite sud des Etats-Unis, Grijalva et François Garay,
gouverneurs de la Jamaïque, firent quelques découver-
tes. La Caroline du Sud , dont le nom primitif était
Chicora, fut explorée par Lucas Vasquez de Ayllon et six
autres Espagnols partis de Saint-Domingue à la quête
des esclaves ; ils donnèrent le nom du Jourdain à la rivière
Comhahie, et celui de Sainte-Hélène à un cap qui a prêté
son nom au détroit. Les habitans timides fuyaient à l'ap-
proche des vaisseaux : bientôt ils se rassurèrent 5 on essaya
de les capter et de les séduire; des présens et des alimens
leur furent offerts 5 ils répondirent à ces témoignages d'ami-
tié par une hospitalité naïve ; et s' apprivoisant peu à peu, ils
se hasardèrent jusqu'à mettre le pied sur les navires espa-
gnols, dont les chefs, sans scrupule et sans pitié , levèrent
l'ancre, arrachant les femmes à leurs maris , les maris
à leurs femmes, et les enfans à leur mères. Qu'on se fi-
gure les malédictions qui suivirent sur l'Océan le navire
de ces brigands de la mer! Quelles semences de haines
durent germer dans le cœur des indigènes ! Et par quelles
actions barbares les chrétiens s'annonçaient-ils aux peu-
ples qu'ils prétendaient civiliser ! Lorsque Vasquez , de
retour en Europe, eut obtenu de Charles-Quint le droit de
conquérir et de distribuer à ses guerriers la Caroline du
Sud, alors nommée Chicora -, lorsqu'il revint en Amérique,
avec des vaisseaux armés en guerre, pour accomplir son
œuvre de destruction et de pillage, un de ses vaisseaux
xr. a
18 HISTOIRE
s'engagea dans les bas-fonds du Jourdain ; les sauvages
que l'on avait si indignement traités saisirent l'occasion
d'une juste vengeance , et massacrèrent la plus grande
partie de son équipage : lui-même , plus honteux de son
insuccès que repentant de son crime, il tomba, disent les
historiens, dans une profonde mélancolie qui hâta l'heure
de sa mort.
Malgré ce désastre, Pamphilo deNarvaez, celui-là même
qui avait été chargé par le gouverneur de Cuba de s'em-
parer de la personne de Fernand Cortez , obtint la per-
mission d'envahir à son tour le territoire convoité par
Yasquez. L'expédition de Narvaez, homme présomptueux
et violent , fut mémorable par ses désastres. Des trois cents
hommes qui le suivaient , dont quatre-vingts cavaliers ,
quatre seulement revinrent en Espagne , après avoir tou-
ché terre près de la baie Apalachie. Ces aventuriers,
qui n'avaient pas de route certaine à suivre, furent obligés
de se fier aux indications des indigènes. Ceux-ci com-
mençaient à savoir ce qu'ils pouvaient attendre des Eu-
ropéens : ils tracèrent une fausse route qui devait , di-
saient-ils , conduire les Espagnols au pays de l'or; sur la
foi de ces promesses menteuses , la troupe de Narvaez
s'enfonça dans l'intérieur du continent, fut décimée par
la peste , la famine , les flèches des sauvages , et après
avoir erré dans des forets sans limites , où elle n'avait ren-
contré que quelques huttes misérables , elle se retrouva
près de la baie de Pensacola, sans vaisseaux, sans armes,
sans munitions, sans habits, exténuée de fatigue et de
misère. C'était en décembre 1528. Narvaez et ses com-
pagnons construisirent avec des écorces d'arbres plusieurs
bateaux si grossièrement fabriqués, qu'il fallait , pour se
confier à de tels navires , tout le courage du désespoir.
Enfin ils réussirent à toucher les cotes de la Floride où ils
DES ÉTATS-UNIS DE l' AMÉRIQUE SEPTENTRIOXALE. 19
passèrent six mois. En cherchant à quitter ces rivages ,
ils furent assaillis par une tempête à 1 embouchure du
Mississipi. L'équipage de l'un de ces navires se réfugia
dans une île, il y trouva un autre ennemi: la famine.
Après une année de misère et de douleurs, quatre hom-
mes seulement revinrent à Mexico. Qui ne croirait que
ces résultats, multipliés et désastreux, vont décourager
de nouveaux aventuriers? Mais non. L'imagination po-
pulaire se représentait la partie septentrionale du conti-
nent américain comme semée de temples magnifiques, de
villes d'or et d'argent; comme habitée par des princes
aussi riches que les caciques du Mexique et du Pérou.
Rien ne pouvait désabuser ces hommes que la cupidité
et la crédulité berçaient de leurs chimères.
Ferdinand de Soto fut la victime la plus célèbre et la
plus malheureuse de cette illusion. Son vovage, dans la
simplicité même des faits, forme un poème épique terri-
ble. Les lauriers de Cortez et de Pizarre, son ancien ami,
avaient éveillé son ambition. Déjà distingué par sa valeur
et son audace , marié à Tune des premières héritières
d'Espagne, il obtint de Charles-Quint le gouvernement
de Cuba et la vice-royauté de tout ce territoire vague et
mal connu que Ton comprenait alors sous le nom général
de la Floride. A peine eut-il annoncé ses intentions, jeu-
nes nobles, riches marchands , guerriers aventureux ac-
coururent se ranger sous sa bannière. Les uns vendaient
leurs maisons , les autres leurs vignobles , pour acheter
les équipages militaires et l'armure de voyage. Six cents
hommes , la fleur de la Péninsule, montèrent sur ces vais-
seaux qui fendirent l'Océan d'un essor joyeux, et dont les
poupes couronnées de fleurs , dont les mâts pavoises de
flammes, semblaient annoncer le triomphe, les fêtes et la
gloire. On passa quelque tems à Cuba où de nouveaux
20 HISTOIRE
soldats briguèrent la permission de se joindre à cette
troupe favorisée du sort. Une semaine après, la flotte
était à l'ancre dans la baie de Spiritu-Santo. Soto ren-
voya sa flotte , ne voulant pas qu'il lui restât de prétexte
pour renoncer à son entreprise, comme Colomb il brûlait
ses vaisseaux. Il ne fut abandonné que par un vieillard
nommé Porcallo, qui, à l'aspect de ces forêts sans limites et
de cette terre sauvage, se découragea , et , chargé de l'in-
dignation et du mépris de Soto, retourna dans ses pro-
priétés de Cuba.
Alors com.mença l'étrange procession de ces aventu-
riers , les uns à pied , les autres à cheval , bien équipés,
bien armés , accompagnés de douze prêtres et de quel-
ques chapelains. L'armée de Gortez n'était ni aussi nom-
breuse, ni aussi bien préparée. Ils portaient avec eux
des chaînes pour les prisonniers , une forge complète ,
tous les ornemens de l'église pour chanter la messe dans
les déserts. Ils étaient suivis d'un troupeau de porcs,
ressource contre la disette , et de ces grands chiens de
combat instruits à courir sur les hommes et à les étran-
gler. A chaque jour de fête institué par Téglise calholi-
que , on célébrait exactement les cérémonies qu'elle con-
sacre , et la marche des guerriers dans le désert , cette
marche guidée par l'avarice et la férocité, prenait la forme
d'une procession religieuse.
Cependant, on ne rencontrait que des ennemis. Les
Indiens se plaisaient à égarer ces nouveaux hôtes, dans les
forêts inaccessibles et dans les terrains fangeux ; au lieu
de se concilier ces maitres du désert, on les faisait mettre
à mort par les chiens 5 ou on les chargeait de colliers de fer
en les contraignant à porter les fardeaux de la troupe. Du
mois de juin au mois d'octobre 1539 , on s'avança jusqu'à
la tête de la baie Apalachie, et l'on découvrit Ochus, havre
DES ÉTATS-UNIS DE L'AMÉRIûrE SEPTENTRIONALE. 21
de Pensacola. Après avoir hiverné , la troupe se remit en
route en murmurant , il est vrai, contre la témérité de
son chef : « Je ne reculerai pas, avait dit Soto , jusqu'à
ce que j'aie exploré le pavs de mes propres yeux. » Un
Indien qui lui servait de guide nourrissait sa crédulité
des contes les plus bizarres : « Il y avait, disait-il , assez
loin de là , un pays gouverné par une femme , et où tous
les hommes étaient occupés à fondre et à raffiner l'or. »
Le sauvage décrivait si exactement les procédés néces-
saires à la fabrication de l'or, que Solo s'écria : « Il faut
qu'il Tait vu , ou que le diable le lui ait appris. »
Se dirigeant vers le nord-est , les Espagnols passèrent
l'Attamaha, admirèrent les fertiles vallées et les belles ri-
vières de la Géorgie, et atteignirent, en avril 1540, les
bords de l'Ogechie. Les vivres commençaient à manquer.
Perdus dans ces solitudes sauvages, les Castillans ne mar-
chaient que par obéissance pour leur chef. L'un des captifs
indiens que l'expédition trainait après elle , plus franc et
plus hardi que ses compagnons d'infortune , soutint hau-
tement que les Espagnols se trompaient et qu'il ne connais-
sait aucun pays semblable à cette région de l'or qu'ils cher-
chaient avec tant d'ardeur. Soto le fit mettre à mort. Ar-
rivé au petit village indien de Cutifachani, ils y trouvèrent
un poignard et un rosaire, tristes vestiges de l'expédition
de Yasquez. Tout concourait à les décourager 5 ils de-
mandèrent en grâce qu'on leur permit , ou de fonder
une colonie dans cet endroit , ou de retourner sur
leurs pas. Soto les écouta patiemment et leur déclara
que sa volonté était inébranlable : ils consentirent à le
suivre encore.
On se dirigea vers le nord ; on traversa la contrée sté-
rile des Cherokees : et, chose singulière , cet or que Ton
22 HISTOIRE
cherchait avec tant d'avidité àe trouvait dans les en-
trailles mêmes du sol aride que l'on foulait aux pieds, et
où on l'a découvert depuis cette époque. Quelques popu-
lations pacifiques qui n'avaient pas encore entendu parler
des Européens, se présentèrent à eux. Ils firent halte
près de la source de la rivière Cousa, et s'arrêtèrent
dans les vallées dont les ruisseaux vont se réunir dans la
baie de Mobile. Un détachement s'avança jusqu'au pied
des Apalaches, dont la hauteur inaccessible l'efFraya. Ces
hommes , qui espéraient rapporter des monceaux d'or
dans leur pays , n'avaient encore qu'un seul trophée de
leurs victoires, une peau de buffle. De Cousa , en tournant
vers le sud , ils marchèrent jusqu'à Tuscalousa , et fini-
rent par atteindre Mavilla ou Mobile , petite ville in-
dienne dont les liabilans défendirent les approches. Fati-
gnés de camper et de bivouaquer dans les champs et lès
bois, les Espagnols voulurent occuper la ville, où ils
firent entrer leurs bagages • les Indiens v mirent le feu 5
et dans une bataille acharnée deux mille cinq cents In-
diens périrent, et seulement dix-huit Espagnols 5 cent
cinquante furentgrièvement blessés, douze chevaux furent
tués. La victoire n'était due qu à la terreur inspirée par
la cavalerie castillane. Les collections de curiosités et les
bagages des Espagnols étaient consumés lorsque la troupe
revint à Pensacola, où elle trouva des renforts envovés
de Cuba. L'orgueilleux Soto ne voulut point écrire de
lettre qui portât en Europe un seul renseignement sur la
destinée de son expédition. Il avait résolu de ne parler
de lui-même que lorsqu il aurait découvert un autre Mexi-
que. H n'avait plus que cinq cents hommes. Toute léten-
due de terrain située au-dessus de Mobile était occupée
par une population guerrière et ombrageuse. Il fit retraite
DES ÉTATS-rXIS DE L'AMÉr.IQlE SFPTEXTP.IOXALE. 23
vers le nord , atteignit Chickasa, clans la partie supérieure
du Mississipi , hiverna dans ce lieu et se prépara à repartir
en mars 1541.
Rien n'annonçait encore l'approche du pavs de l'or 5 les
Indiens portaient pour ornement des coquillages suspendus
au cou^ pour palais ils n'avaient que leurs huttes. Soto
leur demanda deux cents hommes d'escorte pour porter
ses fardeaux. Irrités dans leur indépendance et blessés
dans leur orgueil , ceux-ci firent semblant d'v consentir -,
mais au milieu de la nuit , comme les Moscovites de 1812,
ils incendièrent de leurs propres mains leurs habitations.
La nature humaine est la même dans tous les tems. Ce fut
une scène épouvantable. Les Espagnols se réveillaient au
milieu des flammes ; les hurlemens de guerre retentis-
saient au milieu des boisj l'incendie consumait la vieille
forêt : et Ion voyait les coursiers s'élancer sans maitre au
milieu de ces solitudes embrasées dont la profonde nuit s'é-
clairait de longs reflets rougeàtres. Onze Espagnols suc-
combèrent : on ne put sauver ni armes, ni vètemensj et
les guerriers de Soto se trouvèrent, au milieu du désert,
nus comme les sauvages , privés de la plupart de leurs
chevaux et de tous leurs équipages. Ces hommes si im-
prudens , si obstinés et souvent si féroces , étaient doués
d'un courage et d'une résolution héroïques. Ils avaient
conservé leur forge : ils fabriquèrent des lances et des
épées ; la première attaque des Indiens fut repoussée avec
succès. L'intrépide Soto ne se rebuta pas. Le 22 avril il
recommença ses excursions , que nul succès n'avait cou-
ronnés encore. En marchant vers l'ouest il se trouva ,
après sept jours de fatigues , en face du roi des fleuves,
le Mississipi ou Meschacebé 5 devant ce cours d'eau d'un
mille de large, immense torrent toujours jauni par le
sol qu'il entraine , toujours chargé des dépouilles des
Ù.4 HISTOIRE
forêts dont les rameaux et les gigantesques troncs sui-
vent sa marche triomphale. Sur les hords du Mississipi
vivaient des sauvages qui n'avaient pour armes que des
flèches de bois, et qui, écrasés par la supériorité des Es-
pagnols, leur obéirent aveuglément. Leurs frêles nacelles
ne pouvaient porter les chevaux des étrangers ; on passa
trois mois à construire des chaloupes plus solides , et l'ex-
pédition, traversant enfin le fleuve , toucha la rive occi-'
dentale. Eu remontant cette rive et ces marécages fangeux,
on atteignit la Petite-Prairie , son plateau élevé chargé de
productions végétales et d'arbres fruitiers , et enfin Pa-
caha , le point le plus septentrional où Soto se soit arrêté.
11 y passa quarante jours. Des détachemens envovés en
reconnaissance ne rencontrèrent que des déserts. A fouest
et au nord-ouest , les tentatives de Soto ne furent pas plus
heureuses. Où était-elle donc cette région si désirée , cette
terre natale de l'or ? On traversait une multitude de pe-
tites villes sauvages , pauvres , habitées par des sauvages
nus. C'étaient des tribus agricoles exploitant un sol fertile
et trouvant dans ses produits assez de ressources pour
vivre en paix avec leurs voisins. Les arts de la vie étaient
peu avancés parmi eux, leur caractère doux, leurs occu-
pations champêtres. Quand ils virent arriver ces étrangers
féroces , armés de fer et de feu et suivis de leurs dogues
meurtriers , ils se soumirent ; les Espagnols , qui se di-
saient chrétiens , abusèrent indignement de cette facile
soumission. « On avait pris vingt chefs , dit l'historien
Chauvet de Bcnzo , cité par Debry (1) 5 on les menaça de
les briller vifs s'ils n'indiquaient le pays où germait l'or.
Frappés de crainte et vovant la mort devant eux , ils ré-
pondirent, tout trcmblans, que, dans huit jours, ils con-
[l) Historia Novi Ch'bis, 1. Il . c. 13. pcbi^ . p. /i , p. 47.
DES ÉTATS-UNIS DE l'aSIÉRIQI'E SEPTEXTRI0\ALE. 25
duiraient les étrangers dans un Heu où se trouvait une
grande quantité d'or. On les suivit. Pendant douze jours
On voyagea sous leur direction sans rien rencontrer. Soto,
furieux , leur fit couper les mains et les renvoya.)) Ce n'é-
tait pas cruauté , c'était avarice : que lui importaient la
vie, le bonheur, le repos des Indiens? Il lui fallait de l'or,
de l'or à tout prix. Dès que les malheureux indigènes sa-
vaient qu'il s'approchait, la terreur s'emparait d'eux :
« Vous voulez de For, disaient-ils, ce n'est pas ici; c'est
plus loin , bien plus loin qu'il se trouve. )) Et les aventu-
riers s'enfonçaient encore dans les forêts vierges, où
chaque pas était une fatigue, ou chaque mille leur coû-
tait des sueurs infinies et souvent des hommes. Voilà com-
ment ils arrivèrent au confluent de Washita, déjà uni à
la rivière Rouge et au Mississipi. Chevaux et hommes
mouraient autour du chef intrépide, et les tribus in-
diennes lui adressaient le défi de guerre. Environné de fan-
tômes humains, épuisé lui-même, il ne pouvait accepter
le combat. Son orgueil, vaincu et terrassé , le conduisit à
la mort. Le 21 mai 1542 , après quelques jours d'une mé-
lancolie profonde , il expira sur les bords du fleuve qu'il
avait découvert. On enveloppa d'un manteau le corps de
l'ami de Pizarre -, à minuit, les soldats et deux prêtres
se dirigèrent vers le fleuve ; les uns pleurèrent le chef qui
les avait égarés dans ces solitudes; les autres chantèrent,
au-dessus des eaux , le premier requiem que le Nouveau-
Monde ait entendu : puis le corps tomba dans le fleuve, et
celui qui avait traversé presque toute l'Amérique septen-
trionale , dans l'espoir d'égaler Corlez , n'y trouva pas
même une tombe.
Le chef désigné par Soto avant sa mort était loin de par-
tager ses espérances obstinées; il ne voulait que le repos.
Sa troupe , après quelques tentatives infructueuses , s'ar-
26 IlISTOIftE
réta sur les bords du Mississipi ^ du mois de janvier au
mois de juillet, elle travailla sans relâche à construire cinq
misérables navires faits de planches légères , retenues par
des clous de petites dimensions.
Il fallut cinquante jours à ces frêles esquifs que le plus
léger souffle de vent pouvait renverser, dont la carène
n'aurait pu résister au moindre choc , pour atteindre le
golfe du Mexique; les aventuriers n'étaient plus que trois
cent onze , la plupart malades , et tous épuisés. Le Mis-
sissipi était découvert : c'était là tout ce qu'on avait gagné
au prix de tant de courage , de persévérance et d'efforts
dépensés en vain. Le fanatisme fit encore une tentative;
trois prêtres dominicains entrèrent dans la Floride et tom-
bèrent victimes de leur foi que les sauvages ne compre-
naient pas. La Floride était déjà teinte du sang castillan:
cependant cette nation ne renonçait pas à sa conquête
prétendue ; non seulement elle regardait la Floride comme
à elle , mais le Canada où elle ne possédait pas une seule
citadelle , mais toute l'Amérique.
Il v avait long-tems que Coligny avait formé le plan d'en-
voyer en Amérique des colonies prolestantes, plan que Cal-
vin lui-même favorisait et auquel un premier essai infruc-
tueux, tenté en 1555parVillegagnon, ne le fit pas renoncer.
La cour pensait comme Coligny '• les colonies protestantes
offraient une issue très-utile à la turbulence des esprits , à
la nouveauté des opinions religieuses : aussi Charles IX ne
fit-il aucune difficulté d'accorder une commission très-
étendue à Jean Rlbault de Dieppe, qui, suivi de quel-
ques jeunes nobles proleslans , fil voile pour l'Amérique.
Ils prirent terre dans la lalilude de Saint-Augustin. La
fécondité apparente du sol, la beauté du climat, les char-
mèrent : toutes les rivières, toutes les sources dont ils ap-
prochaient , reçurent des noms empruntés au souvenir
DES ÉTATS-LXIS EE l' AMÉRIQUE SEPTENTRIONALE. 27
de la France; ils admirèrent le Port-Royal et la vaste
nappe de ses eaux , où tous les navires de Venise et de
l'Espa^jnc auraient trouvé un port assuré. Au milieu des
chênes séculaires et des trésors d'une végétation riche
qui embaumait l'air de ses parfums, les prolestans purent
se croire en France ; les armes royales s'élevèrent, comme
titre de possession , au centre de File des Limons, et vingt-
six hommes, composant le novau de la colonie, restèrent
là, sentinelles perdues de l'Europe, chargées de garder
l'Amérique. Charles IX donna son nom à la Caroline,
et ce pays de liherté se trouve encore aujourd'hui sous
l'invocation du monarque de la Saint-Barthélémy.
Au bout d'une année , l'ennui s'empara de ces hommes
que leurs divisions intestines avaient déjà décimés, et
qui, entourés de populations amies, n'avaient pas pu
vivre en paix entre eux. Ils s'embarquèrent pour la
France, furent capturés par un vaisseau anglais, et con-
duits les uns sur les rives de France , les autres à la reine
Elisabeth. En 1564 , une nouvelle tentative eut lieu. Lau-
donnière, accompagné du dessinateur Demorgue, et pro-
tégé par Coligny , dirigea l'entreprise ; trois nouveaux
navires entrèrent dans la rivière Saint-Jean , nommée
alors rivière Mai. Sur ces bords on construisit une nou-
velle citadelle qui reçut encore le nom de Charles ; des
psaumes furent chantés sur la rive, les armoiries de
France y furent élevées. Les indigènes , dans leur con-
fiance et leur douceur d'ame, dans leur ignorance et
leur simplicité, accoururent, placèrent autour de la pierre
monumentale des corbeilles pleines de grains , et exécu-
tèrent des danses sauvages. A leurs mœurs ingénues, com-
parez les mœurs de nos aventuriers , ramassés la plupart
dans les bourgades de France, gens sans aveu, qui espé-
raient qu'en mettant le pied en Amérique ils feraient.
29 HISTOIRE
aussitôt fortune. Non contens des tributs que les naturels
apportaient, ils mirent au pillage les réserves que ces pau-
vres gens avaient faites , et détruisirent ainsi la confiance
qu'on avait en eux ; il fallut employer des punitions sé-
vères pour maintenir l'ordre dans la colonie dont une
partie , lasse de ses propres vices , demanda la permission
de s'embarquer pour la Nouvelle -Espagne, profita de
cette permission pour exercer la piraterie , et se fit battre
et prendre par des vaisseaux espagnols. Quelques malheu-
reux qui échappèrent au combat ne trouvèrent d'asile
que dans le port de la Caroline , et furent condamnés à
mort par Laudonnière. Le courage des colonistes défail-
lait ; ils avaient espéré des monceaux d'or -, ils n'avaient
pas su que le seul avenir d'une colonie nouvelle , dans
un tel pays, reposait sur l'industrie, la persévérance,
l'énergie et le travail. Aussi s'apprôlait-on à quitter le fort
de la Caroline, lorsqu'on aperçut des voiles en mer. C'é-
taient celles de Rigault qui arrivaient de France avec des
munitions , des provisions considérables, de nouveaux co-
lons et toutes les ressources qui manquaient aux habitans
du fort. L'espérance se réveilla dans les ames^ on com-
mençait à oublier , au milieu d'une abondance nouvelle ,
les dangers et les ennuis passés , lorsqu'un nouvel événe-
ment détruisit la colonie naissante.
L'Espagne, qui n'avait renoncé ni à ses prétentions sur
la Floride, ni même à sa prétendue conquête du Canada,
apprit avec une rage, dont la haine religieuse redoubla
l'intensité , que des prolestans français avaient formé un
éla])lissement dans cette région qu'ils regardaient comme
à eux. Mélendez venait d'être nommé gouverneur de ce
grand pays : c'était un homme féroce , déjà condamné
judiciairement, et dont la haine contre les prolestans s'é-
tait envenimée dans les guerres de Hollande qu'il avait
DES ÉTATS-UNIS DE l'aMÉRIQUE SEPTEXTHIONALE. 29
faites. Aux yeux de cet homme, hérétique était synonyme
de criminel. Engagé envers le roi d'Espagne a coloniser le
pavs, il s'apprêta, non seulement à celte œuvre utile, mais
à l'extermination de l'établissement protestant. La ferveur
des Espagnols pour les colonies lointaines se joignit à la
ferveur du fanatisme. Plus de deux mille cinq cents per-
sonnes , prêtres, soldats , matelots , gentilshommes, sui-
virent Mélendez; il aborda, mais non à l'endroit précis
occupé par la colonie qu'il cherchait avec tant d'activité
ou plutôt de férocité. Après avoir donné à un havre le
nom de Saint-Auguslin , il découvrit enfin la flotte fran-
çaise qui se trouvait à l'ancre et qui le questionna sur le
but de son voyage. « Je suis Mélendez, répondit-il, je
viens de la part du roi d'Espagne massacrer tous les pro-
testans ^ je ne ferai grâce qu'aux catholiques. »
La flotte française coupa ses câbles, et fut poursuivie
par les Espagnols. Peu de jours après, Ribault, apprenant
cette insulte , résolut d'aller attaquer les vaisseaux enne-
mis ; une tempête, dispersa sa flotte et la brisa sur les
rochers. Cependant la flotte espagnole, en sûreté dans son
port, avait beaucoup moins souffert : et déjà les soldats
de Mélendez avaient construit les premières huttes qui
servirent de noyau central à Saint-Augustin , la plus an-
cienne ville européenne des Etats-Unis 5 on V voit encore
de vieilles maisons , dont les solives , nues et irréguliè-
res , trahissent une antiquité qui remonte au-delà même
de la colonisation de la Floride. Bientôt les forêts et
les marécages qui séparent Saint- Augustin du fleuve
Saint-Jean furent traversées par la troupe fanatique. La pe-
tite citadelle fut prise après quelque résistance : hommes,
femmes, enfans, furent égorgés 5 deux cents personnes pé-
rirent. Huit ou dix hommes , entre autres Laudonnière ,
Challas et Demorgue, se réfugièrent dans les bois. Que
Si) BISTOIRB
faire ? se livrer aux Espagnols ? « Restons , s'écria Chal-
las, restons à la merci de Dieu ; ces hommes sont sans pitié . »
Quelques-uns voulurent éprouver la générosité castillane,
on les égorgea. Deux ou trois autres trouvèrent un asile
sur le pont de deux petits vaisseaux français qui étaient
encore dans le havre. Sur le sol encore fumant du sang
répandu, on chante la messe, on plante une croix, on
jette les fondemens d'une église. Il s'agit de s'emparer de
ceux qui ont échappé au carnage ^ on leur adresse des pro-
positions de paix , en leur demandant la remise de leurs
armes : ils y consentent : une chaloupe vient les prendre.
A mesure qu'ils débarquent sur le rivage , on leur atta-
che les mains derrière le dos , et on les conduit au fort ,
comme un troupeau à la boucherie. Puis, à un signal
donné au son des trompettes et des clairons , les catholi-
ques implacables se précipitent sur leurs victimes qu'ils
mettent en pièces. On pend aux arbres les cadavres mu-
tilés, avec un écriteau qui porte : Non comme Français ,
mais comme protestans.
L'infâme cour de France, dirigée par Catherine, une
cour perdue de luxure, de férocité et de perfidie , apprit
cette nouvelle avec indifférence. Mais Dominique de Gour-
gues, protestant , soldat gascon, long-tems prisonnier sur
les galères espagnoles , racheté par le grand maître de l'or-
dre de Malte, vendit toutes ses propriétés et aliéna sa
fortune pour équiper trois vaisseaux et venger ses com-
patriotes. Il n'avait que cent cinquante hommes avec lui,
troupe trop peu nombreuse pour occuper le pavs , mais
suffisante pour le dessein que de Gourgues avait formé.
Après avoir pris les deux forteresses espagnoles, il pen-
dit ses prisonniers aux mêmes arbres dont les branches
avaient soutenu les dépouilles sanglantes des Français. Il
écrivit sur l'écriteau qui accompagnait les cadavres : Non
DES ÉTATS-IXIS DE l' AMÉRIQUE SEPTENTRIONALE. 31
comme Espagnols ou matelots , mais comme traîtres ,
voleurs et meurtriers . Là, s'arrêta sa vengeance. Sa cour
le désavoua, et, malgré cette expédition dont le succès
n'eut aucune suite, l'Espagne prétendit encore à la sou-
veraineté totale de rAmérique.
Il était tems que l'Angleterre prit part à cette lutte
lointaine. Le premier qui donna l'impulsion à l'ambition
britannique, et qui la dirigea vers l'Amérique, ce fut
Walter Raleigli , l'élève de Coligny, le contemporain de
L'Hôpital, guerrier, poète, savant, navigateur, ame hé-
roïque et esprit élevé , que la justice inique des bommes
récompensa par la prison et l'écbafaud. Sous Henri YIII,
on avait tenté quelques expéditions dont le but était, soit
d'exploiter les pêcheries de Terre-Neuve , soit de décou-
vrir ce passage au nord-est que tous les navigateurs ont
rêvé. Willougbbv périt dans une de ces expéditions. Mar-
tin Frobisher, navigateur hardi et prudent , fit la même
tentative sans succès. Trois fois il répéta la même épreuve,
toujours suivi de matelots avides qui , comme les Espa-
gnols , croyaient marcher à la conquête des régions où
germe l'or. On ne craignait pas les naufrages , mais seule-
ment de ne pas découvrir les mines que l'on cherchait.
L'avarice s'était créé mille superstitions. Apercevait-on
des araignées , on creusait la terre sous prétexte qu'elles
étaient signes d'argent. Souvent on entassait dans les
cales des vaisseaux cette terre qui , une fois lavée , de-
vait, à ce que l'on croyait, fournir d'abondantes richesses.
Admirez ce mélange de folie et de courage ! On osait s'a-
vancer jusqu'aux régions situées aux bords de la baie
d'Hudson et l'on ramenait en Angleterre des vaisseaux
chargés d'argile.
Enfin, Elisabeth, femme hardie et toujours au niveau
des découvertes de son siècle, pensa à former une colonie
32 HISTOIRE
en Amérique. Quinze vaisseaux partirent, montés par un
brillant équipage composé de jeunes nobles et de marins.
L'idée fixe de tous ces navigateurs était encore de décou-
vrir les trésors cachés des régions polaires. On avait
arrêté que douze de ces vaisseaux rapporteraient les ri-
chesses conquises , et que les trois autres resteraient dans
le pavs pour concourir à la formation de l'établissement.
En mai 1578, la flotte de Frobisher entra dans la baie
d'Hudson, que d'immenses ilôts de glace obstruaient, et
où 1 un de ces vaisseaux périt corps et biens. En vain
chercha-t-il au milieu de ces brouillards et de ces glaciers
l'Eldorado que toute l'Europe avait rêvé. Il parvint, après
mille périls, à jeter l'ancre dans le havre de la Comtesse
de Warwick. Le sol , composé d'une terre argileuse et
noire, séduisit l'avidité des navigateurs, qui en remplirent
leurs navires. L'histoire n'a pas dit de quelle manière
on disposa de ces étranges trésors qui furent rapportés en
Angleterre avec un soin curieux.
Cependant Drake , ancien flibustier , que son métier
avait enrichi , découvrait la partie sud du territoire des
Orégons. Son exemple tenta la plupart des matelots an-
glais, et ouvrit une route brillante à l'exercice de la pira-
terie 5 le commerce et la colonisation n'ont pas d'autre
hase qu'une industrie régulière et patiente. Pendant que
les aventuriers perdaient ainsi leur tems et leur courage
dans des expéditions périlleuses qui flattaient leur espoir
et leur avidité, les pécheurs de Terre-Neuve enrichis-
saient leur pays. Tous les ans, quatre cents vaisseaux par-
taient des ports d'Espagne et de Portugal, de France et
d'Angleterre , pour les pêcheries de Terre-Neuve. Sir
Humphrey Guilbert , beau-frère de Raleigh , influencé
par les conseils de ce grand homme qui l'accompagna dans
son voyage , partit pour fonder une colonie. Sa première
DES ÉTATS-UXIS DE l'aMÉRIQUE SEPTEXTRIOXALÉ. 33
en Reprise fut sans succès. Il repartit en 1583 ; et la reine,
cette reine despotique qui avait le sentiment de tout ce
qui est grand et utile , lui envoya comme cadeau, la veille
de son départ, une ancre d'or tenue par une petite statue
de femme. Après avoir pris possession de la rivière de
Saint-Jean et des environs , il s'avança vers le sud où un
vaisseau périt vers la latitude de Wiscasset. Bientôt après,
le Squiirel, qui suivait le Hiiid , périt à son tour, au
moment où le brave Guilbert , assis sur la poupe , criait
aux gens de l'autre navire : Wayez pas peur! on est
aussi près du ciel sur terre que sur mer.
Cependant Raleigh ne se découragea pas 5 il voulut
coloniser les régions plus tempérées que les protestans
avaient récemment choisies. En avril 1584, Philippe
Amidas et Arthur Barlow se trouvèrent en face des ri-
vages de la Caroline. Après avoir suivi la côte pendant
l'espace de cent vingt milles , ils s'approchèrent de File
"Wocoeken , où après avoir rendu grâce à Dieu , ils célé-
brèrent leur prise de possession. La beauté du pay-
sage, les vignes chargées de grappes abondantes qui se
penchaient et se baignaient dans les vagues de la mer, la
magnificence des bois , la multitude d'oiseaux inconnus et
d'animaux sauvages qui peuplaient ces solitudes ; tout
donnait aux Anglais l'idée d'un nouveau paradis qui les
enchanta , et que l'hospitalité caressante des indigènes
leur rendit plus agréable encore. Une fête leur fut donnée
dans l'ile de Roanoke par la femme de Granganiméo, père
du roi Wingina. Après un séjour de peu de durée, ils
emmenèrent en Angleterre deux naturels du pays , Mantéo
et Wanchese. Au récit de toutes les merveilles qui avaient
étonné les voyageurs, les espérances se ranimèrent et
une seconde expédition composée de sept vaisseaux et
portant cent huit colons parût pour la Caroline. Le gou-
34 HISTOIRE
verneur de la colonie devait être Ralph Lane , militaire
distingué ; sir Richard Grenville commandait la flotte;
on remarquait parmi les aventuriers le peintre With ,
Hariot, grand algébriste , l'historien de l'expédition , et
Cavendish, le circumnavigateur. Le premier acte de cette
colonie fut encore un acte barbare. Un Indien avait volé
une coupe d'argent, Grenville fit brûler un village et dé-
truire la moisson ; ainsi s'annonçaient toujours les Euro-
péens.
Ils inspirèrent une terreur profonde à ces pauvres gens
qui habitaient des cabanes d'écorce, et qui , à beaucoup
de douceur naturelle, à des habitudes agricoles, joignaient
une adresse manuelle très-remarquable. Ils prophétisè-
rent que les Anglais reviendraient un jour, qu'ils tueraient
tous les Indiens et prendraient leur place. La prophétie
s'est réalisée (1). Après avoir découvert une très-faible
étendue de pays, déjà l'équipage découragé songeait à re-
gagner l'Angleterre , lorsque vingt-trois voiles parurent
en mer. Drake venait visiter la colonie. Au Heu de par-
tager leur découragement , il essaya de leur indiquer les
moyens de rendre leur établissement utile et durable 5
mais enfin, il céda à leurs prières, les reçut à bord de
ses vaisseaux et les ramena dans leur pays. Pendant une
année de séjour , ils s'étaient habitués à l'usage du tabac,
délassement favori des Indiens indolens. Ce fut là leur
unique trophée , et l'usage du tabac après leur retour
devint général en Angleterre.
Ainsi se trouvaient déçues toutes les espérances de Ra-
leigh. La fuite de Lane avait été une désertion plutôt
qu'un départ. Qui croirait que sir Walter osa recom-
mencer une tentative si souvent malheureuse? Il réfléchit
(I) VoM'i 11' G*" Xumrro de la r»r.VLE Buitanmoue (juin IS."." }.
DES ÉTATS-UNIS DE L AMÉRIQUE SEPTEXiniONALE. 35
qu'une colonie agricole éUiit la seule qui put prospérer
dans le Nouveau -Monde; il choisit pour son établisse-
ment nouveau la belle baie de Cbesapcake. Plusieurs
familles d'agriculteurs , commandées par Jones White ,
montèrent à bord des vaisseaux de Raleigb , et la reine
Elisabeth , sans consentir à donner un seul schelling
à la nouvelle colonie, voulut bien être regardée comme
sa marraine. On visita Tile Roanoke où Grenville avait
laissé quelques hommes de garnison. Les cabanes étaient
détruites et couvertes de végétations parasites, des daims
sauvages en habitaient les ruines , des ossemens humains
couvraient les champs. La malheureuse garnison avait
été massacrée. Dans l'ile de Croatan, on retrouva Man-
téo , l'ancien ami des Anglais , avec lequel on renou-
vela une vieille alliance, et que, par un étrange caprice
féodal , on investit du titre de baron. Cependant , on avait
acquis peu de prudence: quelques Indiens se présentèrent
avec des intentions bienveillantes , on les prit pour des
ennemis, et l'on tira sur eux. Telles étaient toutes les pré-
mices des colonies européennes. Quatre-vingt-dix-neuf
hommes , dix-sept femmes et deux enfans s'établirent
dans l'ile de Roanoke. Ils craignirent que les renforts
ne leur manquassent , que le gouvernement ne les ou-
bliât , et ils supplièrent leur nouveau gouverneur de par-
tir pour l'Angleterre et de leur ramener des ressources.
Il partit malgré lui , laissant sa fille Eléonore Dare comme
otage entre leurs mains. Peu de tems avant son départ,
elle avait mis au jour le premier enfant européen que
l'Amérique ait vu naître , et que l'on nomma Virginia
Dare.
A son arrivée en Angleterre, il trouva tout le pays
ému par les menaces de Philippe , roi d'Espagne, dont
l'invincible Armada devait envahir les côtes brilanniques
36 HISTOIRE
et venger la religion catholique outragée. Cependant , les
supplications de Whiîe obtinrent l'envoi de deux vais-
saeux dont l'un fit naufrage , et dont l'autre rencontra un
vaisseau de La Rochelle qui lui donna la chasse et le coula.
Les pauvres colons de Roanoke attendirent en vain les
secours qu'ils espéraient, et Walter Raleigh, le patron
de la colonisation , ayant perdu dans ses tentatives réité-
rées plus de quarante mille livres sterling , se trouva in-
capable de continuer cette ruineuse entreprise. En 1590,
dès que White put aller chercher sa fille et sa petite-fille,
l'ile était déjà déserte, une inscription gravée sur l'écorce
d'un arbre portait les mots suivans : lie de Croatan. Il
fut impossible de visiter celte dernière lie , dans une sai-
son de l'année où les tempêtes rendent la mer imprati-
cable. On n'eut plus aucune nouvelle de la colonie, et
Raleigh , qui envoya cinq fois à la recherche de ces mal-
heureux , n'obtint pas plus de succès. Une tradition in-
dienne qui s'est perpétuée jusqu'à ces derniers Icms
rapporte que Manléo , l'ami des Anglais , accueillit les
habilans de la colonie en proie à la disette, et les fit rece-
voir dans la tribu des Indiens Hatteras , dont la physio-
nomie et la conslilulion semblent en effet indiquer le mé-
lange des deux races.
Ruiné par la protection généreuse qu'il avait accordée
aux entreprises maritimes , désolé de leur insuccès , per-
sécuté par le despotique Jacques, Raleigh, dont la sanlé
était détruite et la fortune dissipée j Raleigh , victime de
tant d'injustices et auquel la tardive reconnaissance de
l'Amérique a consacré , pour monument, une ville de la
Caroline du Nord , continua à protéger tous les efforts des
navigateurs que tant de désastres n'épouvanteraient pas.
En mars 1633 , Mathieu Gosnold s'embarqua dans
une simple chaloupe, traversa l'Atlantique, cl en sept
DES ÉTATS-UNIS DE L'AMÉntQUE SEPTENTRIONALE. 37
semaines se trouva clans la baie de Massachussets. Il dé-
couvrit le promontoire qu'il appela le cap Cod , fut le pre-
mier Anglais qui toucha la Nouvelle- Angleterre, et finit
par entrer dans la baie des Buses. La végétation était tou-
jours belle et primitive. Au milieu d'un groupe d'iles ,
dont la principale fut nommée Ile de la reine Êlisa~
heth , on choisit l'emplacement d'une colonie; mais ceux
qu'il avait désignés pour l'habiter craignirent le sort de
leurs prédécesseurs, et refusèrent d'habiter l'ilot qu'on leur
assignait. Martin Pring et Weymoulh leur succédèrent.
Tous s'accordaient à dire que le terrain était fertile et la
nature riante : mais le sort des colons qui étaient venus
mourir sur cette plage effrayait les nouveaux aventu-
riers. Que de victimes en effet, que de cadavres anglais
peuplaient ces rives ! Quelle audace n'a-t-il pas fallu pour
braver les périls inconnus de l'Atlantique ! Et quels étaient
les navires qui le montaient? Des bàtimens de quatre-vingts
à quatre-vingt-dix tonneaux. Celui de Frobisher n'en por-
tait pas vingt-cinq. Les deux vaisseaux de Colomb étaient
sans pont. Deux fois naufragé , ce dernier passa huit mois
dans une ile déserte. Hudson , en lutte avec un équipage
rebelle , fut jelé sur le vaste Océan dans une petite barque.
"VVilloughby mourut gelé. La plupart de ceux qui marchè-
rent sur leurs traces n'échappèrent que par miracle à tant
de dangers. Cependant la Firginie, ainsi nommée par cette
reine amoureuse et coquette qui garda jusqu'à soixante
ans ses prétentions de virginité et ses amans , devait être
colonisée. Un surplus de population fatiguait l'Angle-
terre. Le timide Jacques préférait les guerres théologi-
ques aux guerres meurtrières , et une multitude de sol-
dats et de matelots à la réforme demandaient de l'emploi.
Plusieurs hommes distingués de l'époque, Gosnold, qui
avait déjà tenté l'entreprise, Smith, aventurier d'un rarQ
38 HisTOir.E
ffénie, sîr Ferdinand Gorges, homme riche, Richard
Hakluyt, le premier historien du Nouveau-Monde, ob-
tinrent de Jacques une charte pour la Virginie ; charte
arbitraire , reposant sur le monopole et empreinte de vues
étroites et despotiques. Un conseil siégeant en Angleterre
devait juger tous les différends qui surviendraient. Au
roi restait Tautorité législative , à lui devait appartenir le
résultat pécuniaire de tant d'efforts. Ainsi , les premières
lois données au pavs du monde qui jouit aujourd'hui de
la plus vaste liberté furent des lois tyranniques.
On consacra une année aux préparatifs nécessaires 5
et le 19 décembre 1606, cent neuf ans après la découverte
de l'Amérique, quarante-un ans après la fondation du
premier établissement dans la Floride , trois vaisseaux,
portant cinq cents hommes, firent voile pour la Yirginie.
On était jaloux de Smith, dont le génie et l'activité
avaient conquis cette influence qui leur appartient tou-
jours et partout. Le choix des colons était ridicule -, il y
avait quatre gentilshommes pour un charpentier. Battus
par une tempête, les aventurfers parvinrent à se réfugier
dans la baie de Chesapeake : en mai 1607, après dix-sept
jours de recherches, on s'arrêta au lieu nommé Janies-
towji (ville de Jacques), située à cinquante milles au-
dessus de l'embouchure du fleuve. L'arrivée des colons fut
signalée par ces discordes auxquelles la vanité et la cupi-
dité des Européens les livrèrent toujours en proie dans de
telles entreprises. «Placez, ditMontaignc, deuxEuropéens
ensemble au bout du monde, dans un désert; au lieu de
s'aider, ils se querelleront. » Il y avait déjà rivalité de pou-
voir, ambition , envie. Ce ne sont pas des bases solides
pour les empires. L'instinct des sauvages leur fit prévoir
que l'arrivée des Européens leur serait fatale. « Pourquoi
vous irriter, leur dit Powhaltan ? ils ne vous prennent que
DES ÊTATS-IXIS DE l'aMÊHIQUE SEPTEXTHIOXALE. 39
quelques terres inutiles. » Celait le continent tout entier
qu'ils prenaient -, c'étaient les races indigènes qu'ils allaient
anéantir.
Vers le milieu de juin 1607, le commandant Newport
repartit pour l'Angleterre. Il laissa la naissante colonie
dans une situation misérable ; la plupart des colons périrent
de faim, de froid ou de maladie. Gosnold lui-même suc-
comba. Le président RadclifF manquait d'énergie et de
prévoyance ; il fallut avoir recours à ce même Smith
dont on avait été jaloux. Ce fut lui qui releva le courage
et ranima les espérances des colons 5 lui qui , conciliant
les indigènes , remplit enfin les greniers vides de ses com-
patriotes. Fatigué cependant de leurs conspirations , de
leurs intrigues et de leurs continuelles querelles , il les
quitta , remonta là rivière Chickahomini , s'enfonça dans
l'ihtérieur et fut fait prisonnier par les Indiens. Quelques
hommes qui l'avaient accompagné furent aussitôt mis à
mort-, lui , conservant son sang-froid , tira de sa poche une
boussole , la montra aux indigènes , amusa leur ignorance
de ce spectacle, et leur donnant quelques vagues notions
de la forme de la terre et du mouvement des astres , il les
frappa d'étonnement. Au lieu de le massacrer, on le retint
captif. Il demanda la permission d'écrire à Jamestown 5
et quand les sauvages virent ces caractères, regardés par
eux comme magiques , communiquer au papier la pensée
et les intentions de Smith, leur surprise fut plus grande
encore. Conduit en triomphe de tribu en tribu sur les
bords du Chickhahomini , considéré comme un être supé-
rieur, peut-être comme un dieu , il vit partout les sorciers
des nations hidiennes multiplier les invocations pour sa-
voir s'il était un génie bienfaisant ou un démon funeste.
Smith , dont le caractère était plein de force, restait
calme et grave dans cette épreuve de vie et de mort qui se
40 HISTOIRE
prolongea deux mois. Enfin le conseil s-assembla, et tous
les chefs célèbres du pays s'y rendirent dans leur plus
belle parure. On s'en remit à la décision souveraine du roi
Powhattan. Malgré Tintérèt qu'inspirait Smith et la vé-
nération qu'on avait pour lui, la terreur qui se mêlait à
cette vénération l'emporta 5 on lui rendit tous les hon-
neurs dus à un guerrier brave , il baissa la tète et le to-
mahawk se leva pour le frapper.
Alors s'élança vers le captif une jeune fille indienne ,
Pocahontas, la fille chérie du roi Powhattan -, elle supplia
le conseil d'épargner cet étranger si habile qui pouvait
tout faire , fabriquer des haches pour la guerre , et des
bijoux brillans pour la paix. Les guerriers crurent voir
dans cette intercession le doigt de la Providence ; ils reçu-
rent Smith comme membre de leur tribu , et lui propo-
sèrent de les accompagner dans une expédition qu'ils médi-
taient contre Jameslown. Cet homme, dont la supériorité
de caractère ne se démentait pas, réussit à les dissuader.
Il retourna auprès des colons, chargé des présens et sur
de l'amitié des Indiens.
A son retour Smith trouva la colonie réduite à qua-
rante hommes , prêts à s'embarquer et à déserler. Il étouffa
l'émeute au péril de sa vie. Bientôt cent vingt nouveaux
colons arrivèrent à Jamestown 5 c'étaient des vagabonds ,
quelques-uns orfèvres ruinés , qui donnèrent une direc-
tion fausse à l'industrie coloniale. On ne pensa plus, dit
l'historien de la colonie nouvelle , qu'à chercher de l'or,
à le laver, à le raffiner, à creuser les montagnes et à
sonder les rivières. Smith luttait en vain contre ce pré-
jugé fatal. Il laissa Newport partir pour l'Angleterre sur
un vaisseau chargé de terre inutile 5 quant à lui , avec
une petite chaloupe, il fit on trois mois deux voyages de
près de trois mille milles, remonta jusqu'à la Susque-
DES ÉTATS-UXIS DE l' AMÉRIQUE SEPTEXTniONALE. 4l
hanna, et pénétra dans le havre de Ballimorc. Partout il
liait amitié avec les indigènes. La carte qu'il a tracée , et
qui existe encore à Londres, donne une idée très-exacte
des rives qu'il a visitées. Bientôt soixante-dix nouveaux
émigrés, dont deux femmes, débarquèrent à Jameslown.
Encore des gens inutiles aspirant à une fortune subite,
et accoutumés à l'oisiveté. « Lorsque vous m'enverrez de
nouveaux renforts , écrivit Smith au conseil de Londres,
choisissez-moi, je vous prie, des charpentiers , des labou-
reurs, des jardiniers, des pécheurs , des maçons. Trente
de ces gens-là valent mieux qu'un millier de ceux que
j'ai ici. ))
Il fallut toute la force de caractère de Smith pour
forcer les gentilshommes au travail. La première loi pro-
clamée dans la colonie fut que « quiconque ne travaillerait
pas ne mangerait pas. » En 1 609, on n'était parvenu à cul-
tiver que trente ou quarante acres de terrain. Pour éloi-
gner la famine , il fallut avoir recours à la bienfaisance
des Indiens , qui partagèrent leur blé avec les colons.
Malgré tout ce mauvais succès , TAngleterre rêvait en-
core, non seulement la colonisation, mais une récolte
abondante de trésors américains. L'esprit public favori-
sait ces entreprises. Une foule de malheureux , que l'An-
gleterre ne pouvait nourrir, demandèrent la permission de
s'expatrier, et cinq cents émigrés , montés sur le vaisseau
que commandait l'amiral Xev.port , partirent pour la Vir-
ginie. C'étaient des jeunes gens perdus de dettes , des
banqueroutiers, des joueurs ruinés , des faussaires graciés.
Une nouvelle charte, beaucoup plus étendue que les pre-
mières , avait été accordée à lord Delaware , nommé
gouverneur et capitaine-général de la colonie , et qui , peu
de tems après, devait venir la visiter. Le vaisseau amiral
toucha un écueil des Bermudes et périt 5 une petite em-
42 HISTOIRE
barcation coula bas. Sept vaisseaux seulement atteignirent
le lieu de leur destination.
Smith avait commencé à établir son autorité sur la
troupe turbulente qu'on lui envoyait , lorsqu'un accident,
l'explosion d'un baril de poudre à canon , le mutila. Il alla
chercheren Angleterre les secours de Tartqui manquaient
à la nouvelle colonie. A peine l'avait-il quittée , l'anarchie
s'en empara. Rendons hommage à cet homme vraiment
grand, qui ne reçut , pour prix de ses sacrifices et de son
courage , ni un pied de terre ni une parole de reconnais-
sance. Plus de vingt fois il avait sauvé la colonie. Il est
impossible d'unir à plus d'énergie d'action un bon sens
et une sagacité plus constante. En butte à la jalousie de tous
les colons , il était devenu leur roi par la seule puissance
de sa supériorité. C'était une nature d'homme ferme,
droite, sans artifice , sans crainte , et pleine de ressources.
Il répétait sans cesse aux Anglais : « Vous demandez des
trésors à la Virginie : elle n'a rien à espérer que du tra-
vail. »
Bientôt la colonie imprévoyante dévora son patri-
moine , blessa les Indiens , négligea tous les moyens d'as-
surer son avenir , et fut décimée par la famine. Six
mois après le départ de Smith, les quatre cent quatre-
vingt-dix colons étaient réduits à soixante. Quelle fut la
douleur de sir Thomas Gâte , échappé à son naufrage sur
les roches des Bermudes, lorsqu'il trouva , au lieu d'une
colonie florissante , ces soixante fantômes! Tel était le dé-
sespoir des colons, qu'ils voulaient mettre le feu à la ville
naissante où ils avaient été si malheureux. Lord Dela-
ware eut grand' peine à les ramener. Il fit célébrer une cé-
rémonie solennelle et religieuse pour demander à Dieu
raffermissement de la colonie et la fin de ses misères. A
force de fermeté , il avait réussi à ramener la confiance et
DES ÉTATS-UNIS DE l' AMÉRIQUE SEPTENTRIONALE. 43
l'amour du travail parmi les colons , lorsque sa santé , al-
térée par les fatigues et le climat, le força de repartir pour
l'Angleterre. On commençait à se lasser de cet établisse-
ment toujours détruit et toujours reformé. La Virginie était
un sujet de sarcasme pour les théâtres de Londres. Cepen-
dant , sir Thomas Dale ariivait avec un nouveau renfort et
un code dont toutes les pages étaient trempées dans le sang
humain, et dont Tunique base était la loi martiale. En 1 61 1 ,
sir Thomas Gâte vint à son tour, amenant trois cents émigrés
nouveaux. On avait eu le bon sens de charger son navire
de provisions nombreuses et d'un troupeau de cent porcs
qui fut un bienfait immense pour la colonie. De cette
époque seulement date la colonisation virginienne. Sept
cents hommes composaient l'établissement; on assigna à
chaque homme quelques acres de terrain , mesure indis-
pensable à laquelle on n'avait pas songé , et qui , en fon-
dant la propriété individuelle, activait l'unique ressort de
l'industrie. On vit les colons exécuter en un seul jour pour
eux-mêmes ce qu'ils n'exécutaient pas en trois jours pour
la communauté. En même tems , une nouvelle charte
donnait à la corporation des colons virginiens une forme
démocratique. On lui laissait le soin de discuter ses propres
intérêts 5 et, tandis que l'on crovait s'armer d'une pré-
caution assez forte en se réservant les bénéfices futurs,
on jetait, sans le savoir, les premiers fondemens de l'in-
dépendance américaine.
Vous vous souvenez de cette jeune fille qui s'est déjà
montrée comme l'ange sauveur de Smith , la jeune Poca-
hontas , fille de Powhattan. C'est l'héroïne sauvage des
premiers tems delà colonisation. Frappée de la supério-
rité des Anglais, elle les avait constamment protégés 5
très-jeune à l'époque où elle avait sauvé Smilh, sa beauté
s'était développée avec les années. Un nommé Ai'gall , à
44 msToir.E
la tête d'une troupe de fourrageurs , rencontra Pocahon-
tas, l'enleva, la conduisit à Jamestown et envoya de-
mander sa rançon. Pendant la captivité de Pocahontas ,
les colons furent frappés de sa beauté délicate , de sa grâce
naïve , de sa facilité à apprendre l'anglais. Un nommé
John Rolfe, âgé de vingt-deux ans, pénétra jusqu'à elle,
lui plut et la demanda en mariage. Une ambassade fut en-
voyée au vieux chef Powhattan , qui accepta avec joie ce
moyen de conciliation. Le mariage fut célébré avec une
espèce de splendeur , et la paix fut scellée entre les Eu-
ropéens et les indigènes. Plusieurs tribus se déclarèrent
vassales du roi Jacques. Pocahontas partit pour Londres
avec son mari , et fut reçue à la cour : son élégance natu-
relle, son esprit gracieux et ingénu , et sa beauté que la
teinte brune de sa peau rendait plus piquante sans en
détruire le charme , firent long-tems l'admiration de
Londres, où elle tint sa place parmi les femmes célèbres
du tems , et donna le modèle d'une conduite exemplaire
jusqu'à sa mort.
A peine la colonie anglaise commençait-elle à fleurir,
elle devint usupatrice et envahissante. Les Français
avaient formé un petit établissement à Port-Royal. Ar-
gall, que nous avons déjà nommé, homme entreprenant
et fougueux , surprit et détruisit de fond en comble la co-
lonie française : ce fut le premier acte d'hostilité entre
les Anglais et les Français dont l'Amérique fut le
théâtre : une escarmouche de pirates et de maraudeurs
qui , un siècle plus tard , devait se transformer en
guerre sanglanlo et se renouveler encore pour fonder la
liberté de l'Amérique. Il s'agissait , à l'époque dont nous
parlons, de deux ou trois acres de terre que personne ne
pouvait cultiver.
Déjà les Hollandais s'étalent établis à Mamhattan qui
DES ÉTATS-IMS DE l'aMÉRIQUE SEPTENTRIONALE. 45
leur servait de relâche et de point de dépôt. Argall, à son
retour de l'Acadie, parut au milieu d'eux, les traita
comme ses vassaux , et exigea leur hommage. A peine
avait-il quitté la côte , les Hollandais recommencèrent
paisiblement leur trafic.
Sir Thomas Dale, celui qui avait mis en vigueur la loi
martiale , peut-être nécessaire au milieu de cette colonie
turbulente, avait réglé le partage des terres d'une ma-
nière inégale et injuste, sans doute, mais qui enfin don-
nait aux cultivateurs l'espérance et le droit de devenir pro-
priétaires du sol. Cette répartition sauva la colonie. Peu à
peu la manie des chercheurs d'or se dissipa. On com-
mença par donner à lindustrie une mauvaise direction, on
voulut fabriquer du verre , du savon et de la résine : pour
ces objets, les colons ne pouvaient soutenir la concurrence
des nations des bords de la Baltique. Enfin on songea , en
1615, à la culture du tabac. Le tabac fit la richesse de la
Virginie. Jardins , champs , places publiques , jusqu'aux
rues de Jamestown , tout fut semé de tabac. On se
payait en tabac : c'était le symbole général de la richesse
publique. L'industrie virginienne s'éveilla , et les colons
ne songeant qu'à multiplier leur gain s'éparpillèrent sur
le sol, au lieu de se grouper pour se défendre en cas
d'attaque. Au milieu de cette prospérité, Argall, qui par
ses intrigues et son influence était devenu gouverneur,
abusa du pouvoir que la loi martiale lui conférait et de-
vint tyran. Il réduisait les uns en esclavage, confisquait
les biens des autres , et la colonie opprimée fut obligée
d'adresser une requête à la compagnie de Londres qui
destitua Argall et le remplaça par Yeardlev, homme po-
pulaire et dont l'administration fut bienfaisante et paci-
fique.
Sous son gouvernement , l'Amérique vit poindre la
46 HISTOIRE
première aurore de la liberté législative. La compagnie de
Londres venait de limiter l'autorité du gouverneur par la
nomination d'un conseil chargé de contrôler ses actes. Il
s'assembla pour la première fois, en juin 1619, à James-
town : époque mémorable à laquelle se rapporte , comme
un germe inaperçu , la liberté future du continent améri-
cain. Une fois engagés dans cette route de succès , les
colons ne s'arrêtèrent pas. Edwin Sandys, nouveau tré-
sorier de la compagnie , et qui déjà avait corrigé plus
d'un abus et réformé plus d'une faute , fit partir pour la
Virginie, en une seule année, douze cent soixante-et-une
personnes , entre autres quatre-vingt-dix jeunes filles qui
devaient épouser des colons. L'année suivante , quatre-
vingt-dix autres jeunes personnes partirent à leur tour.
C'étaient des jeunes filles pauvres , mais honnêtes et la
plupart remarquables par leur beauté. Le prix d'une
femme variait de cent vingt à cent cinquante livres de
tabac 5 et l'on décida que de toutes les dettes , celle-là se-
rait payée la première. Quoi qu'il en soit de ce marché qui
paraît étrange , il apporta une grande amélioration dans
l'état de la colonie. L'esprit de famille se répandit de plus
en plus : il est le père de toutes les vertus sociales.
Pour compléter et asseoir la base sur laquelle devait
reposer une colonisation si péniblement commencée, il
fallait encore la liberté civile. Les Virginiens l'acquirent
sous la protection du duc deSouthamptom, ami de Sbaks-
peare, de sir Edwin Sandys et du parti patriote d'Angle-
terre : une nouvelle charte soumit la Virginie aux mêmes
lois qui régissaient l'Angleterre. La libéralité et la justice de
cette charte, dans une telle époque, est digne d'attention
et fait le plus grand honneur à ceux qui l'ont provoquée.
Elle instituait un gouverneur élu par la compagnie, un
conseil permanent élu par elle, une assemblée générale et
DES ÉTATS-UMS DE l'aMÉRIQUE SEPTESTRIOXALE. 47
annuelle composée du conseil et de deux députes envoyés
par chaque plantation. Le conseil exerçait l'autorité lé-
gislative , et le gouverneur avait le droit du 'veto. Les dé-
libérations du conseil devaient être ratifiées par la com-
pagnie de Londres , et celles de la compagnie de Londres
devaient être ratifiées par le conseil. Les cours de justice
étaient régies par les mêmes lois qui gouvernaient celles
d'Angleterre.
Ainsi, le gouvernement représentatif , le jury, l'élec-
tion , tout était consacré. Voilà le vrai berceau de la li-
berté américaine. Honneur immortel à ces deux hommes
qui, vivant sous la loi d'un roi théologien et puérile ,
firent pénétrer dans les institutions du Nouveau-Monde
cette sève d'indépendance que les calamités de leur pays
ne cessaient point de combattre, et qui se développa si
glorieusement.
(North Americaji JRewiew.)
^eaiu-^r(..
PROGRÈS ET DÉCADENCE
PEINTURE EN ESPAGNE.
Quel peuple est plus fier que le peuple espagnol ? Toute
riiistoire porte témoignage de sa fierté 5 mais au milieu
de cette fierté si haute, il est singulier que l'on rencontre
peu de traces d'amour-propre. Le véritable Espagnol ,
l'Espagnol du vieux tems , reste , silencieux et confiant en
lui-même , appuyé sur le sentiment de sa propre force ,
de ses vertus et de sa vaillance. Altier , impérieux , sou-
vent voué à une idée fixe , plein de grandeur dans ses dé-
fauts^ ceux qui veulent le régénérer en détruisant tout
son vieux génie se trompent grossièrement. C'était ce
génie lui-même qu'il fallait régénérer. Dans le drame ,
dans la poésie et dans la peinture, comme dans l'histoire,
l'Espafjnol a quelque chose d'héroïque qui se distin-
gue plutôt ])ar des faits et par des exemples que par des
dissertations critiques et un grand étalage de mois.
Les Italiens, au contraire , doués d'un esprit fécond ,
pénétrant et souple , mais un peu charlataniquc , n'ont
pas eu seulement le don et la facilité des créations artisti-
ques : le talent de se faire valoir leur appartenait avant
tout. Nation intéressante par son éclat , sa verve et sa belle
compréhension de la nature , surtout sous le rapport phy-
PROGRÈS ET DÉCADENCE DE LA PEINTURE EN ESPAGNE. 49
sique ; à peine avait-elle produit des chefs-d'œuvre , elle
les proposait pour modèles à l'Europe entière. Tout grand
artiste était un triomphateur, un valiente uonio. Il y avait
pour lui des couronnes, des fleurs, des médailles, des arcs
de triomphe. C'était un bel élan de lu nation que celui qui
divinisait de leur vivant Raphaël et Michel-Ange. Yoyez-la
recueillir avec soin les plus minces détails relatifs à tous ses
graveurs, à tous ses artistes, à ses plus minces poètes.
C'est ainsi qu'au seizième siècle , l'Italie , centre de lu-
mières, commanda l'admiration de l'Europe. Elleenvovait
des historiens dans tous les pays connus , elle avait des
poètes et des sonnets pour toutes les conquêtes 5 elle avait
des peintres et des sculpteurs pour tous les princes. Si ses
prétentions étaient hautes , le talent varié de ses enfans
justifiait ces prétentions. Elle se parait de tous ses souve-
nirs, de toutes ses ruines 5 elle évoquait toutes ses grandes
ombres-, elle recueillait dans des musées magnifiques
tout ce qu'elle avait de monumens et de chefs-d'œuvre :
métropole du catholicisme, elle invitait les étrangers à ses
fêtes , et le monde entier y accourait. Elle faisait jouir
des productions de ses arts toute l'Europe civilisée.
L'Espagne, au contraire, se renfermant dans ses pro-
pres limites, d'un caractère plus ferme et plus entier , dé-
daignait de se proposer comme type à l'enthousiasme des
peuples. Son plus remarquable chef-d'œuvre littéraire , le
Voji Quichotte de Cervantes , est une moquerie des dé-
fauts même inhérens au caractère espagnol. Sans pré-
tendre, comme les Italiens, relever l'art dramatique,
ressusciter Sophocle et Ménandre et donner les règles du
théâtre à tous les autres peuples, Lope de Vega et Calderon
fournissaient , avec une inconcevable fécondité , des intri-
gues et des sujets de pièces à tous les dramaturges français,
anglais, allemands, italiens même, qui ont paru depuis.
4
50 PROGRÈS ET DÉCADENCE
L'école de peinture espagnole a procédé de la même ma-
nière. Elle est aussi grande , aussi belle , aussi féconde >
nous le pensons du moins, que l'école italienne. Si les
Espagnols cultivèrent les arts , ce fut moins pour faire pa-
rade de leur talent, moins peut-être pour suivre un pen-
chant intime à reproduire la beauté de la forme, que pour
orner leurs églises d'images qui reproduisissent dans toute
son exaltation la force du sentiment religieux , leurs pa-
lais, de tableaux qui perpétuassent le souvenir des exploits
héroïques de la nation. Aussi le sentiment religieux et hé-
roïque est-il peut-être plus vivement prononcé , plus hau-
tement caractérisé dans les tableaux espagnols que chez
les Italiens. Ces derniers , dont le génie pour les arts est
si admirable, se sont peut-être éloignés quelquefois par ce
génie même de la véritable inspiration chrétienne. Il y a
dans le génie de Michel-Ange, comme aussi dans celui
de Dante , quelque chose qui se rapproche du génie gi-
gantesque de l'ancien paganisme. La nudité des figures ,
l'expression à demi voluptueuse des têtes, l'éclat bizarre
des accessoires chez les maîtres de l'école vénitienne ,
tout en excitant la surprise et même lenthousiasme sous
le rapport de la perfection de l'art, s'éloignent assuré-
ment du spiritualisme chrétien. C'est en Espagne que
toutes les têtes de vierge sont idéales , que la spiritualité
catholique domine sans obstacle et sans contre-poids. Il
€st impossible de contempler certaines productions de Ye-
lasquez , de Murillo et de leurs émules , sans que le cœur
le moins porté aux dispositions ascétiques ne se sente ému
d'un sentiment de dévotion qui le surprend malgré lui.
Dans leur littérature , les Espagnols se sont également
distingués par deux talens placés à la limite extrême et
opposée des productions de l'esprit : le génie lyrique , et la
.peinture des m(rurs vulgaiies. D'une part , l'entliDusiasme
DE LA PELML'RE ExN ESPAGKE. 51
le plus ardent et le plus vrai anime leurs grands poètes ly-
riques ; de l'autre, rien n'est plus piquant, plus bur-
lesque et plus bizarre que ces compositions picaresques ,
essentiellement espagnoles , qui ont servi de modèle à
Guzman d yJ Ifaraclie et à Gil Blas. Les louanges de
rëternel et la vie des gueux , voilà , il faut en convenir ,
d'étranges points de rapprochement : à côté de l'exalta-
tion romanesque et religieuse , la bassesse des goûts et
l'intrigue affamée; quel contraste! Mais ne vovez-vous
pas que ce contraste même s'explique admirablement
bien par le caractère et les mœurs de l'Espagne. Le plus
grand homme que ce pavs ait produit n'a du son im-
mense supériorité qu'au talent avec lequel il a su fondre
et combiner ce double caractère. Don Quichotte est che-
valeresque 5 Sancho est picaresque. Dans les chefs-d'œuvre
des peintres espagnols , même observation. Ils excellent
dans ce qu'il y b de plus grand ; ils excellent dans ce quil
y a de plus bas. A coté des vierges vraiment célestes des
grands maîtres espagnols , vous trouvez avec étonnement
des gueux dans leur tanière, des scènes d'ivrognes, de
bohémiens et de bohémiennes^ des meudians en lambeaux,
de vieilles diseuses de bonne aventure , des tableaux d'in-
térieur qui ne rappellent pas la manière flamande , et qui
sont d'une singulière originalité. Au milieu de détails sou-
vent repoussans, c'est une fraicheur, une vie, une cha-
leur, qui surprennent. Le soleil qui éclaire ces tableaux
semble les échauffer; l'admirable relief des figures, la ma-
gie du coloris, la largeur du pinceau, relèvent la vulgarité
desobjets reproduits. Ce n'est pas, commedans les tableaux
flamands, une minutieuse imitation delavie domestique:
une théière peinte en un mois, un panier de carottes au-
quel on a sacrifié une année; c'est le coloris vénitien par-
52 PROGRÈS ET DÉCADENCE
venu à un degré de chaleur plus intense et jetant un vernis
poétique sur de misérables détails.
Ce qui prouve que les Espagnols ont cultivé les arts
pour eux-mêmes , c'est le peu de documens que l'on a sur
leurs peintres et le petit nombre de tableaux espagnols qui se
trouvent à l'étranger. La collection du maréchal Soultest
unique en Europe. Il y a en Angleterre quelques bons ta-
bleaux espagnols , mais qui ne s'élèvent pas à plus d'une
douzaine. Le musée de Paris possède en tout six tableaux
espagnols. Impossible d'arracher aux sanctuaires les chefs-
d'œuvre qui les décorent. C'est dans toutes les villes d'Es-
pagne, dans chaque église, dans chaque cathédrale, dans
chaque couvent, que sont dispersés les plus beaux ouvrages
des Ribera et des Murillo. Au lieu de les trouver renfer-
més dans un musée, ce n'est qu'en voyageant à travers
toute l'Espagne que l'on peut connaître le mérite et la
grandeur de cette école. Ces tableaux sont dispersés à Ca-
dix , à Séville, à Cordoue, à Badajoz, à Grenade, à Va-
lence, à Valladolid, à Madrid et dans les palais royaux.
Chaque tableau , chaque statue , sont devenus des objets
d'adoration attachés à l'autel lui-même , et qu'on ne pour-
rait enlever sans sacrilège. Les artistes ont peu visité l'Es-
pagne, et la plupart de ces grandes compositions n'ont
pas même été reproduites par le dessin et la gravure.
L'impulsion artistique a été donnée aux Espagnols par
les Italiens, qui ont jeté toute TEuropo dans la voie des
arts. Comme les Romains, les Espagnols du moyen-
âge cherchaient à s'illustrer par des actes et non par des
tableaux. Les Italiens de la même époque ne sont pas
sans ressemblance avec les Grecs. « La Grèce captive ,
devenue la maîtresse de son maître , dit un poêle latin ,
porta dans le Latium farouche la culture des arts qu'elle
DE LA PEIXTUHE EX ESPAGNE. 53
pratiquait. » C'est ainsi que l'Espagne conquérante alla
puiser aux sources italiennes le goût de la peinture et de
la sculpture. On vit des hommes tels que Diego, Hur-
tado de Mendoza , ambassadeurs en Italie ou chargés de
gouverner les cités conquises avec la rigueur et la sévérité
qui ont toujours caractérisé les maîtres espagnols , em-
plover leurs loisirs à pénétrer dans le génie littéraire
du pavs vaincu , à s'imprégner de ce génie. Les biblio-
thèques d'Italie firent l'éducation de cette nation guer-
rière , qui s'était emparée de Naples et de la Sicile , et qui
menaçait toute la Péninsule italique. Une multitude de
manuscrits précieux enrichirent les couvens espagnols.
Des hommes qui avaient toujours porté la cuirasse et ma-
nié l'épée apprirent de Pétrarque l'art de rimer des vers
amoureux. Le génie poétique espagnol , originairement
énergique et dévot, mais privéde raffinement et d'élégance,
changea de forme, lorsqu'un jeune soldat, Garcilaso de la
Yéga , qui mourut à trente ans , eut importé dans son
pays la mélancolie plaintive et la douceur élégiaque des
chantres italiens. C'était précisément là l'effet que la Grèce
avait produit autrefois sur Rome victorieuse. Le génie
poétique des Romains, tel qu'on en retrouve encore des
traces rares dans Lucrèce , génie religieux , agricole, rus-
tique et guerrier, céda à l'influence de la supériorité
grecque et s'amollit, se polit, se façonna pour devenir ce
qu'on l'a vu sous la loi de Virgile et d'Ovide. De même
l'esprit espagnol , essentiellement profond et sévère, subit
une métamorphose commandée par le contact des mœurs
italiennes 5 en échange de la force et de l'originalité qui
le distinguaient , et dont il perdit une partie , il acquit de
la grâce , de l'élégance , et le sentiment exquis du goût.
Un caractère plus oriental , plus méditatif à la fois et plus
ardent sépare les Espagnols des Romains, Ces derniers ,
64 PROGRÈS ET DÉCADENCE
hommes tout politiques , nés pour le camp et le sénat , dé-
daignaient et repoussaient les arts que leur république pri-
mitive reléguait parmilesarausemens indignes de l'homme.
Le catholicisme espagnol, au contraire, devait tôt ou tard
favoriser le développement des arts. Les Romains , sans
le secours des Grecs, auraient créé de grands ouvrages
d'utilité publique, des aqueducs, des ponts, des amphi-
théâtres, des grandes routes magnifiques. Jamais ils
n'eussent pensé à couler le bronze , à tailler le marbre , à
couvrir le canevas ou les lambris de leurs édifices de splen-
dides images. L'art , proprement dit , n'était pas utile à la
vie publique, et c'était surtout à l'utile que les Romains
vouaient un culte.
En Espagne au contraire, même sans le secours de l'Ita-
lie , il aurait bien fallu que les arts vinssent à germer tôt
ou tard. Navarette, Zurbaran , Murillo . ne sont pas des
imitateurs patiens de Titien ou de Rubens. Ce n'est pas
comme à Rome, à force de travail et en copiant servile-
ment le modèle, qu'ils ont créé leurs chefs-d'œuvre. Un
caractère tout particulier, tout national, les distingue; on
ne peut s'y méprendre ; c'est le ciel de l'Espagne, c'est le
soleil de l'Espagne , ce sont les mœurs espagnoles. Sans
doute les Italiens furent leurs maîtres ; ils reçurent de
l'Italie mille leçons utiles , quant à la ])arlie technique
et matérielle de l'art. Sous l'aile des Raphaël et des Ti-
tien , les progrès de la peinture espagnole furent plus ra-
pides que s'ils eussent été leurs propres maîtres. Ils durent
à l'Italie des exemples et des préceptes : ils ne durent leur
génie qu'à eux-mêmes et au caractère national.
L'époque où les Espagnols s'allièrent à Tllalic d'une ma-
nière intime, était grande et féconde. Un petit peuple de
guerriers sans nom venait, par l'union de la Castille et de
l'Aiagon et par la conquête du dernier royaume maure , de
DE LA PEINTURE EX ESPAGNE. OO
s'élever au rang des nations indépendantes. La même année
vit la croix clirélienne dominer l'Alhambra, traverser l'At-
lanlique et conquérir un nouveau monde. Les trésors du
Mexique s'offraient à 1 E5j)agne, pendant que ses conquêtes
en Italie lui ouvraient la carrière des arts. Les philosoplies
ont observé que la plus {grande partie des richesses nou-
vellement acquises avaientété se perdre dansles coffres du
clergé-, cela est vrai. Ils ont dit aussi que Tesprit exclusi-
vement catholique et monacal de cette contrée a du
rétrécir la sphère, borner les efforts et éteindre Tenlhou-
siasme des artistes espagnols. Nous admettons en effet que
les sujets sacrés ont envahi la presque totalité des travaux
exécutés en peinture, en architecture et en sculpture;
sous le rapport de l'économie politique , et peut-être aussi
de la morale privée , nous ne contesterons pas la fatale
prépondérance contre laquelle les penseurs du dernier
siècle se sont élevés si fortement. Mais quant à l'effet dé-
létère de cette prépondérance sur les arts, nous en dou-
tons beaucoup. La grande peinture, la peinture historique
ne prospère que sous la protection des grandes corporations
assez opulentes pour récompenser dignement l'artiste,
assez puissantes pour l'honorer, propriétaires de palais et
de temples où ses chefs-d'œuvre apparaissent dans tout
leur éclat. C'est la force du clergé au moven-àge qui a fait
les cathédrales gothiques ; jamais prince n'en fût venu à
bout. Voyez ce qu'est devenue la peinture historique en
Angleterre; ses particuliers si riches, son aristocratie qui
possédait tant de trésors , n'ont jamais pu lui donner une
existence convenable. L'art s'est rétréci , on a fait le por-
trait et le paysage pour satisfaire aux jouissances indivi-
duelles ; la peinture a donné à ses œuvres la forme , la
dimension et l'importance qu'exigeait la place qu'elle de-
vait occuper. Les fresques du Vatican , les merveilles pit-
56 PROGHÈS ET DÉCADEÎCCE
toresques dont l'Italie est semée, celles d'un autre ordre
et d'un mérite presque égal qui remplissent les cathédrales
espagnoles , sont écloses sous l'influence protectrice de ce
haut clergé, dont la domination effraie encore les esprits.
Jusqu'au seizième siècle, il est hien difficile de fixer
avec précision l'état de la peinture en Espagne ; cependant
dès l'année 1291, au milieu des guerres civiles suscitées
par les maisons de Haro et de Lara , Rodrigo Estevan est
peintre du roi Sanche IV. Quel était son talent? quel
était son style? c'est ce qu'il est bien difficile de décider
aujourd'hui. Pendant près d'un siècle , l'histoire ne
fait mention d'aucun autre artiste. En 1376, le maître
Jaymes Castavls exécute les statues de la façade princi-
pale de l'église de Tarragone. Peu de tems après, Hen-
riqueet Hernan Gonzalez ornent de statues les magnifiques
tombeaux de la cathédrale de Tolède. Vers le commence-
ment du quinzième siècle, les arts se développent avec
plus de force-, l'architecture et la sculpture, étroitement
alliées depuis que la religion catholique a créé ses
belles cathédrales , marchent ensemble d'un pas égal et
rapide. On compte jusqu'à vingt-trois artistes qui travail-
lent aux ornemens de la rathédrale de Tolède. Bientôt
on fait venir des peintres étrangers sous les règnes turbu-
lens mais brillans de Juan P' et de Juan II. Gérard
Slarnina etDello, tous deux élèves d'Antoine Veneziano,
sont anoblis. S'il faut en croire Vasari , Starnina ,
homme grossier et sans éducation , apprit en Espagne les
bonnes manières et le ton d'un gentilhomme. Dello est en-
core plus célèbre; il commença par s'occuper de la sculp-
ture , fit ensuite des tableaux de petite dimension et fut
très-honoré en Espagne , où Juan II lui conféra l'ordre de
chevalerie , et lui permit de retourner à Florence pour y
jouir de la réputation et des richesses qu'il avait acquises,
DE LA rEIXTlT.E EX ESPAGNE. 67
L'histoire du vaniteux Dcllo, telle que la rapporte Vasari,
est vraiment curieuse. Il voulait que le sénat de Florence
sanctionnât le titre que le roi d'Espagne lui avait conféré ,
et même il exi(jeait que son investiture se fit avec une so-
lennité toute spéciale. Sans attendre la réponse du sénat ,
que d'aussi hautes prétentions devaient étonner, il quitta
l'Espagne , et de retour à Florence , il y fit une entrée
presque triomphale, monté sur un cheval que recouvrait
une housse de pourpre , et vêtu lui-même de brocard
d'or enrichi de pierreries. Il avait été pauvre apprenti
dans la même ville , et quelques-uns de ses camarades le
reconnurent en passant. Ce fut alors un bruit de huées,
un concert de sifflets qui le poursuivirent jusque dans sa
demeure. Les compagnons de sa jeunesse et de sa pauvreté
ne lui pardonnaient ni son opulence, ni son orgueil. Forcé
de quitter Florence pour l'Espagne, il revint mourir à
Madrid où il est enseveli. L'humiliation qu'il avait subie
ne l'avait pas corrigé ; jusqu'à ses derniers jours il ne se
mit à l'œuvre, et ne peignit ses tableaux qu'ayant devant
lui un tablier de brocard. Ornemaniste distingué, ce fut
lai qui décora l'intérieur de la plupart des palais, où il
introduisit le premier la manière et le goût italiens.
L'admiration qu'on eut pour lui prouve le peu de progrès
des arts à celte époque. Le stvle des ornemens était déjà
très-précieux , très-recherché , très-délicat dans le moyen-
àge; et Dello semble plutôt avoir continué et amélioré ce
style, qu'avoir opéré une révolution dans la peinture. Le
même genre de mérile appartient à maitre Rogel, flamand,
célèbre pour avoir décoré de j)einlures très-finies et bril-
lantes un oratoire des chartreux de Miraflores. Leur
contemporain, maitre Georges Inglès, sans doute an-
glais de naissance , comme son prénom semble l'attester,
brilla auprès d'eux sans les éclipser j ce fut lui que le
68 PROGRÈS ET DÉCADENCE
marquis de Santillane chargea de peindre le maitre-autel
de son hôpital de Buytrago. Au-dessus du maître-autel
devait se trouver le portrait du marquis, et l'on ne peut
trop regretter le hasard ou l'incurie qui ont fait dispa-
raître ces ouvrages, si précieux comme portraits et sous le
rapport de l'histoire de l'art. On a conservé un hien petit
nombre de ces antiques productions; Séville possède en-
core quelques peintures de Juan Sanchez de Castro et de
son élève Juan Nunez.
Pour se faire une idée des efforts et du talent des ar-
tistes de cette époque , il faut les voir réunis sous le pa-
tronage d'un chapitre ecclésiastique , concourir à l'orne-
ment d'une cathédrale, tous animés du même sentiment
pieux, confondant leurs noms et absorbant leur gloire
personnelle dans la grande idée qui les occupe. En 1500,
dix-huit artistes sont occupés à décorer le maitre-autel
de Tolède sous la direction du chapitre de la même église.
Il y reste encore des fragmens de peintures admirables qui
rappellent, pour le stvle, les compositions simples, bien
senties, mais un peu raides , du Pérugin. Soit qu'on les
attribue à Juan de Borgona ou à Pierre Berruguelte, elles
sont très-remarquables de pensée et d'exécution. Quel-
ques petits villages qui , pendant les troubles de la guerre
et le laps des siècles, ont conservé précieusement leurs
vieux tableaux d'autel, offrent aujourd'hui même les
débris curieux de ces anciennes peintures. Ainsi, on ad-
mire à Mobk'do de Chevala, petit hameau voisin de l'Es-
curial, un tableau de Rincol, élève, à ce qu'on croit, de
Dominique Ghirlandaio -, l'un des premiers qui s'affran-
chirent de la sécheresse et de la froideur gothi([ue , pour
étudier , dans la nature , la rondeur des formes et les phé-
nomènes de la perspective.
L'artiste alors n'était , à proprement parler, qu'un ou-
DE LA PEINTLT.E EX ESPAGNE. 59
vrier de Téglise; on exi;^eaitde lui qu'il fût doreur, cise-
leur, sculpteur. Le tableau qui sortait de son pinceau
n'était jamais isolé des autres ornemens du maitre-autel ;
il fallait que le cadre et la peinture , les ornemens et le
fond fussent exécutés par la même main. Cependant l'art
italien ne cessait de suivre une route progressive. Les Al-
lemands, de leur coté, ayant à leur tête Albert Durer et Hol-
bein, cherchaient une imitation de la nature plus stricte ,
plus immédiate, jilus minutieuse. Les rois d'Espagne, dont
la puissance était gigantesque , n'oublièrent rien pour fa-
voriser l'essor des arts dans leur pavs. Les plus illustres
étrangers, François Pisan , Jérôme Bos , enfin le grand
Titien , reçurent des encouragemens et des commandes de
la cour et de l'église espagnoles. Fernando Gallego imita
Durer de si près , que le peintre français Lebrun ne put
décider si un oratoire peint par le premier de ces ar-
tistes n'était pas l'œuvre du second.
Nous retrouvons en Italie, dans cette grande école des
arts, beaucoup de peintres espagnols : entre autres Alonzo
Berruguette , l'un des élèves de Michel-Ange , et que
Charles-Quint choisit pour peintre etsculpteur delà cour.
Le premier, Berruguette, importa en Espagne le stylegran-
diose de sculpture et les larges masses architecturales de
Michel-Ange. Avec lui commence une nouvelle époque
dont l'Alcazar deGrenade , construitpar ordre de Charles-
Quint, offre un exemple intéressant. Les ornemens y abon-
dent , sans cette surcharge de mauvais goût qui déparait
autrefois les édifices. Les détails sont italiens, et l'ordon-
nance générale est gothique. Les connaisseurs espagnols
ont donné à ce genre le nom de plateresque , stvle de
joaillerie , expression singulière qui rend assez bien l'as-
pect général de cette architecture. Le chœur de la ca-
thédrale de Tolède dont les sculptures en bois ont été des-
60 rROGRÈS ET DÉCADENCE
sinées par le même artiste , sont un modèle de ce genre.
On serait tenté de croire que la fierté des Hidalgos devait
regarder la profession des arts comme indigned'eux. Cepen-
dant, le troisième fils de don Diego de Guevara, don Felipe,
destiné par sa naissance aux plus hautes fonctions, se livre
tout entier à la passion que lui avait inspirée l'art de pein-
dre. Comme il accompagnait son père à Bologne , il y fit
la connaissance de Titien, qui lui donna les premiers prin-
cipes de son art. Non seulement il se distingua comme
peintre, mais comme critique. Ses commentaires sur la
peinture ont été publiés à Madrid par Ponz-, il ne reste
d'ailleurs aucun tableau de lui ^ l'histoire rapporte qu'il se
battit avec bravoure devant Tunis.
Parmi les artistes étrangers qui influèrent par leurs
travaux et leurs exemples sur l'école espagnole, citons
encore deux Flamands : François Frutel et Pierre de Cam-
pana, élèves assez habiles des écoles romaine et vénitienne.
Le fameux Murillo avait coutume de se mettre à genoux et
de prier devant une descente de croix peinte dans la cathé-
drale de Séville par Campana. Un soir qu'il y était resté
trop long-tems, le bedeau, qui voulait fermer les portes, lui
frappa sur l'épaule : « J'attends, dit Murillo en se rele-
vant , que ces saints hommes aient fini leur prière. »
-Le goût italien pénétrait de toutes parts en Espagne.
Un artiste, Louis de Vargas, après avoir passé vingt-huit
ans en Italie, rapporta dans son pays un goût si complè-
tement modelé sur celui de Raphaël et de Perino del Vaga
•que l'on serait tenté de lui reprocher cette complète as-
similation (pii lui enlève tout caractère national. Nous ne
sommes point partisans de ce développement factice qui
détruit la nationalité et qui confère à un peuple, au moyen
d'une éducation artificielle, tous les caractères d'un autre
peuple. Cependant Louis de Vargas que l'on doit classer
DE LA PEINTURE EN ESPAGNE. 61
parmi les peintres italiens plutôt que parmi les peintres
espagnols , occupe une belle place dans l'histoire de l'art
moderne. Il possédait à un haut degré la science des rac-
courcis. On rapporte que l'un des élèves de Michel- Ange,
Pierre de Alesio , romain , avait été chargé de peindre un
Saint Christophe dans la cathédrale de Séville où Vargas
peignait Adam et Eve. Le relief singulier de la jambe
d'Adam parut si remarquable au peintre italien, qu'après
avoir fini son Saint Christophe, il s'écria : Fia vale la
tua gamba que clie il iiiio San Cristoforo. « Ta jambe
vaut mieux que mon Saint Christophe. » Quand même
il faudrait reléguer cette petite anecdote parmi les contes
nombreux qui se sont mêlés à la biographie des peintres ,
le tableau, qui a conservé le nom de la gamba, mé-
rite les éloges des contemporains et ceux des connais-
seurs , qui cependant désireraient qu'une exposition
meilleure leur permit d'en apprécier tout le mérite.
Le maître-autel représentant la naissance du Christ,
par le même artiste , est vraiment admirable : malheu-
reusement Vargas a souvent peint à fresque , et le tems ,
l'humidité, le défaut de soin ont anéanti la plupart de
ses productions. Celui de ses ouvrages qui est le mieux
conservé décore l'autel d'une des cahpelles latérales de
Sainte-Marie-la-Blanche. Le Sauveur est représenté mort
entre les bras de sa mère , sous les yeux de la Madeleine ,
de saint Jean et de quelques autres personnages. Tout est
simple et naturel dans cette composition qui forme le
contraste le plus parfait avec le style recherché , tour-
menté, des écoles modernes. Ce sont bien la langueur et la
pâleur de la mort , la sérénité douloureuse du Christ sa-
crifié, et le religieux désespoir de ses disciples. Vargas a
laissé un souvenir presque sacré de douceur d'ame , de
sentimens pieux ^ de bonté de caractère. On trouva dans
$3 PROGRÈS ET DÉCADENCE
son atelier, après sa mort , un cercueil qui lui servait de
lit, preuve d'humilité et de mortification chrétienne qui
fut hautement louée par ses contemporains. « Que pensez-
vous de cette œuvre , lui demanda un mauvais sculpteur
en lui présentant un crucifix qui, par sa détestahle exé-
cution, semblait plutôt une caricature qu'un portrait du
Sauveur des hommes. « Pardonnez-leur , Seigneur , s'é-
cria A'argas , car ils ne savent ce qu'ils font. » Ses ou-
vrages sont extrêmement rares, même en Espagne. La ga-
lerie de Madrid n'en possède pas un seul ; le duc de Dal-
matie est possesseur d'un Christ au jardin ; M. William
de Séville , d'une Sainte-Vierge , qui sont incontestable-
ment de lui. On en voit un autre dans la galerie du palais
d'Esterha^y, à Vienne.
Après Vargas, il faut citer Alonzo Sanchez Coëllo, qui,
né dans la province de Valence vers le commencement du
seizième siècle, accompagna Antonio de Moro à Lisbonne,
et y demeura quelque tems, sous la protection de don
Juan qui avait épousé la fille de l'empereur Charles-
Quint. La carrière de Coëllo fut brillante; et Philippe II
le choisit, moins pour son peintre de prédilection que pour
son ami intime. La froideur hautaine qui caractérisait ce
monarque et l'étiquelle sévère de sa cour cédèrent à l'in-
fluence de l'art et à la supériorité de l'artiste. Il plaça son
peintre, ditPacheco, dans une belle maison aliénante au
palais, maison dont le roi avait la clef, et dans laquelle il
pénétrait souvent à l'improvisle, se plaisant à surprendre
le peintre au milieu de sa famille, pendant ses repas ou
dans son atelier. Il ne lui permellait ni de se lever pour
le recevoir, ni de suspendre son travail. Jamais il ne lui
écrivait qu'en plaçant sur l'adresse la suscriplion sui-
vante : ^ mon trcs-airné fils, uilonzo Sanchez Coëllo.
Comme peintre de portrails , Coëllo mérite celte haule
DE LA PEIMIRE E-N ESPAGNE. 63
estime. Rien de plus intéressant que le portrait de 1 in-
fortuné don Carlos , qui se trouve dans le Musée royal
de Madrid. Le malheureux fils du sévère Philippe II y est
représenté velu de drap d'or, une main dans la ceinture
et une autre sur le pommeau de son épée. Sa ressemhlance
avec son père et son aïeul est frappante, et il est impos-
sihle de trouver dans celte physionomie expressive le
moindre indice de l'idiotisme que les historiens lui ont
imputé. Le plus beau portrait qui soit sorti du pinceau
de Sancbez est certainement celui du père Siguenza ,
ami de Fartiste et qui se trouve dans la cellule du prieur
à l'Escurial. Comme Sanchez Coëllo , Gaspard Becerra
voyagea beaucoup ; mais ce fut en Italie qu'il puisa les
principes de la sculpture , de l'architeclure et de la pein-
ture. Protégé par Philippe II, il avait, pendant son séjour
à Rome, fourni les dessins du grand ouvrage anatomique
de Jean de Yalverde. Il se distingua surtout comme sculp-
teur.
doublions pas Juan Fernandez Navarette, sourd-et-
muet, qui, si la tradition mérite quelque croyance, étu-
dia dans la maison du Titien. Ce qui nous reste de ses ta-
bleaux semble appartenir, non à l'école vénitienne , mais
à l'école florentine ^ c'est le même ton de couleur, le même
agencement de draperies, le même système de composi-
tion et le même style de dessin. Philippe II, dans son
admiration pour cet artiste, lui assigna une pension de
400 ducats.
ylbrahani recelant les Anges, magnifique tableau de
Navarelle , qui, par l'opposition de l'ombre et de la lu-
mière et la vigueur du ton, caractérise merveilleusement
l'école et le talent de son auteur, se trouve aujourd'hui
dans la galerie du duc de Dalmalie. Les moines de l'Es-
curial ,pour lesquels le peintre travaillait habituellement.
64 PROGRÈS ET DÉCADENCE
avaient conclu avec lui un traité bizaiTC, dont les conditions
que nous allons rapporter peuvent donner l'idée de l'in-
fluence que la religion exerçait alors sur les arts, et des en-
traves que cçs derniers acceptaient sans se plaindre. Na-
varetle s'engagea à exécuter trente-deux peintures pour
l'église, dont cinq de treize pieds sur neuf , et vingt-sept
de sept pieds et demi sur sept pieds un quart. Il était
stipulé que Navarette ne représenterait que des saints, des
saintes, et ne se permettrait d'introduire aucun person-
nage comique, encore moins un animal, dans les tableaux
commandés. Il lui était arrivé de placer un combat de
chiens dans le coin d'un tableau représentant la sainte
famille , et la vérité même , l'énergie, et la franchise de
son pinceau distrayant l'attention des novices, avaient
causé du scandale dans la congrégation. Il était stipulé en
outre que le roi approuverait toutes les figures ; que si le
peintre pouvait se procurer le portrait authentique des
saints, il le copierait exactement et qu'il ne s'aviserait
pas de représenter deux fois le mémo personnage sous
deux formes différentes. Chacun de ces tableaux devait
lui rapporter deux cents ducals. Il ne vécut pas assez
pour terminer sa gigantesque entreprise. Les huit pre-
miers de ses tableaux représentent les douze apôtres et les
quatre évangélistes : pour le grandiose des physiono-
mies il se rapproche de Fra - Barlolomeo , et de Ti-
tien pour la beauté du coloris. Ln jour, Philippe II ayant
fait cadeau d'un tableau du Titien aux moines de l'Escu-
rial, et apprenant que sa dimension ne convenait pas au
réfectoire auquel on l'avait desliné, donna devant Nava-
rette l'ordre de mutiler le tableau par les quatre côtés, de
manière à le faire tenir à la place que les moines voulaient
qu'il occupât. Navarelte, comprenant par les gestes de
ceux qui l'entouraient l'intention barbare et ridicule du
DE LA PEINTURE EN ESPAGNE. 65
prince, s'élança, demanda grâce par signes pour le chef-
d'œuvre de Titien , et exprima par sa pantomime qu'il
était prêt, même au péril de sa tête, à exécuter une
copie du tableau en le réduisant un peu. Ce grand artiste
mourut à Tolède en 1579, et nous sommes tout-à-fait
de l'avis du père Siguenza qui dit qu'un voyage à l'Escu-
rial, entrepris uniquement pour voir ses tableaux, serait
digne d'un artiste et d'un amateur. Une des plus intéres-
santes productions de Navarette orne la galerie du duc de
Lansdowne. On y voit l'héroïne des Communes , la veuve
de Pacheco , dona Maria, montée sur une mule et revêtue
de grand deuil , parcourir les rues de Tolède pour réveil-
ler par sa présence l'énergie patriotique des habitans dé-
sespérés.
Le nom de Louis Morales le Dwin (el Divino) a été
souvent répété, non seulement en Espagne, mais dans les
pays étrangers. C'est surtout par l'expression qu'il est re-
marquable. Cette expression, il faut le dire, est quelquefois
exagérée, et nous ne croyons pas qu'il mérite entièrement
le haut degré de réputation qu'il a conquis. Morales ,
homme d'un grand talent, nous semble avoir outré, d'une
part , l'énergie; de l'autre, la délicatesse et le fini. Chacun
des cheveux de ses têtes est caressé par son pinceau 5 la
physionomie de ses vierges rappelle le Parmesan ; et par la
dégradation habile de ses couleurs et l'emploi des tons
sombres , il se rapproche de l'école lombarde. On admire
surtout ses Ecce Homo. Il est impossible d'exprimer la
douleur avec une force plus poignante ; mais selon nous,
celte douleur n'est pas divine 5 il y a là une résignation
trop abandonnée , trop timide , trop humaine. L'expres-
sion matérielle de la douleur n'est pas tout ce qu'exige
une pareille œuvre. Demandez aux peintres italiens com-
ment ils ont su concilier l'agonie du Christ devenu
XI. 5
66 PROGRÈS ET DÉCADENCE
homme , et la grandeur de Dieu qui expire pour racheter
le genre humain.
Peu de tems avant l'époque de sa mort, arrivée en 1 586,
Philippe II revenant de Portugal, rencontra l'artiste dans
les rues de Madrid , et l'arrêta en lui disant : « Morales,
tu es bien 'vieux l — Oui , répondit Morales , et bien
pauvre. » En effet , dans la distribution des faveurs que
le roi avait faites aux peintres, Morales avait été oublié.
Une pension de trois cents ducats lui fut assurée.
Dominique Théotocopouli , surnommé le Grec , appar-
tient, malgré son nom, à l'école espagnole. La tradition le
donne pour élève du Titien , et son style se rapproche
assez de ce maître pour prouver la vérité de la Iradilion.
En 1577, il habitait Tolède et travaillait à son admirable
tableau le Dépouillement du Chiist , que l'on voit au-
dessus du maitre-autel delà sacristie. Le vêtement pourpre
dont le Christ est revêtu , non seulement attire les regards
sur le centre et le principal personnage du tableau , mais
jette un reflet éclatant sur tous ses groupes et leur prêle
une harmonie merveilleuse. On voit dans l'église de Saint-
Thomas de la même ville un autre chef-d'œuvre du
même maitre. Le sujet en est étrange et repose sur une
tradition antique. On voit l'intérieur de la chapelle , une
tombe ouverte , et beaucoup de seigneurs en grand deuil
auprès d'un cadavre. Dans le ciel qui s'ouvre tout rayon-
nant de flammes célestes, apparaissent saint Augustin et
saint Etienne qui , selon la légende , viennent rendre hom-
mage au mort, et pour prouver l'estime qu'il leur inspire,
s'emparer de son cadavre qu'ils s'apprêtent à déposer dans
le tombeau de leurs mains bienheureuses. L'effet général
de celte composition est sui)lime. La plupart des person-
nages qui composent les groupes inférieurs sont des por-
traits. Il y a de singulières inégalités dans ses ouvrages ; et
DE LA PEINTURE EN ESPAGNE. 67
quand il se néglige , on est étonné de le voir redescendre
au niveau des artistes les moins habiles : mais aussi les
belles parties de ses tableaux le placent sur la même
ligne que les Titien et les Tintoret. Il mourut très-âgé à
Tolède , en 1625 , après avoir fait école.
Le chef de l'école de Valence, Vincent Joannès, mérite
d'être cité. Sa manière raphaëlesque offre un reflet assez
exact de la vieille école italienne. Né en 1523, Joannès
mourut en 1579. On regrette que l'imitation du Pérugin
et des vieux peintres d'Italie aient usurpé dans ses ta-
bleaux la place que le caractère spécial de son génie aurait
du occuper. La solennité calme de ses figures du Christ,
la grâce simple de ses portraits , la belle disposition de sa
Cène que l'on admirait au musée de Paris , et que la
France a rendue à l'Espagne en 1815 , justifient l'enthou-
siasme avec lequel Palomino parle de cet artiste. Nous
préférons encore à ces tableaux le Man.jre de saint
Etienne parle même auteur. Il se compose de six tableaux,
dont cinq exécutés de sa propre main , et un seul exécuté
d'après ses dessins par un de ses élèves. Celui qui repré-
sente le saint conduit au supplice nous a surtout frappé.
Une populace furieuse entoure lemartvr; elle s'enivre
d'avance du sang qu'elle va verser 5 le saint reste calme et
impassible. Auprès de lui , le chef des persécuteurs ,
homme fanatique , mais non cruel , marche d'un pas tran-
quille, d'un air sombre, grave et douloureux. C'est une
belle idée, un coup de maître, d'avoir établi cette profonde
différence entre la férocité aveugle de la populace et
la résolution du fanatique chez lequel une conviction
fausse mais ardente fait taire les sentimens de l'humanité.
Joannès avait-il étudié cette scène dans la nature ? L'avait-
il empruntée à quelqu'un des nombreux auto-da-fé dont
68 PROGRÈS ET DÉCADENCE
l'Espagne était le théâtre ? Quoi qu'il en soit, Poussin lui-
même a eu peu d'idées plus philosophiques.
PhiUppe II , sur ses derniers jours , appela beaucoup
d'artistes italiens en Espagne. L'objet de tous ses désirs
dans sa vieillesse, ou plutôt d'une passion véritable, c'était
l'embellissement de l'Escurial. Dans cet étrange monu-
ment , la sévérité du génie monastique s'allie à la magni-
ficence royale , avec une bizarrerie et une grandeur qui
caractérisent bien ce monarque. Souvent, pendant la
construction de l'édifice, il s'arrêtait sur le penchant
de la montagne voisine , et assis sous les chênes sombres
qui la couvrent , il observait le travail des ouvriers. Dès
que la dernière pierre fut placée, il alla s'asseoir dans le
chœur avec les moines , et chanta la messe avec eux. Ce
fut là qu'on vint lui apprendre la victoire de Lépante.
Pendant sa dernière maladie , il se fit placer dans la tri-
bune royale , et les yeux fixés sur le grand autel, pendant
que l'orgue retentissait et que les solennités catholiques
s'accomplissaient sous ses yeux, il mourut dans l'en-
ceinte même de ce temple magnifique qu'il avait bâti.
Beaucoup de peintres florentins vinrent en Espagne, attirés
par ce monarque ^ nous ne nous occuperons pas d'eux,
bien qu'ils aient contribué à maintenir la souveraine in-
fluence que l'Italie artiste avait conquise sur l'Espagne.
C'est dans le dix-septième siècle, à l'époque où Nico-
las Poussin, Dominiquin et le Guerchin soutiennent seuls
la gloire de la peinture en Italie : c'est au moment où
Carie Maratte, Carie Dolce et Piètre de Cortonc intro-
duisent dans leurs tableaux la reproduction éternelle et
fatigante de certaines formes conventionnelles , et pous-
sent l'art vers sa décadence 5 que Yelasqucz et Zurbaran,
leurs coulemporains espagnols, s'élèvent à ce que l'art a
DE LA. PEINTCHE EN ESPAGNE. 69
de plus grandiose et de plus délicat. Pendant ce siècle la
peinture espagnole atteint son apogée. Pedro Orrente, imi-
tateur du Bassan et né dans la province de Murcie , vi-
vait en 1610. La plupart de ses tableaux sont préférables
pour la force du coloris et la beauté de l'ensemble à ceux
du maitre qu'il avait choisi pour modèle. L'école véni-
tienne trouva un élève non moins babile, le célèbre Roë-
las, né en 1560, à Séville, et surnommé le clerc Roëlas,
{el Clejigo jRoèlas).En 1609, il exécuta ce beau tableau
que l'on voit dans la cathédrale de Séville, et qui'repré-
sente saint Yago triomphant des Maures pendant la bataille
de Clavijo. A voir la profonde terreur dont les ennemis
sont saisis à son aspect, on ne peut douter qu'une force
surhumaine ne l'anime. On admire aussi dans l'église de
l'Université une Sainte Famille du même maître, qui joint
à la vigueur du ton et à la beauté de coloris de Tintoret
une douceur et une expression inconnues de cet artiste.
Le Saint Jérôme du Dominiquin , chef-d'œuvre immor-
tel, a trouvé un rival dans le tableau que Roëlas a exécuté
pour l'église de la même ville, et qui représente la mort
de saint Isidore. On ne peut se faire une idée du talent
de Roëlas que lorsqu'on a vu cette belle tête du saint
mourant au milieu de son clergé qui le soutient. Ce
grand peintre , trop peu connu , mourut dans sa ville
natale, en 1625.
Vers la même époque, l'école valencienne s'honorait
d'un nom fameux, Ribalta, qui ne peut être dignement
apprécié de quiconque n'a pas visité cette ville , sa patrie.
L'amour ne le lit pas peintre, mais lui donna le courage
d'espérer et d'atteindre un haut degré de supériorité dans
son art. Epris de la fille de son maitre , il demanda sa
main et fut repoussé par le père qui le regardait comme un
artiste inhabile , incapable de parvenir à la fortune et au
rTO PROGRÈS ET DÉCADENCE
talent. Il partit pour l'Italie, étudia long-temsles maîtres
italiens, revint en Espagne, et rendit visite à son maître
et à la jeune fille qu'il aimait : le peintre absent avait
laissé son atelier vide , et sur son chevalet un tableau
ébauché. Ribalta prit le pinceau et termina rapide-
ment et en maitre l'œuvre commencée. Qu'on imagine la
surprise du père à son retour ! a Voilà du génie , voilà un
artiste , s'écria-t-il ! Je te marierais volontiers à un homme
aussi habile que celui-ci et non à ce barbouilleur Ribalta !»
La jeune fille nomma son amant et le mariage ne tarda
pas à se conclure. Ribalta, bon coloriste, n'a laissé de
traces de son talent que dans sa ville natale.
Cependant l'école rivale de Séville faisait de grands
progrès. Louis Fernandez formait d'excellens élèves : Pa-
checo et Herrera-le-Yieux , Cuno et Murillo, recevaient
les leçons de Juan de Gastille , bon professeur , mais pein-
tre médiocre. Nous passerons rapidement sur Pacheco ,
dont le mérite fut peu remarquable, mais qui mérite un
souvenir en qualité de beau-père de Velas(juez , et comme
auteur d'un Traité de la Peinture. En 1594, il peignait
sur damas cramoisi les armoiries et les emblèmes de la
flotte qui partait pour l'Amérique du Sud. On vante la
perfection de ses statues peintes , genre de travail singu-
lier , qui appartient spécialement à l'EsjJagne et qui con-
court à la décoration de presque toutes les cathédrales.
L'Inquisition, dont la domination s'étendait sur toutes les
branches de la vie publique et privée , le nomma inspec-
teur général de la peinture; l'homme investi de cet
office était un véritable censeur qui devait surveiller ri-
goureusement la moralité, la décence , la convenance et
la catholicité des œuvres d'art : « C'était, dit Léon Ber-
mudcz , une charge très-honorable. »
Ycksquez , le rival de Yau-Dick , reçut , comme nous
DE LA PEINTUP.E EN ESPAGNE. 71
Tavoiis clil, les leçons de Pacheco, son beau-père^ mais
auparavant il avait travaillé dans l'atelier d'Herrera-le-
Yieux, singulier peintre, d'un génie fougueux et extrava-
gant, et dont le caractère répondait bien à son génie. Sa
■violence éloignait de lui ses élèves , et souvent son atelier
se trouvait désert. Alors , il appelait sa servante, la char-
geait d'étendre ses couleurs sur la toile par larges masses
qu'il indiquait, et ensuite de ces taches informes il faisait
des draperies et des personnages. C'était un homme d'assez
mauvaise vie et d'une grande habileté : habitué à graver
sur cuivre, il fut soupçonné d'avoir fabriqué de la fausse
monnaie. Pour se soustraire à cette accusation, il se réfugia
dans l'ermitage de Saint-Hermenegilde qui alors apparte-
nait aux jésuites. Ce fut là qu'il peignit le tableau qui re-
présente ce martyr, la tète fendue d'un coup de hache,
et baigné des rayons de la gloire céleste. Philippe IV alla
visiter l'ermitage en 1G24 , et voulut connaître le nom de
l'auteur. On nomma \efaux inonnajeur Herrera. « Non,
reprit le prince, cela ne peut être-, l'homme qui a de si
grands talens ne peut en abuser. )> Le peintre obtint
la permission de rentrer dans sa famille ; mais à peine s'y
trouvait-il, que sa fille entra dans un couvent , et son fils
qui le vola s'enfuit à Naples. Ce dernier , assez bon colo-
riste, se distingua surtout par sa manière de pehidre les
poissons. En Italie, on l'avait svxvnomxi\él Espagnol aux
poissons.
Il est tems d'arriver à ce grand homme que la variété ,
l'universalité et la facilité merveilleuse de son talent ont
élevé au-dessus de tous ses compatriotes : Yelasquez , né
-en 1599, de parens portugais. Il se nommait don Diego
de Sylva. On peut dire qu'il fut son propre maître; il
conserva peu de traces du talent spécial du violent Her-
rera et du timide Pacheco. Pour mieux étudier la nature,
yi PROGRÈS ET DÉCADESCE
faisait sans cesse des esquisses différentes de tous les
objets qui se présentaient à ses yeux. Tantôt c'était la
nature morte quil copiait, tantôt des modèles vivans
qu'il payait et reproduisait dans toutes les attitudes : aussi
grâce à ses études approfondies et variées, n'est-il pas de
sujets, depuis le plus noble jusqu'au plus vulgaire, que
Velasquez n'ait traités avec supériorité. Souvent il peint
de premier jet, tant il est maitre de son pinceau et de ses
contours. L'école vénitienne , l'école hollandaise et l'école
florentine semblent s'être confondues et réunies dans le
talent de Velasquez : homme étonnant qui a fait des ta-
bleaux d'intérieur, des portraits en pied , des paysages d'un
effet admirable ; qui a traité la nature morte et la nature
vivante avec la même grandeur. Il n'atteignit toute-
fois le dernier terme de son talent que pendant sa ma-
turité , et sa première manière est beaucoup plus froide
que celle qui caractérise ses plus beaux ouvrages. Sa vie
d'ailleurs ne fut qu'une suite de succès. Après avoir
épousé la fille de Pacheco , il fît, en 1622 , un voyage à
Madrid , obtint la protection du premier ministre et du
favori le comte-duc Olivarès, et reçut de lui une pension
avec le titre de peintre du roi. Il commença un porlrait
de Charles, prince d'Angleterre, qui devint Charles I",
et que le duc de Buckingham , guide insensé d'un maitre
insensé , conduisait en Espagne dans l'espérance d'ob-
tenir le cœur et la main de Tlnfanle espagnole. L'esquisse
du portrait de Charles I", par Velasquez, n'existe plus.
11 aurait été curieux de comparer cet ouvrage , même
ébauché , aux nomljreux portraits du même roi , par Van-
Dyck. Philippe III expulsant les Maures il Espagne :
tel fut le sujet du premier tableau important commandé à
Velasquez , tableau qui lui valut le titre d'huissier de la
chambre et le droit de rester à la cour.
DE La PEINtURË EN ESPAGNE. 73
En 1627, Rubens se trouvait à Madrid. Ces deux grands
artistes se rapprochèrent, et le peintre flamand inspira
au peintre espagnol le désir de visiter l'Italie , la mère-
patrie des arts. Le roi eut quelque peine à lui accorder
cette permission ardemment sollicitée 5 enfin , cependant
il partit vers la fin de 1629 , muni de lettres de recom-
mandation qui prouvaient la haute estime que le roi et
le comte-duc avaient pour lui. Logé à Venise, dans le
palais de l'ambassadeur , il traversa ensuite Ferrare, Bo-
logne et Lorette. De là il se rendit à Rome. Le pape remit
entre ses mains les clefs des Loges du Vatican, et pendant
une année entière il put étudier à loisir les chefs-d'œuvre
de Michel-Ange et de Raphaël.
Le génie de Velasquez était tout instinctif. Les ouvrages
qu'il produisit pendant son séjorur à Rome, quoique re-
marquables par la beauté des formes , ont quelque chose
de gêné et d'indécis, qui atteste la recherche d'une imita-
tion inaccoutumée. Après avoir passé à Naples quelque
tems auprès de son compatriote le peintre Ribera, sur-
nommé VEspagnolet , il revint à Venise, en 1631 , et
fut accueilli avec le plus grand honneur. Pendant son
absence le roi n'avait permis à aucun peintre de faire
son portrait. La disgrâce qui frappa Olivarès n'atteignit
pas Velasquez. En 1648, il obtint de nouveau la per-
mission de visiter l'Italie et fit à Venise un plus long sé-
jour, pendant lequel il étudia cette belle école de pein-
ture qui semble servir d'anneau et de point de transition
entre l'école italienne proprement dite et l'école flamande.
A Rome, il étonna les membres de l'académie de Saint-
Luc ses confrères , en leur offrant l'admirable portrait de
son esclave Pareja et le tableau vraiment sublime qui re-
présente Innocent X. Le roi le rappelait en Espagne et
l'attendait avec impatience. A son arrivée il fut nommé
74 PROGRÈS ET DÉCADENCE
aposentador-mayoi\ et en cette qualité on l'envoya,
en 1 660 , à Irun , après la paix des Pvi'énées , pour y pré-
parer les lof^emens rovaux. Ce fut le 7.juin de la même
année que Pliilippe IV donna l'Infante Marie-Thérèse
en mariage à Louis XIV : préparant ainsi l'abaissement
complet de ce noble royaume, que son gouvernement
imbécille et imprévoyant avait déjà fait descendre du
haut rang qu'il occupait. Velasquez, après avoir rempli
dans l'ile des Faisans les devoirs de sa charge , revint à
Madrid, y tomba malade-, et l'Espagne eut à pleurer son
plus grand peintre.
Il est difficile de donner une idée des nombreux ou-
vrages de Velasquez, tant ils appartiennent à des genres
différens. S'il est une qualité spéciale qui le caractérise,
c'est l'extrême liberté de son pinceu qui semble se jouer
de toutes les difficultés et qui attaque également tous les
sujets avec une force et une grâce inimitables ; ses por-
traits égalent ceux du Titien ; comme Van-Dvck , il sait
donner à ses figures cet air de gentilhomme , cette no-
blesse et cette élégance du regard que, depuis ces grands
maîtres , sir Thomas Lawrence a si bien saisies : témoin
ses nombreux portraits de Philippe IV et du comte-duc
Olivarès. Dans les sujets vulgaires , cette même liberté ,
cette même énergie de touche se reproduisent avec un
singulier effet , et prêtent de la poésie aux figures et aux
effets qui en ont le moins. Rien de plus brillant, rien de
plus gai , rien de plus dithyrambique, si l'on peut le dire,
que son assemblée de buveurs , tableau qui se trouve
dans la galerie rovale de ^ladrid. Au milieu . assis sur
une tonne qui lui sert de trône, un homme à demi nu,
couronné de pampres, confère l'ordre de chevalerie de
la Bouteille à l'un de ses confrères qui porte l'habit de
soldat , et qui, les mains jointes, la tète courbée , semble
DE LA PEIATURE EN ESPAGNE. 75
recevoir avec une vénération profonde la couronne dont
on lui fait cadeau. Tous les buveurs célèbrent ce succès,
et semblent applaudir au choix du monarque de la tonne.
Jamais peiulre flamand n'a composé une bacchanale
plus vigoureuse 5 ajoutons qu'il n'en est pas un qui ait
mêlé à ses idées triviales et sensuelles une poésie aussi
joyeuse et aussi brillante -, une teinte dorée semble se mê-
ler à toutes les nuances de cette scène. Un autre tableau de
genre a mérité une réputation européenne. Le sujet en
est bien simple. Dans une chambre dont une porte ou-
verte occupe le fond, l'Infante dona Margarita d'Autri-
che, fille de Philippe IV , reçoit de la main d'une de ses
dames une coupe pleine d'eau : à sa gauche , Yelasquez
lui-même, la palette en main, fait le portrait de Tlnfante;
à droite , deux nains de cour, Nicolas Perlusano et Maria
Barbola amènent un chien favori qu'ils taquinent et qui
semble accoutumé à leurs mauvais traitemens • car il
les regarde d'un œil résigné, patient et presque endormi.
L'effet de lumière qui part du fond et qui se répand dans
toute la chambre est d'une vérité et d'un effet qui tient
du prodige. Lucas Jordaens , ce peintre flamand qui des-
sinait avec une facilité si surprenante et si incorrecte ,
pour exprimer qu'il ne comprenait pas les moyens em-
ployés par Yelasquez pour vaincre les difficultés de la
perspective aérienne et créer sur la toile cette réalité
presque magique, disait de ce tableau : « C est de la théo-
logie en peinture. »
Ce peintre n'était pas moins grand paysagiste que por-
traitiste. Presque tous ses fonds, peinls di prima inien-
zione , sont des chefs-d'œuvre. Quand il a introduit des
animaux dans ses compositions, ils peuvent rivaliser avec
ceux de Snyders. Peut-être son plus remarquable ouvrage
est-il celui qui représente le marquis de Spinola à la tête
76 PROGRÈS ET DÊCADEXCE
de son armée , recevant du gouverneur de Bréda les clefs
de la place. Une grande masse de lumière sépare l'armée
espagnole de l'escorte du général flamand. Entre ces deux
groupes si ingénieusement divisés et si distincts, non seu-
lement par leur position , mais par les phvsionomies , on
aperçoit un vaste horizon dont la verdure fraîche et ahon-
dantë atteste la fertilité flamande, et quelques maisons in-
cendiées qui fument encore, et qui rappellent les ravages
de la guerre. Le général espagnol appuie amicalement son
bras sur l'épaule du gouverneur , comme s'il voulait ,
par une démonstration cordiale , lui rendre moins dou-
loureuse sa situation de vaincu. On ne peut trop admirer
la résignation grave et triste du général flamand , la tenue
noble, franche et presque caressante de son ennemi vain-
queur, et les expressions variées des deux groupes. Il y a
peu de peintres qui se soient tenus aussi près de la nature 5
il y en a peu qui aient su lidéaliser avec autant d'éner-
gie sans jamais s'écarter d'elle. Il n'v a rien de convenu
dans sa manière, rien d'affecté ; l'indépendance de son
pinceau touche toujours juste, et cet homme dont lestvle
est si individuel et si difficile à imiter , traite tous les su-
jets sans le moindre effort.
Il avait, comme la plupart des gentilshommes espa-
gnols à cette époque , un esclave nommé Pareja , qui , à
force de préparer la palette de son maitre, s'avisa de vou-
loir l'imiter, sans oser le lui dire. Ln jour le roi, en visi-
tant l'atelier de son peintre, voulut qu'on retournât tous
les tableaux qui se trouvaient du côté de la muraille.
« Quel est ce portrait? demanda le roi; il ressemble à
Velasquez.
— C'est mon ouvrage, dit rcsclave en se jetant aux pieds
du roi -, j'ai essayé de peindre à l'insu de mon maitre ! m
— Don Diego ! s'écria le roi en se retournant vers le
DE LA PEINTURE EN ESPAGNE. 77
peintre, un homme qui a ce talent ne doit pas être es-
clave. »
En effet , Velasquez , étonné du mérite de ce ta-
bleau , donna la liberté à Pareja qui , dans sa reconnais-
sance, resta chez son maître jusqu'à la mort de ce dernier.
Velasquez mort , l'esclave affranchi Pareja demeura chez
la fille de son maître qui avait épousé Martinez Mazo,
excellent peintre de paysa^je. La galerie de Madrid con-
tient plusieurs portraits de Pareja 5 c'est dans ce genre
qu'il a surtout brillé. Pour la facilité et la précision de la
touche , il rappelle Yelasquez lui-même.
Nous sommes obligés de passer sous silence une multi-
tude de noms secondaires , mais qui suffiraient pour il-
lustrer une école de peinture moins riche. Tels sont Eu-
gène Caxès , Antoine de Pereda, Joseph Leonardo , Fran-
cisco Collantes, auteur de cette f^ision (VEzéchiel où l'on
voit surgir des squelettes, les uns enlièrement dépouillés
de chair, les autres reprenant à demi leurs vétemens ter-
restres 5 composition terrible et étrange dont le pavsage
est un chef-d'œuvre : Sébastien de Llanosa y Valdès , de
l'école de Séville , élève d'Herrera-le-Vieux , et dont le
maréchal Soult possède un excellent tableau ; enfin , Ja-
cinthe Hiéronyme et Espinosa , deux peintres de l'école
de Valence qui ne manquaient pas de génie , mais aux-
quels on peut reprocher de l'exagération. Espinosa était
poète dans ses idées. Le musée royal de 3Iadrid possède
deux tableaux de lui , l'un représentant une ame en peine,
et l'autre une ame bienheureuse. Quant à Estevan March ,
bon peintre de batailles , il traitait les tètes avec une sorte
d'affectation maniérée qui a nui à sa gloire. Nous ne par-
lerons pas de Joseph Ribera, surnommé l'Espagnolet,
qui , né en Espagne , demeura si long-tems en Italie où il
7S MlOGRftS ET DÉCADENCE
mourut, que l'Italie a droit de le compter au nombre de
ses peintres.
François Zurbaran , le Caravage de l'Espagne , s'éleva
peut-être au-dessus de son modèle. C'est un des peintres
qui ont manié le pinceau avec le plus de largeur et qui,
tout en opposant de fortes ombres à des lumières vigou-
reuses, a su les harmonier le plus habilement par la magie
du clair-obscur. Il procède par grandes draperies , par
larges masses d'ombres portées ; ne tourmentant jamais ni
son expression ni ses effets de lumière. Dans les sujets de
piété , cette manière grandiose produit beaucoup d'effet.
Le Saint Thomas de Zurbaran est un des plus beaux ta-
bleaux qui soient au monde. Dans les nuages , au milieu des
quatre docteurs de l'église latine, on aperçoit saint Tho-
mas-d'Aquin au-dessus duquel plane une gloire qui laisse
apercevoir le Christ, la Yierge, saint Paul et saint Do-
minique. A genoux , au bas du tableau , sont, d'un côté,
l'archevêque Diego-Deza , fondateur du collège, et de
l'autre, Tempereur Charles-Quint, revêtu de son manteau
roval et la couronne en tête. Les premiers plans, qui sont
dans l'ombre , ressortent admirablement , repoussés et mis
en saillie par un fond lumineux et chaud. Rien de plus
beau que les quatre docteurs-, saint Jérôme surtout qui ,
la main levée et le doigt dirigé vers le ciel , semble se li-
Trer à une profonde méditation. Hors d'Espagne, le duc
de Dalmatie possède environ douze tableaux de Zurbaran.
Nous avons vu dans la galerie de Munich un saint Jean et
la Vierge du même auteur.
Alonzo Cano, né à Grenade en 1601, fds d'un de ces
artistes connus en Espagne pour ne faire que des maitre-
aulels ( retablos ) , aj)pril la sculpture dans l'atelier de
Monlauès, et la peinture dans les écoles de Pacheco et de
DE LA PKINTUnE EN ESPAGNE. 79
Castillo. On prétend qu'il fut accusé du meurtre de sa
femme. Il parait du moins que son caractère était violent
et bizarre, et que plus d'un événement fâcheux de sa
vie en fut le résultat. Ayant blessé dans un duel son con-
frère Sébastien de Llanos y \ aidés , il eut recours à la
protection toute -puissante de Velasquez qui le sauva.
Nommé chanoine de la cathédrale de Grenade par Phi-
lippe IV, qui lui fit promettre de prendre les ordres dans
le cours de l'année , il se contenta de toucher ses revenus
et négligea celte dernière formalité 5 aussi fut-il banni par
le chapitre; ce ne fut qu'après avoir, malgré lui, ac-
cepté le sous-diaconat qu'il rentra en possession de sa
stalle. Il venait d'achever un Saint Antoine pour l'audi-
teur de Grenade, qui n'en paraissait pas satisfait; Alonzo
mit le tableau en pièces sous ses yeux. Les chanoines de
la cathédrale de Malaga lui ayant fait quelques observa-
tions sur les tableaux du chœur qu'il peignait pour eux ,
il laissa ces tableaux inachevés. Enfin, pour mourir
comme il avait vécu, il refusa de baiser à l'agonie le cru-
cifix qu'on lui présentait , sous prétexte qu'il était mal
travaillé. C'était un peintre très -remarquable par la
transparence du coloris, la suave idéalité de ses figures de
vierges , et le soin avec lequel il travaillait les extrémités
de ses personnages , qui sont d'une délicatesse et d'une
perfection bien peu communes.
Comme Montanès , sou maître , il a exécuté beaucoup
de sculptures peintes, et c'est, de tous les artistes espa-
gnols, celui qui a le mieux réussi dans cette étrange partie
de l'art. LesEspagnols n'ont rien oublié de ce qui pouvait
exalter la dévotion. Ils ont pensé qu'une vierge ayant les
couleurs et l'apparence de la réalité , un martyr qui sem-
blerait vivant, souffrant et agonisant, exciteraient chez
les spectateurs un sentiment de commisération et de pitié
80 PROGRÈS ET DÉCADENCE
plus intense. Les artistes ont obéi aveuglément aux ordres
qui leur étaient imposés. De là naquit cette sculpture bâ-
tarde qui étonne noire goût, et qui, quelque étrange
qu'elle puisse nous paraître, a été mise en œuvre par des
hommes de génie. Je ne sais s'il n'est pas possible de dé-
couvrir quelque ressemblance entre la mode espagnole
des gloses poétiques, ou amplifications destinées à faire
valoir en soixante ou quatre-vingts vers la pensée exprimée
dans un seul vers , par un autre auteur , et cette espèce
d'exagération pittoresque qui veut prêter à la sculpture
monochrone les couleurs variées de la peinture sa sœur. Il
est impossible de voir le crucifix de Montanès , dans le
couvent des Chartreux , à Séville , sans avouer que la con-
ception et l'exécution de cette œuvre attestent un grand
maître. Le Sauveur, que la mort va bientôt frapper, tourne
la tête du coté de sa mère ; et l'expression de toute la
scène est d'un pathétique déchirant. Le Saint Jérôme du
même auteur n'est pas moins étonnant ; son élève ,
Roldan , exécuta pour l'hospice de la Charité un maître-
autel représentant l'ensevelissement du Christ. Les ar-
rière-plans sont en bas-reliefs, les figures principales
sont détachées : c'est à proprement parler de la peinture
sculptée en bois 5 rien de plus beau dans ce genre que les
vierges d'Alonzo Cano , surtout quand elles sont d'une
petite dimension , et qu'il est impossible de les regarder
comme une parodie de la vie réelle. Leur expression est
pensive et mélancolique.
Si nous écrivions une histoire complète de la peinture
espagnole , nous aurions plusieurs autres artistes à citer.
Hâtons-nous de nous occuper de Murillo , de celui qui
passe auprès des étrangers pour l'unique représentant de
la peinture en Espagne. Baptisé à Séville, le 1" jan-
vier 1638, il montra de bonne heure des dispositions
DE LA PEINTURE EN ESPAGNE. 81
pour son ait, el fut placé comme élève chez Jean de
Castlllo. Sa première manière, puisée à celte école, fut
sèche et décharnée, comme celle de son maître. On trouve
cependant du mérite , de l'expression et une étude hieu
sentie dans les ouvrages de sa jeunesse. L'exemple deZur-
haran et de Roëlas lui indiqua une route meilleure : vers
l'âge de vingt-quatre ans, il retrouva dans Séville son
ancien compagnon d'atelier, Pedro de Moya, qui, un
peu plus âgé que lui, avait été en Flandre étudier les
œuvres de Van-Dyck, et à Londres, recevoir les leçons
de ce grand maître. Le récit et l'exemple de Moya
inspiraient à Murillo le désir de faire le même pèleri-
nage. Mais il avait si peu d'argent que , pour aller de
Séville à Madrid, il fut obligé de peindre et de vendre
une certaine quantité de tableaux de dévotion. Une fois à
Madrid , Yelasquez lui fit ouvrir les portes du palais de
l'Escurial , oîi pendant deux ans il copia avec assiduité
les œuvres des grands maîtres. Depuis cette époque jus-
qu'en 1648, son talent se perfectionna toujours j et cène
fut qu'à l'époque de son mariage, lorsqu'il eut épousé
dona Béatrix de Cabrera y Sotomavor , qu'on le vit s'é-
lancer dans la carrière qu'il a si glorieusement parcourue.
Son style devint plus facile , son pinceau s'anima , son
coloris s'échauffa , et sans rien perdre de son idéalité , il
se rapprocha davantage de la nature. Les biographes es-
pagnols attribuent ce miracle à l'amour dont il était épris
pour sa femme , et nous ne prétendons pas ici révoquer
en doute leur assertion. Appelé à Cadix pour y peindre le
grand tableau des Finçailles de sainte Cathenne dans
l'église des Capucins , il tomba du haut d'un échafaud ,
ne put jamais se guérir complètement des suites de sa
chute, et expira en 1682 , dans les bras de son élève et de
son ami , Nunez de Yilla-Yicencio,
XI. G
82 Pr.OGP.ÈS ET DÉCADENCE
Les tableaux de ce grand maître sont nombreux, et il ne
le cède, selon nous, qu'au seul Yelasquez. Les Espagnols
le nomment le peintre aimable. En effet, rien déplus gra-
cieux que ses figures , rien de plus naïf à la fois et de plus
angélique. Il excelle à peindre les femmes et les enfans.
C'est une délicatesse de pensée et d'exécution , une suavité
d'expression que nul autre peintre n'a égalée. Nous ne
croyons pas qu'un voyage et un séjour en Italie eussent
pu perfectionner ce rare talent. Quelles leçons utiles ce
grand homme aurait-il pu recevoir de l'affectation qui
règne dans les œuvres de Carie Dolce , de Piètre de Cor-
tone et de Cignani! Les productions de son meilleur tems
sont touchées avec une rapidité et une légèreté qui éton-
nent. On dirait que le pinceau n'a fait qu'effleurer la toile,
et que laissant çà et là des taches brillantes , comme des
paillettes de couleur , il a su accomplir son œuvre en se
jouant et au hasard. Souvent aussi le faire de Murillo
est plus solide , et l'habile artiste se plaît à réunir dans le
même tableau ces deux espèces de peinture. Ainsi , les
saints et les êtres célestes qu'il représente assis ou debout
dans les nuages ne paraissent pas être formés de la même
chair et du même sang que les personnages terrestres qui
occupent les autres parties de ses tableaux. De là, une ri-
chesse , une variété et un prestige dont on ne peut donner
aucune idée. Comme coloriste, il n'est pas moins remar-
quable ; souvent ses fonds sont d'un gris pâle et froid ,
qui rehausse les teintes chaudes de ses principaux per-
sonnages. Comme les églises et les couvens ont gardé pré-
cieusement les chefs-d'œuvre de ce maître, on n'a exporté
que ses tableaux de genre , et le vulgaire des amateurs
s'est persuadé que Murillo n'avait jamais fait que des
mendians et des petits enfans jouant aux quilles. Ses ou-
vrages de cette dernière espèce sont en effet d'un coloris
DE LA PEINTURE EN ESPAGNE. 83
et d'une verve remarquables ; mais pour bien connaître
Murillo , il faut avoir vu ses ^nnonciations , ses Made-
leines y et surtout son Martjre de saint André. Au-
cun peintre n'a peint le ciel ouvert et la lumière céleste
avec une vérité aussi idéale. Nous citerons encore son ad-
mirable Adoraiion des Pasteurs , que possède le musée
de Madrid , et sa Conception de la F^ierge. Il a fait plu-
sieurs bons élèves , entre autres Tobar , Menesès et Nunez
de Villa- Vicencio.
Ici s'arrête la grande époque de la peinture espagnole,
elle n'a pas trouvé d'historien digne d'elle, et nous ne nous
flattons pas d'avoir donné une analyse exacte de tous les
maîtres et de tous les chefs-d'œuvre qu'elle a produits.
Elle cesse de briller à l'époque où la grandeur de l'Es-
pagne commence à s'éclipser. L'Espagne dégénérée ne
compte plus de grands peintres 5 mais c'est bien assez pour
elle d'avoir, dans l'espace d'un siècle et demi, fait éclore
tant de productions merveilleuses. Une grande œuvre
reste à entreprendre. Qu'un dessinateur et un graveur
enthousiaste de l'art et d'une habileté consommée par-
courent l'Espagne, ses couvens, ses palais, ses églises, ses
galeries; et que, munis des autorisations nécessaires,
ils copient avec exactitude et avec éclat les œuvres des
principaux maîtres: le recueil qui contiendra ce travail,
exécuté avec conscience et avec talent , formera l'un des
plus beaux musées du monde , et offrira à la peinture une
source inattendue de renouvellemens d'études et de hautes
inspirations.
( Foreign Quarterlj Review. )
;c0nomîe ^^<>fitt(|u^.
DES DIVERS SYSTEMES
P'ASSURANCES SUR LA VIE
EN rRiVNCE ET EN ANCI-BTERR?,
Depuis quelques années, les philantropes, les publicistes
et le gouvernement lui-même ont fait les plus grands
efforts pour donner à l'institution des Caisses d' Epargne
tout le développement dont elles sont susceptibles ^ impul-
sion louable , dont le résultat nécessaire « déterminera ,
comme le disent eux-mêmes les protecteurs de ces institu-
tions, une amélioration notable dans l'existence pbysique
et morale des classes inférieures.)) Telle est aussi notre opi-
nion *, mais nous pensons queles Compagnies d'assurances
sur la vie j complément des caisses d'épargne, doivent
(1) Note de l'Éd. Ce n'est pas la première fois que nous entretenons
nos lecteurs de ce sujet; déjà dans le 2 4° numéro de la 1" série
(juin 1827) , nous avons présenté un résumé rapide de Ihisloire et
des bases des sociétés d'assurances sur la vie; dans le 35' (mai 1828),
en nous occupant des moyens de préparer le bien-être des classes in-
férieures , nous avons indiqué les avantages cpc ces classes pourraient
retirer des placemens soumis à la double combinaison de laccumula-
tion et de la loi de mortalité. IVIais, dans ces divers articles , nous
avions plutôt considéré ces sociétés sous un point de vue général (juo
dans les détails de leur organisation. Ici , au contx-airc , leurs divers
systèmes et leurs nombreuses combinaisons sont scientifiquement
exposés, et leurs inconvéniens ainsi (jue leurs avantages sont discutés
et analysés avec soiu. JVIaiuleuant que , grâce au concours dUommcs
DES DIVERS SYSTÈMES D ASSURANCES SUR LA VIÉ^ 85
puissamment contribuer à opérer celte salutaire reforme.
Des rapports intimes existent entre ces deux institutions ;
toutes deux recommandent Tordre et l'économie , mais
la première n'a pour base que l'accumulation , tandis
que la seconde , plus savante , combine la puissance
de l'accumulation avec la loi de mortalité ; enfin , les
caisses d'épargne stimulent seulement l'intérêt indivi-
duel , tandis que les assurances sur la vie développent
les qualités les plus généreuses de l'homme. W. Morgan
en Angleterre disait « que les assurances faites dans le
but de laisser des ressources à sa famille sont non seule-
ment un avantage particulier, mais encore un bien pu-
blic. » En France , Laplace , Fourrier et M. Lacroix se
sont empressés d'appuyer de leur puissante autorité ces
institutions naissantes , et ont hautement proclamé que
leurs transactions étaient non seulement morales , mais
encore aussi utiles au pays qu'aux particuliers , car elles
tendent à rendre moins inégale la distribution de la ri-
généreux et éclaii'és , le système des caisses d'épargne sctend et se
propage eu France ; que notre population laborieuse commence à en
comprendre la portée, le tems est venu pour nous de faire apprécier
tout ce que les assurances sur la \ïe présentent d avautageux, d utile et
d applicable. Un seul fait démonh'cra combien nous sommes, à cet
égard, en anière de la Grande-Bretagne. Il n'existe aujourd'hui , ea
France, que trois compagnies d assurances sm* la vie, et le capital
assuré par elles ne dépasse pas 10 à 12,000.000 de fr. En Angleterre,
ou plutôt à Londres , vingt-quatre sociétés sont en pleine activité , et
le capital assuré par elles s'élève à plus de 3,000,000,000 de fr. La
somme totale des polices d'une seule compagnie, ÏEqiiitable, est de
14,800,000 liv. st. (370,000,000 fr.) ! Macculoch estime que le ca-
pital assuré par les compagnies d'assurances contre 1 incendie, en
Angleterre, est de 560,000.000 liv. st. (1/1,000,000,000 fr. ) En
France le montant des polices daus les diverses sociétés peut s'élever
à 8 ou 9 milliards»
86 DES DIVElliS SYSTÈMES d'aSSURAXCES SUR LA VIE.
chesse , à propager clans les familles l'esprit d'ordre et
d'économie , et à exalter les sentimens les plus élevés qui
peuvent germer dans le cœur de l'homme. Malheureuse-
ment les résultats lointains de ces sortes de placemens ,
les obligations qu'ils imposent, et par -dessus tout, cet
appareil scientifique dont s'environnent ces sociétés,
leurs tableaux , leurs calculs , éloignent beaucoup de per-
sonnes qui seraient souvent disposées à courir les chances
de leurs combinaisons. Aussi pensons-nous que les détails
que nous allons donner , puisés à de bonnes sources , mais
dégagés de toute espèce de formules algébriques , ne pour-
ront qu'intéresser, et concourront en même tems à hâter
le développement de ces utiles institutions.
On entend par assurances sur la vie un placement de
fonds à intérêts composés , combinés avec la loi de morta-
lité. Ainsi, lorsque l'on veut établir une société d'assu-
rances sur la vie, il faut d'abord fixer le taux de l'intérêt
auquel la société pourra faire valoir les fonds versés par
les assurés , et reconnaître ensuite quelles sont les chances
de mortalité dans le pays où l'on veut assurer.
Le taux de l'intérêtse détermine ordinairement en raison
du cours des fonds publics , parce que c'est presque tou-
jours en rentes sur l'état que ces sociétés convertissent
leurs capitaux. Mais, comme le cours des rentes peut
varier , et que d'ailleurs une société a des frais considé-
rables à supporter , elle doit fixer un taux d'intérêt infé-
rieur cà celui qu'elle reçoit de l'état. En Angleterre, les
sociétés d'assurances avaient anciennement fixé ce taux
à 3 p. yoî ïï^ais les cours avant conlinuellement haussé,
elles ont du refaire leurs calculs et porter leur taux d'in-
térêt à 2 et 2 1/2 p. %.
Les cours de la rente étant variables, il était intéres-
sant de rechercher quel avait été leur taux moyen pen-
DES DIVERS SYSTÈMES d' ASSURANCES SUR LA VIE. 87
dant un grand nombre d'années. En compulsant les bul-
letins de la bourse de Londres , depuis le commencement
de 1 731 jusqu'à la fin de 1822 , c'est-à-dire pendant 92 ans
de paix et de guerre, on a trouvé que le cours moyen du
3 p. °fo a été de :
73, iO pendant 48 années de gueiTe.
86.14 pendant 44 années de paix.
79,33 pendant 92 années de paix et de guerre.
Les taux de l'intérêt résultant de ces cours sont de :
4,10 pour cent pendant la guerre.
3,48 — — la paix.
3,78 — — la paix et la guerre (1).
Le second élément des calculs d'assurances sur la vie est
une loi de mortalité , c'est-à-dire l'observation mathéma-
tique de la durée ordinaire de la vie aux différens âges et
dans les différentes classes de la société. Rien n'est plus
incertain que la durée de la vie lorsqu'on considère un
petit groupe d'individus isolément , mais cette appré-
ciation devient plus positive à mesure que l'on étend le
champ de ses observations. Ainsi le chiffre des décès, ob-
servé parmi un très-petit nombre de personnes, varie
considérablement d'une année à l'autre 5 il peut doubler,
tripler, ou èlre nul, selon les années. Mais si les calculs
(1) Note du Tr. Les mêmes reclierclies faites en France ne donne-
raient pas des résultats aussi bien établis ; en effet , les élémens néces-
saii-es pour cette estimation ne datent guère que de 1800 ; or , une
péiiode de trente-quatre ans n'est pas assez étendue pom' en déduiie
un taux moyen suffisamment exact. Les trois compagnies d'assurances
sur la vie qui opèrent en France ont fixé lem- taux d'intérêt à 4
p. °/„, mais si toutes les rentes françaises étaient converties en 3 p. °/o,
ces compagnies seraient obligées de diminuer le taux dintéret qu'elles
accordent aujom'd'hui.
88 DES DIVERS SYSTÈMES d' ASSURANCES SUR LA VÏË.'
embrassent un plus grand nombre de personnes , tous les
habitans d'une ville , par exemple , nous trouvons déjà plus
d'uniformité dans le cbiffredes décès annuels ^ et si enfin
nous considérons un pays tout entier, nous reconnaîtrons
que les variations dans le nombre des décès sont très-
faibles. Il y a plus, ces variations deviennent à peine sen-
sibles si l'on abandonne les classes de la population les
plus exposées aux accidens , à la misère , à l'intempérie
des saisons, ainsi que le démontrent toutes les tables de
mortalité dressées jusqu'à ce jour. Une table de mortalité
est donc le résultat d'une longue série de calculs qui , sup-
posant par exemple un million de naissances simultanées,
donne d'année en année le nombre des individus restant ,
jusqu'à l'extinction du dernier. C'est avec le secours d'une
table de cette nature, qu'on déduit la durée moyenne et
probable de la vie pour chaque àge(l).
Ce n'est pas ici le lieu de développer les diverses mé-
thodes employées par les mathématiciens pour construire
(1) Note du ïr. U ne faut pas coufoudre la vie moyenne avec la vie
probable. La vie moyenne s'obtient en répartissant également sur toutes
les têtes existant à un âge donne la totalité dos années de vie de tous
les individus vivans à cet âge. La vie probable à un âge donné s'ob-
tient en cherchant dans la table de mortalité à quelle époque il n existe
plus que la moitié du nombre d individus marqué par la table à 1 âge
donné. Par exemple , d'après la loi de Deparcicux, il y a 814 vivans
à Tàge de 2 0 ans et A 09 à 1 âge de 6/i ans ; or 409 est à très-peu de chose
près la moitié de 814 : donc un individu âgé de 20 ans a autant de
chances d'être vivant à 64 ans que de mourir avant, mais de 20 .î 64 ans
il y a 44 ans; ainsi , à Lige de 20 ans , la vie probable est de 44 ans.
Dans un Mémoire plein de faits cmieux , et que 1 Académie des
Sciences a accueilli avec distinction , un jeune et savant mathémati-
cien , M. Ph. Pellis , a démontré avec une rare lucidité la différence
sensible qui existe entre ces deux termes. Sa Théorie des Rentes
viagères a éclairé celle question d un jour nouveau , et fait vivement
désirer que ce mathémalicieu poiusuive la série de ses études.
DES DIVERS SYSTÈMES d'aSSURAXCES SUR LA VIE. 89
des labiés de morUiliu'. Dans un pays il y a toujours deux
lois de morlalilé bien distinctes : l'une est celle qui com-
prend les têtes choisies, c'est-à-dire les personnes que leur
état expose îx moins de dangers , ou dont la fortune exige
de leur part moins de fatigues et de travaux ; l'autre est
celle qui s'applique à la généralité des habilans. La pre-
mière de ces lois donne toujours une mortalité moins ra-
pide que la seconde -, elle sert à calculer les primes d'assu-
rances faites par les rentiers viagers, et la seconde donne
celles des assurances pour les classes dont la vie présente
plus de chances défavorables.
En Angleterre la morlalilé , parmi les classés aisées, a
été observée dans la ville de Carlisle , ville saine et bien
située-, la loi de morlalilé pour la généralité de la popu-
lation a été déduite des registres mortuaires de Nortbamp-
ton , ville qui est considérée comme peu saine, et où la
mortalité est assez rapide. Pour rédiger celte dernière
table , on a dépouillé les registres des décès pendant une
période de 46 ans, savoir : du commencement de 1735
à la fin de 1780. Les deux tables correspondantes dont on
fait usage en France sont celles de Deparcieux pour les
tètes choisies , et celle de Davillard pour la mortalité
parmi la généralité des Français (1).
La table deDeparcieux, quoique ancienne, puisqu'elle a
été publiée en 1745, parait être aujourd'hui d'une exac-
titude remarqua])Ie ^ elle concorde d'une manière surpre-
nante avec toutes les tables partielles que l'on a publiées
récemment. Toutefois, comme on le verra plus loin, les
légères difl'érences que l'on y trouve sembleraient indi-
(1) Voyez en outre , dans le 57' Numéro de la 1 " série ( anùl 1830),
l'article inlilulé : Durée comparée de la vie humaine en Eut-ope et en
Amérique , et dans le 6" de la 3°" série (juin 1833 ), celui qui a pour
titre : Durée comparée de la vie chez l'homme et chez la femme.
90 DES DIVERS SYSTÈMES d'aSSCRAXCES SUR LA VIE.
quer qu'elle donne , pour les divers âges , une durée
moyenne de la vie plutôt un peu inférieure qu'égale à
celle qui existe réellement parmi les classes aisées ou par-
mi les rentiers viagers.
La table de Duvillard, publiée en 1786 , est plus ré-
cente ^ construite sur la généralité des Français , elle donne
pour chaque âge une vie moyenne plus courte que celle
de la table de Deparcieux-, mais elle a été faite avec
un grand soin , comme on peut s'en assurer en lisant
l'ouvrage même de Duvillard. Si donc aujourd'hui elle
donne une vie trop courte, on est fondé à en tirer la con-
séquence que, depuis 1786 , la vie moyenne a augmenté ;
cette augmentation est de 3 à 4 ans. Daniel Bernouilli,
dans l'année 1760 , avait estimé que, si Ton parvenait à
paralyser les effets de la petite-vérole, la vie moyenne se-
rait augmentée de 3 ans 1/2 5 Duvillard trouva les mêmes
résultats , et l'expérience confirme chaque jour l'exac-
titude de ces calculs.
Il ne sera pas sans intérêt de comparer les deux tables
anglaises avec les deux tables françaises 5 mais , pour le
faire commodément, il convient de prendre les vies
moyennes qui s'en déduisent. Aussi n'hésitons-nous pas à
mettre sous les yeux de nos lecteurs ce tableau comparatif,
qui présente des résultats décisifs. On y verra que la vie
moyenne donnée par la loi de Deparcieux est inférieure à
celle déduite de la loi observée dans la ville de Carlisle , et
que la vie moyenne résultant de la table de Duvillard est
supérieure, jusqu'à l'âge de 36 ans, à celle indiquée par
la loi de mortalité de la ville de Norlhampton , mais qu'elle
lui est inférieure à partir de cet âge. Nous ajouterons ici
que tous les médecins physiologistes ([ui ont entrepris
des calculs de ce genre dans l'un et l'autre pays , ont
toujours obtenu le même résultat.
DES DIVERS SYSTÈMES d' ASSURANCES SUR LA VIE. 91
Tableau de la durée moyenne de la vie à chaque âge, observée
en France et en Angleterre.
Nop.THAMPTON et Du VlLt-ARD se rapportent aux classes ordinaires. —DepàkciEIîX
et Carlisle aui classes aisées.
AGIS.
NORTHAMPTO»,
DUVILLARD.
DEPARCIECX.
CARLISLE.
Ans.
Durée lie la vie.
Durée de la vie.
Durée de la vie.
Durée de la vie
5
i0,84
43,40
48,27
51,25
15
39,78
40,80
46,83
48,82
10
56,51
37,40
43,51
45,00
20
53, iS
34,26
40,22
41,46
25
30,85
31,34
37,17
37,86
SO
28,27
28,52
34,06
54,34
35
25,68
25,72
30,88
31,00
40
23,08
22,89
27,48
27,61
45
20,52
20,05
23,89
24,46
50
17,99
17,23
20,38
21,11
55
15,58
14,51
17,25
17,58
60
13,21
11,95
14,25
14,34
65
10,88
9,63
11,26
11,79
70
8,60
7,58
8,64
9,18
75
6,54
5,87
6,50
7,01
80
4,75
4,60
4,69
5,51
85
3,37
4,16
3,21
4,12
90
2,41
5,87
1,77
3,28
Nous commettrions une omission grave si nous ne par-
lions pas ici des recherches faites sur le même sujet par
M. A. Morgan, directeur de la Société Équitable , sans
contredit la plus importante de toutes les compagnies
d'assurances qui aient jamais existé. Cette société, dont
nous parlerons plus en détail , a été fondée en 1762 5 elle
fut dirigée pendant cinquante-six ans par W. Morgan.
Aujourd'hui, c'est M. Arthur Morgan, associé depuis
long-lems aux travaux de son père , qui en dirige les opé-
rations • ces deux hommes , par des recherches conscien-
cieuses , publiées avec désintéressement , ont rendu de
véritables services à la science.
M. A. Morgan a publié , en février 1834 , un ouvrage
ô^ DES DIVERS SYSTÈMES d' ASSURANCES SUR LA VIE.
contenant divers documens relatifs à Tétat des assurés
dans cet établissement; parmi ces documens se trouve
une table qui indique la loi de mortalité qui a régné
parmi les assurés de la Société Équitable , depuis sep-
tembre 1762 jusqu'au 1" janvier 18-29 : la vie movenne
que l'on en déduit , comparée à celle de la table de Nor-
thampton , prouve que la mortalité a été dans cette société
non seulement bien plus faible qu'on ne devait s'y atten-
dre, mais qu'elle a été même inférieure, à celle observée
dans toutes les autres compagnies. Cette singularité tient à
deux causes, dont Tune existe dans toutes les sociétés d'as-
surances sur la vie : c'est que les assureurs ne peuvent
jamais admettre au nombre de leurs assurés des personnes
malades ou trop affaiblies par des excès quelconques *, la
seconde cause, toute particulière à la Société Equitable ,
c'est qu'elle ne paie pas de commissions aux agens qui lui
procurent des assurances. On conçoit en effet que ces
commissions engagent les agens à proposer pour assurés
le plus grand nombre possible de tètes , et que leur intérêt
particulier peut leur faire apporter quelquefois moins de
vigilance dans le cbolx des assurés. Au reste, voici le ta-
bleau de la vie moyenne aux divers âges, telle qu'elle a
été observée à X Equitable pendant une période de 67 ans.
Table iiidùjunnt la (huée de la vie mojenne, de lo à go ans ^
telle qu'elle a été observée parmi les assurés de la Société
Jùjuitahle , depuis septembre l'jiii Jusqnan \" jaum'er 1829.
AGE.
VIE MOYENNE.
AGE.
VIE MOYENNE.
AGE.
VIE MOYENNE.
Ans.
Ans.
Ans.
10
Ii8,i2
40
27.40
70
8,70
15
45,03
45
23,87
75
G, (51
20
/il.G7
50
20.3(5
80
4,75
25
38.12
55
1G.;)9
85
3,39
30
3 4.53
60
13.91
90
2,56
35
30,93
05
11,13
DES DIVERS SYSTÈMES d'aSSURANCES SUR LA VIE. 93
Le taux de l'intérêt et les deux lois de mortalité étant
une fois arrêtés , les sociétés établissent leurs primes d'a-
près les règles du calcul des probabilités. Il n'y a rien
d'arbitraire dans cette détermination ^ aussi les tarifs de
toutes les compagnies d'un même pays se ressemblent à
de très-petites différences près, et elles présenteraient
toutes les mêmes avantages , si elles donnaient la même
destination aux bénéfices résultant de leurs opérations.
Maintenant que nous connaissons les principales bases
qui servent à établir les sociétés d'assurances , examinons
en quoi diffèrent leurs combinaisons.
Trois systèmes différens régissent les compagnies d'as-
surances sur la vie.
1° Dans quelques-unes , les assurés poiu' la vie entière
sont mutuellement responsables ^ ils se partagent les pro-
fits, et sont soumis à des appels de fonds lorsque cela est
nécessaire. Parmi les établissemens de cette espèce, quel-
ques-uns ont effectué des réserves, afin de rendre les appels
de fonds purement nominaux ; cette réserve varie selon les
compagnies. En général, on se figure que la quotité de
la réserve est arbitraire , c'est une erreur ^ la réserve doit
être calculée d'après des règles fixes. Un problème très-
intéressant du calcul des probabilités consiste à détermi-
ner à combien il faut élever cette réserve pour que la pro-
babilité de perdre au-delà soit aussi faible qu'on le désire.
Ce calcul , tout étrange qu'il puisse paraître , présente des
résultats d'une exactitude rigoureuse, mais il est trop
élevé pour que nous puissions ici en donner facilement
une idée. Les sociétés établies à Londres sur le svslèrae de
la mutualité , sont :
L'Amicable, fondée en .. . 1706 |!London Life Association.. . 1806
L'E^ùtable. 1762 | Norwich Union 180§
94 DES DIVERS SYSTÈMES d' ASSURANCES SLR LA VIE.
Ces compagnies , que Ton peut considérer comme les
plus importantes de la Grande-Bretagne , ne peuvent que
difficilement établir leur situation à la fin de chaque an-
née j car d'une part les travaux que nécessite cette opé-
ration sont très-considérables , et de l'autre il faut tou-
jours plusieurs années pour que la loi de mortalité présente
des résultats sensibles. Au reste , elles n'entreprennent
pas à cette opération à des époques uniformes.
L'Amicable fait son inventake chaque année.
L'Equitable — ■ — tous les 10 ans.
London Life Associatiou — chaque année.
Norwich Union — tous les 7 ans.
Les bénéfices reconnus à la suite de ces inventaires ne
sont point partagés de la même manière dans les diverses
sociétés. Ainsi V ^micable en répartit les 7/8" entre les
assurés, et elle met le dernier huitième en réserve 5
V Equitable donne les 2/3 à ses assurés, et met en réserve
le dernier tiers. Il ne faut pas penser cependant que la
part des bénéfices allouée aux assurés leur soit comptée
en argent. Dans quelques compagnies elle sert à augmen-
ter le capital qu'ils ont fait assurer ^ il est des compagnies
qui diminuent , en proportion des bénéfices , les primes
des assurés; d'autres , enfin , laissent aux assurés le choix
entre ces deux modes de répartition.
2° Le second système est une modification du premier :
dans le système de la mutualité , les sociétés s'établissent
sans avoir besoin de capital primitif ou fonds social;
mais on pensa plus tard qu'une compagnie qui , dès son
origine, serait investie d'un capital considérable, pré-
senterait une garantie suffisante au public et s'attirerait
un grand nombre d'assurés. C'est ainsi que des capita-
DES DIVF.nS SYSTÈMES D'ASSir.ANtES SIT. LA VIE. 95
listes, après avoir réuni un fonds social par actions, ont
constitué des compajjnies d'assurances qui libèrent les as-
surés de tout appel de fonds 5 ce sont les porteurs d'actions
eux-mêmes qui supportent les pertes.
Lorsque la situation de la société présente des béné-
fices , on divise ce profit en trois parts : l'une est mise
en réserve , afin de subvenir aux pertes futures qui pour-
raient advenir : la seconde est répartie entre les porteurs
d'actions 5 la troisième, enfin, est accordée aux assurés
pour la vie entière, c'est-à-dire que l'on augmente le ca-
pital assuré par chaque police.
Ce système est très-bien conçu, il donne de la consis-
tance à une compagnie. Dans l'origine des assurances sur
la vie, époque où l'on ne connaissait ni les lois de mortalité,
ni les méthodes de calcul pour établir les primes , on a dû
nécessairement suivre le svstème de la mutualité dans
toute sa pureté ^ mais les grands progrès de la science . en
permettant d'établir les calculs avec précision, ont fait
abandonner ce mode d'assurance pour faire adopter le se-
cond système, dans lequel la direction de la compagnie
n'appartient qu'à un petit nombre de personnes.
3° Le troisième système , enfin, qui régit les autres com-
pagnies d'assurances, se déduit facilement du précédent.
Certains capitalistes voulant fonder des sociétés d'assu-
rances sur la vie, trouvèrent plus commode de ne pas ac-
corder la troisième part à leurs assurés et ils se l'adju-
gèrent, de sorte qu'après avoir effectué une réserve, tout
le reste des bénéfices est partagé entre les porteurs d'ac-
tions.
On peut donc résumer ces trois systèmes de la manière
suivante : les compagnies fondées sur la mutualité dis-
tribuent à leurs assurés la totalité des bénéfices , moins la
réserve -, les compagnies fondées sur le deuxième système
06 DES DIVERS SYSTÈMES d'aSSURAXCES SUR LA VIE,
ne font participer les assurés qu'à une certaine portion de
leurs bénéfices , mais les libèrent de tout appel de fonds ^
et les compagnies établies d'après le troisième système
n'accordent rien du tout à leurs assurés. Ces trois systèmes,
en usage depuis long-tems , peuvent être appréciés aujour-
d'hui avec connaissance de cause et par leurs propres
effets.
Les sociétés fondées sur le premier système , celui de
la mutualité dans toute Tacception du mot , sont devenues
les plus considérables , et leurs assurés en ont retiré des
avantages plus grands que ceux qui s'étaient fait assurer
par les autres compagnies. Le deuxième système a pro-
duit des résultais analogues à ceux des compagnies pu-
rement mutuelles , mais cependant moins avantageux.
Quant au troisième, l'on chercherait vainement à dire
quelque chose en sa faveur : les compagnies de cette espèce
sont peu progressives; il semble même qu'elles tiennent
à ne pas sortir de leurs anciens erremens. Tout pour elles y
et rien pour les assurés , voilà en deux mois le résumé
de leur système. On pourrait dire que ces compagnies ,
en s'isolant ainsi par égoisme, portent dans leur sein un
germe de destruction.
On ne peut faire qu'un seul reproche au système delà
mutualité ; il nécessite des écritures et des inventaires
sans nombre dont la complication s' accroît chaque année 5
opérations laborieuses qui à la longue deviennent très-
UifFiciles à exécuter. Dans son application il présente en-
core un danger que l'expérience seule pouvait dévoiler;
ainsi, il est arrivé qu'après avoir réalisé de gros bénéfices,
les sociétés mutuelles ont négligé d'augmenter le capital
de chacun des assurés, et que des ventes considérables de
rentes ont été réalisées pour payer aux personnes assurées
le montant des répartitions des bénéfices auxquelles cette
PES DIVERS SYSTÈMES d'aSSDRANCES SUR LA VIE. 97
mesure vicieuse leur donnait droit. Cette dérogation aux
véritables principes des assurances porte le plus grand
préjudice aux intérêts d'une société, car elle fait sortir
de ses coffres une partie des capitaux ou de ses réserves qui
garantissent le paiement des sommes assurées. W. Mor-
gan , lorsrpi'il était directeur de la Société EquiLahle ,
s'était toujours fortement opposé à cette mesure , mais
l'impulsion de l'intérêt personnel est trop forte, et sa
voix ne fut pas entendue.
Ce qui est arrivé dans une société peut aussi se pré-
senter dans les autres 5 car , lorsque les bénéfices sont
devenus considérables , il est très-difficile de trouver des
argumens capables d'empêcher le morcellement du fonds
acquis 5 il y a toujours des membres disposés à faire préva-
loir quelques motifs spécieux en faveur de ce détourne-
ment : « c'est une opération lucrative à réaliser, un so-
ciétaire tombé dans la détresse à soulager, etc., etc. »
Aussi, quoique le système de répartition progressive sur
les polices soit généralement approuvé et qu'il ait procuré
aux assurés de grands avantages , il était cependant néces-
saire de chercher à éviter les deux inconvéniens que nous
venons de signaler j c'est ce qui engagea W. Morgan j
en 1796, à publier un nouveau système qui ne présentait
point ces dangers. Ce plan consiste à faire participer les
assurés aux profits {surplus) de la société, en leur payant
seulement l'intérêt du capital trouvé en bénéfice. Le
capital lui-même reste inaliénable et comme un fonds de
garantie pour le paiement des sinistres. Ce capital, qui a
beaucoup d'analogie avec les fonds de réservedc la Banque
ou de la compagnie des Indes (1), pourrait être transfé-
(1) Voyez les articles que nous avons publiés sur ces deux établis-
semens dans les n"' 8 et 15 de cette série,
98 UKS DIVERS SYSTEMES d'aSSUUASCES SUR LA VIE.
rable avec ses profits et charges, mais il serait toujours une
partie intégrante du fonds social.
Ce plan , recommandé par W. Morgan à la Société
Équitable , eût été adopté sans les difficultés dont il était
environné et qu'on regarda alors comme insurmontables
sans l'autorisation du Parlement ^ mais on ne crut pas de-
voir la solliciter. Le projet de W. Morgan ne mérite pas
moins l'attention des compagnies qui se formeront à l'a-
venir, ou qui changeront de système-, nous ne saurions
trop en recommander l'examen.
Nous allons maintenant donner quelques détails sur
les résultats qui ont été obtenus durant les dernières an-
nées à la Société Équitable ^ sans contredit la plus im-
portante de toutes les compagnies d'assurances qui exis-
tent, tant en Europe qu'en Amérique. Elle fut constituée
en 1762 , sur le principe le plus rigoureux de la mutua-
lité. A des intervalles , fixés maintenant à dix ans, la so-
ciété dresse le bilan exact de sa position ; lorsqu'elle a re-
connu que , tous ses frais payés , il lui reste des bénéfices ,
elle y fait participer ses assurés pour la vie ejitière , en
raison de la quotité de chaque police et de son ancien-
neté. Mais, au lieu de faire une distribution de fonds à
ses assurés, la société augmente la valeur des polices
d'assurances , accroissement qui est déterminé par des
règles mathématiques rigoureuses.
Depuis son origine, la Société Équitable a accordé
neuf fois cette augmentation 5 savoir, en 1781, 1786, 1791,
1793, 1795, 1800, 1809, 1819 et 1829. Le tableau
suivant fait voir quel était, en 1829, le montant de
ces augmentations successives afférant à une ])olice de
10,000 fr., qui aurait été souscrite dans Tune de^ années
écoulées depuis 1776.
DES DIVERS SYSTÈMES D ASSURANCES SUR LA VIE.
99
Tahleau indiquant quelle était au 5i décembre 182g la totalité des
additions successives Jaites par la Société Ec]mtable îi ses po-
lices d'assurances pour la vie entière, contractées depuis 1776
jusqu'en 1816.
DITS ADDITION
des totale
poIice5. sur noe police
tle 10,000 fr.
1776 /i9.600
1777 47,900
1779 a,6oo
1780 43,000
1782 39,700
1783 38,200
1784 36,700
1785 35,200
1786 33,700
1787 32,300
1788 30,900
1789 29,500
1790 28,100
1791 26,700
1792 25.300
1793 24,000
1794 22,900
1795 21,800
1796 20,700
1797 19,700
DITE ADDITIO»
des totale
polices. fur une police
de 10,000 fr.
1798 18,700
1799 17,700
1800 16,700
1801 15,700
1802 14,900
1803 14,100
1804 13,300
1805 12,500
1806 11,700
1807 10,900
1808. 10,100
1809 9,000
1810 8,500
1811 7,900
1812 7,400
1813 6,800
1814 6.300
1815 5,700
1816 5.200
Il résulte de ce tableau qu'une police de 10,000 fr.,
souscrite en 177G, a reçu , dans les années ci-dessus dési-
gnées, des augmentations successives dont la totalité ,
en 1 829, était de 49,600 fr. 5 or, comme la somme assurée
primitivement était de 10,000 fr. , la police se trouvait
donc valoir 59,600 fr. en 1829. De même une police de
10,000 fr., souscrite en 1816, valait 15,200 fr. en 1829.
Il est bien entendu que l'accroissement des polices ne
100 ©ES DIVERS SYSTÈMES d' ASSURANCES SUR LA VIE.
fait pas augmenter la prime de l'assuré ; la prime reste
toujours invariable, quelle que soit l'augmentation qu'é-
prouvele capital assuré par suitedes bénéfices de la société.
Outre ces bonifications , la société a fait des réserves
successives dont la totalité, au 1" janvier 1830 , s'élevait
à plus de 255 millions de francs. Voici comment se com-
posait son capital à celte époque :
Liv. st. !->▼• «t.
4,573,000 en rentes S p. '{o, annuités de la banque
consolidées à 89 p. % 8,891.970
4,587,000 en rentes 3 p. »/„, jU réduites, à90p. "/o-.-- 4,128,300
400,000 enrentes 3 1/2 p. 7„, id. réduites, à 99 p. "/o. 396,000
Placemens sur hypothèques 1,822 ,860
Total Liv. st. 10,239,130
( 255,978,250 fr. )
Liv. st.
La totalité de ses assurances à la même époque s'élevait à 1/1,849,972
(371,249.300 fr.)
Et elle recevait annuellement pour primes 410,665
(10,266,025 fr.)
Jamais société d'assurances n'a présenté des résultats
pareils 5 les services qu'elle a rendus à l'Angleterre, en ré-
pandant le bien-être dans les familles, sont immenses, et
personne ne lui conteste aujourd'hui la considération
qu'elle mérite à tant de titres. Cette société a été dirigée
pendant plus d'un demi-siècle par W. Morgan qui, après
y être entré fort jeune, ne Ta quittée qu'en 1830, à l'âge
de 80 ans. Son fils , M. A. Morgan , associé depuis long-
tems aux travaux de son père , lui a succédé dans ses fonc-
tions de directeur, et c'est lui qui a rédigé les principaux
BËS DIVERS SYSTÈMES d'aSSCRAXCES SCR Là VÎè; lOl
(îocumens statistiques publiés par la Société Equitable ,
documens trop curieux et trop importans pour être passés
ici sous silence. La loi de mortalité qu'il a publiée est
du plus haut intérêt ; elle se rapporte à des individus bien
portans , car ce sont les seuls que l'on admette dans les
compagnies d'assurances : elle peut donc être mise en pa-
rallèle avec les tables de Deparcieux et celles de la ville de
Carlisle, et servir à les confirmer ou à les modifier. Il n'existe
aujourd'hui aucune loi de mortalité qui mérite plus de
confiance que celle de la Société Équitable ; les élémens
qui ont servi à l'établir sont précis, car les polices d'as-
surances donnent exactement les dates des naissances;
quant aux calculs, ils ont été faits sous les veux et par
les soins de M. A. Morgan 5 c'est une autorité qui ne laisse
rien à désirer.
Tableau comparatif de la durée moyenne de la vie.
Ages. D'après Dans la ville A la Société
la loi de Carlisle. Equitable,
de Deparcieux.
20 /i0,29 Al, 46 41,77
30 34,17 34.34 34,68
35 30,95 31,00 31,08
40 27,76 27,61 27,55
45 24,02 24,46 24,04
50 20,50 21,11 20,55
55 17,15 17,58 17,16
60 14,16 14,34 14,11
65 11,42 11,79 11,36
70 8,79 9,18 8,99
75 6,43 7,01 7,00
80 4,73 5,51 5.51
85 3,33 4,11 4,02
90 1,77 3,28 2,dQ
102 DES DIVERS SYSTÈMES d' ASSURANCES SUR LA VIE.
Un autre document non moins précieux est celui qui
indique les causes des décès des divers assurés , ainsi
que l'influence de chaque maladie aux divers âges. Ce
document fort étendu pourra être consulté avec fruit par
les médecins phvsiolo^jistes qui s'occupent spécialement
des maladies dont les divers âges sont plus particulière-
ment affectés. Il n'entre pas dans notre cadre de le repro-
duire, nous dirons seulement qu'il résulte de ce tableau
que le plus grand nombre des décès est dû à la vieillesse ,
ce qui prouve le soin minutieux avec lequel les assurés
sont choisis ; il est fort douteux que toutes les compagnies
puissent présenter un résultat semblable, qui, à notre avis,
est la meilleure preuve d'une bonne direction. Nous fe-
rons remarquer , en outre, que sur les 4,095 décès sur-
venus dans l'espace de 32 ans, il n'y en a eu qu'un seul qui
ait été occasioné par la petite-vérole ; or, l'on sait que les
personnes non vaccinées ne sont admises au nombre des
assurés qu'avec une forte augmentation de prime. Les
assurés de cette classe se trouvent par là réduits à un si
petit nombre que l'on peut les négliger et considérer tous
les assurés comme une réunion de personnes vaccinées 5
sans contredit , l'existence d'un tel fait vient prouver de
la manière la plus authentique l'efficacité de la vaccine (1).
Nous ne pousserons pas plus loin ces remarques , nous
les réunissons toutes dans le tableau suivant , qui indique
le nombre d'individus enlevé par chaque maladie sur raille
assurés.
(1) Voyez les curieuses observations que nous avons publiées sur la
vaccine et sur les effets de la revaccinatiou dans le 19° Numéro de
cette série (juillet 1834).
DES DIVEHS SYSTÈMES D ASSLT.AXCES SUR LA VIE.
103
Nombre des personnes cnlcoées par diverses maladies , sur mille
assurés de la Société EquitalAe , depuis le i" jani>ifr i8oi
jus(ju'au 3i décembre i832.
Causes
des décès.
Causes NomLre
des décès. de décès
sur mille assure's.
Cancer 10,50
Fièvres nerveuses 10,26
Accidens 9,77
Fièvres bilieuses , . 9,04
Dysenterie 8,30
Fièvi-es inflammatoires. . 7,81
Suicide 7,08
Fièvres putrides, ...... 6,84
Choléra-morbus. ...... 6,59
Eiysipèle. 6,35
Epilepsie 4,64
Pierre 2 ,93
Hydropisie du ceiTeau. . 2,2 0
Convulsions 1,95
Intempérance 1,95
Anévrisme 0,977
Suites d'acouchemens.. . 0,977
Pleurésie 0,977
Blessures 0,977
Assassinat 0,733
Esipiinancie 0,733
Atrophie 10,50 jj Petite-vérole 0,244
D'après le résumé que nous venons de faire de la situa-
tion de la Société Équitable , on voit qu'il doit y avoir
peu de compagnies qui présentent des résultats aussi sa-
tisfaisans. En effet , il n'y en a pas d'autre en Angleterre
qui soit parvenue à ce degré de prospérité , et qui ait pu-
blié des documens statistiques plus complets , preuve évi-
dente de la bonne gestion qui règne dans l'administration
à^ Y Equitable -, aussi MM. Morgan se sont-ils attiré la
considération , non seulement des personnes qui ne voient
Nombre
de décès
sur mille assurés.
Vieillesse 138,22
Apoplexie 118,68
Phthisie 82,78
Fièvre générale 63,98
Hydropisie 62,76
Paralysie 57,39
Inflammation de poumons 43.18
Fluxion de poitrine .... 44,69
Maladie du foie 42,74
Angine pectorale 3 5, H
Maladies de la vessie et des
voies urinaires 31,26
Maladies d'entrailles.... 30.77
Maladies de l'estomac et
des organes digestifs. . 25,89
Ruptures de vaisseaux. . . 20,02
Maladies mal définies. . . 19,29
Asthme 18,07
Transports au ceiveau. . 15,63
Inflammation de poitrine 14,41
Gangrène 11,23
ÎÔ4 DES DIVERS SYSTÈMES d'aSSCRANCES SUR LA VIE.
que les résultats financiers d'une entreprise , mais encore
de celles qui savent tenir compte de l'utilité et du mérite
des travaux scientifiques.
Etendons maintenant nos investigations aux compagnies
d'assurances sur la vie établies en France , qui , quoique
encore naissantes, sont cependant les plus importantes
de toutes celles établies sur le continent.
Il en existe trois : la Compagnie Générale, fondée en
1819 et constituée d'après le système des compagnies sans
participation en faveur des assurés. La Compagnie de
V Union , dont l'existence date de 1829j elle prélève 1/5*
sur ses bénéfices, et avec ce fonds elle augmente la valeur
des polices de ses assurés pour la vie entière. Enfin la
Compagnie Royale fondée en 1830, qui, au lieu d'aug-
menter les polices de ses assurés , leur accorde une dimi-
nution immédiate sur leurs primes. Ces trois établissemens
sont trop nouveaux et ils ont trop de difficultés à sur-
monter pour présenter un développement analogue à
celui des compagnies anglaises , mais ils ne sont pas
moins en voie de prospérité. On doit leur reprocher tou-
tefois de ne pas apporter assez de soin dans la rédaction
des exposés de leurs opérations -, il est en outre à remar-
quer que les publications des caisses d'épargne sont plus
attrayantes que les leurs, et cependant les travaux des
sociétés d'assurances sur la vie , par la grande diversité
de leurs opérations, parles nombreuses remarques qu'elles
sont obligées de faire, pourraient ofl'rir bien plus de res-
sources, soit pour tirer des exemples frappans, soit pour
présenter le résultat de leurs combinaisons sous un jour
intéressant.
Les compagnies françaises devraient cbcrcher à imiter
110 ^ petites publications connues sous le nom de catéchisme
d'assurances, si répandues chez le peuple en Angleterre^
DÈS DIVERS SYSTÈMES D^SStRANCES SUR LA VÎE. lOÔ
elles devraient aussi s'attacher à présenter les combinaisons
abstraites des assurances de la manière la plus simple,
et abandonner ce qui est purement commercial ; c'est par
ce moyen que les compagnies captiveraient l'attention des
classes chez lesquelles l'instruction se fait déjà sentir.
Pour motiver le reproche que nous adressons aux pu-
blications des compagnies françaises , nous citerons entre
autres deux genres d'assurances les plus utiles peut-être ,
et qu'elles négligent d'indiquer dans leurs prospectus.
1 . Une assurance /?oz^7' la vie entière est un engagement
en vertu duquel une compagnie devra payer un capital
convenu à la mort de l'assuré, à quelque époque que son
décès arrive. L'assuré, de son côté, paie à la compagnie
soit une somme unique , soit une somme annuelle beau-
coup plus faible , mais qu'il sera tenu de livrer chaque
année jusqu'à son décès. Ainsi, par exemple, une com-
pagnie s'engagerait à remettre 10,000 fr. aux héritiers
d'une personne âgée de trente ans, si cette personne versait
<à la compagnie , soit une somme unique de 3,992 fr. , soit
une prime annuelle de 249 fr. 20 jusqu'à son décès (1).
Ces deux modes d'acquitter une assurance ont leurs in-
convéniens : le prix unique est trop élevé pour la plupart
des fortunes, et la prime annuelle est une charge que l'on
s'impose pour le reste de ses jours 5 l'on sent d'ailleurs que
si l'on parvient à un âge avancé , on aura payé plus que le
capital assuré. Or , l'on peut éviter ces inconvéniens en
limitant le nombre des primes que l'on veut payer à la
compagnie : l'assuré stipule, par exemple, qu'il ne veut en
aucun cas être tenu à payer plus de 2 , 3, 10, 15 , etc. ,
primes • cette prime est alors plus élevée que celle pour
la vie entière, mais l'assuré y trouve des avantages réels.
(1) Ces prix varient légèrement selon les systèmes des diverses
compagnies.
106 DES DIVERS SYSTÈMES d' ASSURANCES SUR LA VIE.
Si l'assuré, âgé de trente ans , ne voulait pas être
exposé à payer plus de vingt primes , par exemple ,
elles seraient fixées par la compagnie à 324 fr. 50 c. par
année j cette somme est supérieure , sans doute , à celle de
249 fr. 20 c. , payable jusqu'au décès , mais la différence
est bien compensée , d'abord parce que l'assuré sait qu'il
n'aura jamais à débourser plus de 6,490 fr,, somme in-
férieure au capital assuré , et ensuite parce qu'il ne se
trouve pas lié pour le reste de sa vie, condition pénible
à souscrire.
2. Le second genre d'assurances dont nous voulons par-
ler est plus nouveau , nous l'appellerons assurances à
paieinent certam.
Par exemple , une personne âgée de vingt-quatre ans,
qui s'engagerait à verser une prime annuelle de 379 fr.
60 c, pendant vingt ans, et si elle était iwanle , serait
certaine que la compagnie, après cette époque, paierait un
capital de 1 0,000 fr. soit à lui-même, soit à toute au Ire per-
sonne désignée, et cela que l'assuré soit vivant ou non.
Si l'assuré meurt dans le cours des vingt ans , la com-
pagnie n'a plus de primes à recevoir, mais elle n'en paie
pas moins les 10,000 fr. à l'expiration des vingt ans.
D'après les conditions de cette assurance , le cas le plus
défavorable pour l'assuré est celui où il vit plus de vingt
ans, et où, par conséquent, il paie les vingt primes. Eh
bien î dans ce cas encore, il n'aura déboursé en tout que
7,592 fr. , qui lui auront produit un intérêt de 2 1/2
p. °/o environ.
Le résultat paraît plus avantageux encore lorsque l'on
pense que si l'assuré mourait avant l'expiration des vingt
ans, le capital de 10,000 fr. n'en aurait pas moins été
dû aux personnes désignées par l'assuré.
Un père de famille qui aurait plusieurs enfans peut par
DES DIVERS SYSTÈMES d'aSSURANCES SUR LA VIE. 107
ce moyen leur garantir un capital quelconque au bout
d'un certain tems -, s'il perd un ou plusieurs de ses en-
fans, les survivans recevront également le capital assuré ;
s'il meurt lui-même, sa famille ne reste grevée d'aucune
charge, quant à l'assurance; et, au terme convenu, elle
touche cependant le capital assuré.
Les deux genres d'assurances que nous venons de si-
gnaler ont un coté précieux , c'est de ne laisser aucune
incertitude aux assurés sur l'issue de leur engagement ;
ces transactions n'ont rien de chanceux , ni rien qui res-
semble à une loterie , elles devraient être plus connues
qu'elles ne le sont aujourd'hui.
Nous pensons qu'il ne tient qu'aux compagnies fran-
çaises de prendre tout l'essor dont elles sont susceptibles,
mais il faut avant tout qu'elles mettent leurs combinaisons
à la portée de tout le monde. Le champ des assurances
est immense; son étendue n'a pas encore été explorée à
fond , c'est aux générations nouvelles à en tirer toutes les
ressources qu'il renferme.
( Companion to iJie life assurance.)
^^o^acjcs.
LES CIRCASSIE>S,
LEURS MOEURS ET LEURS USAGES (i).
La Circassie est une contrée presque inconnue des Eu-
ropéens 5 aussi la considère-t-on , en général , comme
une terre inhospitalière; opinion tout-à-fait injuste et qui
contribue pour beaucoup à empêcher ses habitans d'éta-
blir des relations avec des peuples plus éclairés, qui
pourraient leur transmettre les bienfaits de la civilisation.
Les côles de la Circassie ne sont fréquentées que par les
Turcs, nation peu civilisatrice et bien mal disposée pour
adoucir les mœurs et faire naître le goût des arts et de
l'industrie chez les peuples qu'ils fréquentent. La seule
autre nation avec laquelle les Circassiens aient quelques
rapports , c'est la Russie qui les entoure de toutes parts
et à laquelle ils tiennent par des liens politiques. Mais ils
sont loin de montrer , dans leurs relations commerciales
avec les Russes , la confiance et l'amillé qu'ils ont pour
les Turcs, avec lesquels ils sont en rapport depuis une
époque très-reculée.
Quelque gloire qu'il y ail à faire la conquête d'un pays
(1) Note du Tr. La Circassie comprend tout le versant septen-
trional du Caucase , et s'étend depuis les côtes de la mer Noire jusqu'à
la Caspienne, dont elle ne se trouve séparée que parle Dagliislan. Elle
est divisée en grande vl petite Kabarda. Ce peuple forme une république
aristocratique très-rcdoulable ; aussi tous les courriers russes qui ap-
portent la coiTCspondance officielle de Mozdock à Vladikarkas sont-ils
accompagnés de 150 hommes de cavalerie et de deux canons, pour ré-
sister aux attaques de diflércules tribui tàtarcs qui habitent la Cii'Cas»ic,
LES CIRCASSIENS , LEURS MOEURS ET LEURS USAGES. 109
par les armes , il y en aurait encore plus à le régénérer
et à le tirer d'un état de barbarie tel que celui dans
lequel sont encore plongés aujourd'hui les Gircassiens.
La Circassle offre de vastes plaines encore incultes qui
n'attendent que la main d'un agriculteur habile pour pro-
duire d'abondantes récoltes. Le caractère, les mœurs, les
coutumes et la religion de ce peuple, appellent une ré-
forme qui doit placer au nombre des bienfaiteurs des na-
tions celui qui parviendra à l'opérer. On verra, par l'es-
quisse que nous allons tracer du caractère des Gircassiens,
la mesure des difficultés qu'offrirait' cette grande entre-
prise, et l'indication des moyens qu'il y aurait à prendre
pour les surmonter.
Les premiers objets qui [frappent la vue de l'enfant
laissent ordinairement dans son esprit des impressions pro-
fondes qui doivent former la base de l'homme futur 5 l'é-
ducation accomplit le reste. Le Gircassien reçoit le jour, et
grandit au milieu du bruit des armes. Tout ce qui l'en-
toure tend sans cesse à exalter les vertus guerrières ;
aussi à mesure que ses idées s'étendent, il sent naitre en
lui cet esprit d'émulation qui le porte à suivre les traces
de ceux dont il entend vanter les exploits. Semblable aux
guerriers de l'antiquité , il ne sait pas imposer un frein à
son courage au milieu d'une bataille , et ignore même
entièrement l'art de combiner ses mouvemens. Une té-
mérité aveugle lui fait mépriser le danger 5 c'est là tout
ce qui le rend formidable. Gomme les Gircassiens n'ont
d'autre profession que celle des armes , leur éducation est
adaptée à ce genre de vie. Il est rare qu'un enfant soit
élevé sous le toit paternel. Le droit de diriger son éduca-
tion appartient à la nation , mais est délégué au premier
qui s'offre pour être son atlik (précepteur). Lorsque
plusieurs compétiteurs se présentent pour cet emploi au-
110 LES ClUCASSIENS,
quel on attache une haute importance, des arbitres dé-
cident pendant combien de tems chacun d'eux sera chargé
de l'enfant dont l'éducation est commencée aussitôt qu'il
est sorti des mains de sa nourrice 5 quand il a acquis le
degré d'instruction le plus élevé dans tous les exercices
militaires, lorsqu'il peut se rendre maître du cheval le
plus indomptable , lorsqu'il peut supporter la faim et la
fatigue et tenir tète à l'ennemi , il est amené en triomphe ,
et présenté tout armé à ses parens.
Si l'on cherche la cause première de la plupart des
habitudes des Circassiens , on la trouve dans cet esprit
belliqueux qui domine toutes leurs actions 5 les dissen-
sions continuelles qui régnent entre les différentes tribus,
justifient ensuite leurs vols et les actes de violence aux-
quels elles se livrent. Les représailles qui ne manquent
pas de suivre augmentent l'animosité • la vengeance et
l'avarice appellent de nouvelles excursions , et l'habitude
finit par rendre le brigandage une profession honorable
dans laquelle tous cherchent à se distinguer. La plus
grande insulte que l'on puisse faire à un jeune Circassien,
c'est de lui dire qu'il n'a pas encore enlevé une tète de
bétail.
Il serait inutile de chercher dans cette contrée des do-
cumens historiques de quelque valeur. Les seuls monu-
mens littéraires que possèdent les Circassiens sont de pe-
tits poèmes destinés à célébrer les hauts faits de leurs
héros. Quant à leur traditions, elles sont confondues avec
ces fables dont toutes les nations de l'Orient sont si pro-
digues. Aussi la partie de l'histoire de ce peuple digne de
quelque confiance ne remonte pas au-delà de l'avant-der-
nière génération. La Gircassie parait avoir subi , pendant
ce court espace de tems, une grande révolution 5 l'histoire
de ce pays commence avec les princes Sahu et Ghéhan ,
LELl'.S MOELUS KT LKUKS USAGES. 111
dont les descendans , devenus formidables par leur nom-
bre et leur courage, avaient étendu leur autorité sur toute
la contrée. Mais la jalousie qui devait exister entre deux
familles puissantes amena leur ruine commune. De nou-
veaux chefs les remplacèrent et se partagèrent la Circas-
sie en autant d'élats féodaux qu'ils gouvernèrent sous le
titre de princes. Le corps de la nation est divisé aujour-
d'hui en dix étals ou tribus qui sont désignées par les
noms suivans.
1" Notkaïtshs.
2' Shapsoughs.
3' Abalzaikhs.
li^ Psedoughs.
5' Oubiglis.
6' Haliolais.
7' Kemkouis.
8^ Abazes.
9' Benelneis.
10^ Koubei-teis.
De fréquentes dissensions s'élèvent entre ces différentes
tribus, qui savent cependant se réunir lorsqu'un danger
extérieur menace leur indépendance. Tant que ces peu-
ples mépriseront le travail productif de l'homme et regar-
deront le vol et le pillage comme des exploits glorieux ,
ces divisions intestines leur seront nécessaires pour sub-
venir à leurs besoins. Les individus qu'ils enlèvent dans
leurs excursions sont le principal article de commerce
qu'ils font avec les Turcs (1), et si ce moyen d'établir la
(1) Les Tui'cs fournissent aux Ciixassiens toutes les marcbandises
cjuils tirent du dehoi's. Ce commerce consiste principalement en
élofTes de différentes espèces , fabriquées dans la IN'atolie , et dont
limpoiiation annuelle en Cii'cassic monte à environ 2,500,000 pias-
tres. Les autres articles importés sont le sel , le fer , l'acier , lor , le
fil d argent, le maroquin , les armes , la poudre à canon, et cjuelques
pièces de poterie, formant environ une somme de 500.000 piastres
par an. Les Circassicns donnent on écliangc de la cire , du miel , des
salaisons , différentes espèces de peaux , soit pour la tannerie , soit
pour les fourrures , mais les esclaves forment la partie la plus impor-
tante de leurs exportations.
11-2 LES CIRCASSIENS ,
balance avec le montant des importations venait à leur
manquer, ils seraient bientôt privés des eboses les plus
nécessaires.
Les esclaves qu'ils se procurent dans leurs excursions
sont destinés au service intérieur de la maison , à la cul-
ture des terres ou au commerce d'écbange qu'ils font
avec les Turcs. La condition de ceux qui restent dans le
pays est loin d'être aussi pénible que celle des hommes
qu'une coutume barbare soumet encore àla servitude chez
des nations plus civilisées. Les esclaves qui sont employés
à l'agricullure reçoivent une certaine étendue de terrain
qu'ils doivent cultiver et dont ils partagent le produit avec
leurs maîtres 5 cette part suffit toujours pour leur fournir,
et au-delà , les objets les plus indispensables à la vie. Ils
peuvent se marier, mais leurs enfans restent dans la même
condition qu'eux. Cependant, tous ceux qui sont expor-
tés n'ont pas été , comme on pourrait le croire, faits pri-
sonniers à la guerre j il y a parmi eux un certain nombre
de criminels que l'usage ne permet pas de condamner à
mort et que l'on punit en les privant de la liberté et en
les chassant du pays. On voit aussi des femmes qui, d'elles-
mêmes , demandent à être vendues. Pour obtenir l'ac-
quiescement de leurs parens, elles disent qu'elles ont fait
le serment d'accomplir cette résolution 5 et le respect que
les Circassiens ont pour le serment les empêche de s'op-
poser à cette détermination. Ce désir de quitter le pays a
pour mobile l'ambition , la curiosité et surtout l'espoir
d'éviter le travail continuel auqu.-^l les femmes de toutes
les conditions sont soumises en Circassie; il leur est aussi
inspiré par le récit de celles qui , après avoir passé leur
jeunesse dans les harems de Conslanlinople, s'en revien-
nent chargées de richesses. Tout ce qu'elles racontent, à
leur retour, des délices des harems, et les préscus qu'elles
LEURS MOEURS ET LEURS USAGES- 113
rapporlent, suffisent pour engager quelques jeunes filles
à courir la même carrière.
Outre le traité d'union qui existe entre les familles de
la même tribu , chaque trilju est encore liée avec une
autre par une alliance spéciale. Le serment d'union et
d'accord prononcé par les députés respectifs de ces tribus
les astreint à ne rien faire qui puisse porter préjudice à
la tribu alliée , à se prêter un secours mutuel dans toutes
les occasions, et à terminer avec une justice réciproque
tous les différends qui peuvent s'élever entre les membres
des deux tribus. Celui qui viole cet engagement est puni
d'une forte amende 5 et s'il y a récidive , il est vendu aux
Turcs comme parjure et ennemi de l'ordre public. Comme
le vol est le sujet le plus ordinaire de ces discussions ,
lorsque le crime est prouvé et l'auteur connu, il est jugé par
les anciens et condamné pour la première offense à resti-
tuer sept fois la valeur de l'objet volé , et à payer une
amende de neuf têtesde gros bétail quand mêmel'objet volé
neseraitqu'unepoule. Lemeurtiûer estpunidelamêmema-
nière^ lapunitionvariesuivantles circonstances qui ont ac-
compagné le crime et suivant la condition de la victime. Les
anciens, dans ce cas, joignent les fonctions de médiateurs
à celles déjuges , et sont chargés de déterminer la somme
qui doit être payée aux parens 5 mais l'argent étant plu-
tôt considéré, en Circassie, comme un article d'échange
que comme le signe d'une valeur réelle , ces paiemens
sont faits en bétail , en poterie , en provisions , en esclaves
et en armes. Il est rare que le meurtrier puisse payer seul
l'amende à laquelle il est condamné, mais ses amis et ses
parens s'empressent de l'aider. Une indemnité est égale-
ment donnée aux parens d'une personne qui est tuée par
accident 5 dans ce cas , les anciens recherchent les dilFé •
XI. 8
114 LES CIRCASSIENS ,
rentes causes qui ont pu amener l'accident, et rèjjîent
l'amende d'après le de(]Té de criminalité qu'ils attachent à
cette cause. Une semblable loi , dans un pays civilisé, se-
rait l'occasion de discussions interminables; mais ici il est
rare que les anciens éprouvent de l'embarras dans leurs
jugemens. Cependant, quand la cause est trop obscure, les
parties noniment des arbitres qui sont chargés de les ré-
concilier ou de juger d'une manière définitive.
Le crime le moins excusable chez les Circassiens , c'est
l'infraction au serment que l'on a fait de ne causer aucun
dommage à ceux avec lesquels on est allié. Il en résulte
qu'ilsne reconnaissent d'autre loi sociale que celle qui re-
pose sur la foi donnée, et que là où il n'existe pas de traités,
ils ne reconnaissent que la loi du plus fort. Cependant,
comme on respecte généralement dans le pays toutes les
conventions volontaires, il arrive souvent qu'avant d'en
venir aux mains, on essaie de s'entendre par l'intermé-
diaire d'arbitres : dans ce cas, un nombre égal d'arbitres
pris dans chacune des tribus auxquelles appartiennent les
parties se réunissent dans un lieu choisi pour la confé-
rence. On les place ordinairement à une certaine dis-
tance les uns d^s autres, afin d'empêcher une surprise, et
des cavaliers portent les propositions dun cote'" et d'autre ,
jusqu'à ce que l'on soit d'accord ou que l'on ail reconnu
l'impossibilité de s'entendre.
L'hospitalité est considérée comme sacrée chez les Cir-
cassiens; mais pour en jouir il faut s'être fait déclarer leur
ami et avoir fait choix d'un protecteur. Cette condition
n'est pas difficile à remplir, car il suffit de faire un petit
présent à la personne (jue l'on choisit, et qui est toujours
très-flattée de la préférence. Cette personne devient le Ao-
na1< de l'étranger et répond de sa conduite envers ses coni-
LEURS MOElhS ET LEl'RS USAGES. 115
patriotes , en même tems qu'elle garantit contre toute vio-
lence la personne et les propriétés de son hôte. Aussitôt
que l'étranger a trouvé cette sauve-garde , il est reçu par-
tout avec des égards et une cordialité qui lui prouvent
qu'on est très-salisfait de le posséder.
Malgré la disposition au pillage et au brigandage qui est
si prononcée chez les Circassiens , ils ont cependant une
grande douceur de caractère et leur amitié est très-sùre ;
mais une certaine hauteur qui tient à leur éducation , et
que les Turcs leur ont rendue habituelle, exige que les
premières avances soient faites par ceux qui veulent s'as-
surer leur bonne volonté. Il est facile, en stimulant
leur amour-propre par quelques flatteries et par un présent
de peu de valeur , de s'insinuer dans leurs bonnes grâces
et d'en obtenir alors tout ce que l'on désire.
On retrouve chez eux les mêmes cérémonies et la même
méthode d'adoption qui sont en usage chez plusieurs tri-
bus indiennes. La femme présente son sein à celui qui est
adopté. L'étranger qui a été naturalisé de cette manière et
qui désire se fixer dans le pays peut facilement s'y ma-
rier, et alors il se trouve immédiatement lié à un grand
nombre de familles, car les degrés de parenté sont très-
étendus. Mais siles Circassiens observent avec tant d'exac-
titude les lois de l'hospitalité à l'égard de ceux à qui
ils l'ont accordée, malheur à celui qui tombe entre leurs
mains sans l'avoir obtenue , car , d'après leurs principes
de ne tenir qu'à ce qu'ils ont promis , ils considèrent
comme ennemis tous ceux qui n'ont pas demandé de
Konak , et les laissent au pouvoir du premier qui peut
s'en emparer.
Les navires qui font naufrage sur leurs côtes, et même
ceux qui , sans avoir fait naufrage , sont cependant inca-
pables de résister à leurs attaques ou de les éviter, sont
116 LES CIRCASSIENS,
réputés de bonne prise , et les hommes qui les montent
sont soumis à l'esclavage. Mais ils peuvent se faire rache-
ter : le rachat n'est jamais refusé, et il est bien rare que la
somme demandée dépasse 1 8 à 24 liv. st. (450 à 600 fr.), à
moins que les prisonniers n'appartiennent à un rang élevé.
On retrouve dans la croyance religieuse des Gircassiens
des traces du christianisme, qui leur fut probablement
apporté par quelque croisé échappé aux malheurs des
expéditions en Terre-Sainte, ou par les Génois, qui avaient
des élablissemens en Circassie à l'époque où ils étaient les
maîtres de la mer Noire. Ils reconnaissent un être su-
prême, une mère de Dieu, et plusieurs puissances célestes
d'un ordre secondaire qu'ils appellent apôtres. Ils croient
à l'immortalité de l'ame et à une vie future qui sera réglée
suivant la manière dont ils auront vécu ici-bas. Cepen-
dant, là comme ailleurs, on s'inquiète fort peu de cet
avenir , car, en attendant, rien n'est négligé pour se pro-
curer tout ce qui peut embellir la vie terrestre.
Les forêts sont leurs temples , et une croix placée sur
un arbre indique un autel sur lequel ils offrent leurs sa-
crifices. L'un des anciens de l'assemblée ofîicie comme
ministre ^ placé à côté de la croix , couvert d'un manteau
de bure et la tète nue, il commence par un sacrifice pro-
pitiatoire. La victime offerte àla divinité est ordinairement
un mouton ou une chèvre, quelquefois un bœuf dans les
grandes solennités. Le prêtre prend une bougie placée au-
près de l'autel, et brûle quelques poils de l'animal à l'endroit
où il doit être frappé ^ il verse ensuite un peu de hoiiza (1)
sur la tête, et après une courte prière, il ordonne qu'il
soit immolé. La tête de la victime est offerte à la divinité
(1) Liqueur qu'ils obticmicnt de la fermcntatiou do la farine de
llùllet daus l'eau,
LEURS MOEURS ET LEURS USAGES. HT*
et attachée à un pilier, à peu de distance de l'autel. La peau
appartient au prêtre officiant , et les autres parties de l'a-
nimal sont préparées pour fournir un repas à l'assemblée.
Plusieurs jeunes gens, la plupart esclaves du prêtre, se
tiennent derrière lui , ayant à la main des coupes de
bonza et des tranches de pain. Aussitôt que le sacrificeest
consommé , le prntre prend un morceau de pain d'une
main et de l'autre une coupe, puis les élevant vers le
ciel, il invoque la grâce du Tout-Puissant, et les offre
au plus ancien de la réunion. Il reçoit alors des mains de
ses assistans une nouvelle coupe et un nouveau morceau
de pain qu'il offre encore à l'un des plus anciens , après
avoir répété la même cérémonie. Avant déterminer, il
fait connaître le jour où sera célébré le prochain sacrifice,
dont il fixe l'époque à sa volonté , mais il doit avoir lieu
une fois par semaine, et seulement le samedi, le diman-
che, le lundi ou le mardi ; jamais un autre jour.
Il proclame aussi les objets qui ont été trouvés ou
perdus , mais on entend rarement parler de ces derniers;
on sert ensuite le repas , qui est composé des débris de la
A'ictime et des mets que chacun des assistans a eu le soin
d'apporter. Outre ces fêles hebdomadaires , les Circassiens
en célèbrent plusieurs autres. Celle de Merciine, ou de la
mère de Dieu , arrive dans le mois de septembre. On ne sait
pourquoi ils la nomment la mère de Dieu : Blerhne est
simplement la patrone des abeilles. La tradition rapporte
que le tonnerre avant un jour , dans sa fureur , exterminé
tous ces industrieux insectes , Mercime en cacha un dans
les plis de sa robe , et , grâce à ce soin , l'espèce en fut
conservée.
Vers le printems, ils célèbrent la fête de saint Sozerlsé j
qui fut un grand navigateur et auquel les vents et les vagues
sont soumis. Parmi leurs autres fêtes, nous citerons seu-i
118 LES CIRCASSIEXS,
lement celle des morts, que chaque famille célèbre en par-
ticulier j celle du premier de l'an , et enfin celle du ton-
nerre, pour lequel ils ont une grande vénération. En
examinant avec quelque attention le motif bizarre de ces
fêles et de ces cérémonies, il est facile de reconnaître que
la religion des Circassiens n'est qu'un mélange des fables
de Tidolàtrie avec les mystères du christianisme.
Leurs repas sont servis comme ceux des Turcs sur de
petites tables rondes, et les plats se succèdent avec assez
de rapidité. L'étranger mange seul 5 le maître de la mai-
son avec toute sa famille, à l'exception des femines, sellent
respectueusement auprès de la table. Les femmes mangent
dans une pièce séparée et sont très-honteuses quand un
homme les surprezid à table. Les Circassiens, à l'exemple
des Turcs, ne se servent que de cuillers de bois; leurs
doigts remplacent les fourchettes, et jamais ils ne se
mettent à table sans invoquer la bénédiction de Dieu.
Leur seul aliment est le millet bouilli avec un peu de sel 5
aussitôt qu'il esta moitié cuit, ils retirent l'eau, qui leur
sert de boisson, et ils continuent d'agiter le grain avec une
spatulejusqu'à ce qu'il ait acquis la consistance d'une pâte
épaisse, qu'ils versent sur une table pour la faire refroidir.
Quelquefois , au lieu de millet , ils emploient la farine de
froment, surtout dans les grandes solennités et dans les
cérémonies religieuses. Quoiijue le houza soit la boisson
ordinaire du pays, on cultive cependant la vigne dans
quelques districts , car les Circassiens aiment beaucoup le
vin et l'eau-de-vie ; ceux même qui sont mahométans ne
se font pas scrupule de violer la loi du Prophète.
La sobriété à laquelle les Circassiens sont en général
habitués leur est d'une grande utilité dans leurs expédi-
tions militaires. Chaque cavalier porte un petit sac plein
de millet bouilli qu'il attache à sa selle j celle nourritu e
LEURS MOELT.S ET LELT.S USAGES. 119
seule leur suffit pendant plusieurs jours. C'est sans doute
à cette sobriété que ces peuples sont redevables d'une lon-
gévité si remarquable. Les maladies sont rares en Circassie,
et si ce n'était la peste et la pelile-vérole qui y régnent
fréquemment , la population prendrait, dans ce pays, plus
d'accroissement que partout ailleurs. Leurs rapports avec
les Turcs les exposent constamment aux ravages du pre-
mier de CCS fléaux contre lequel, au reste, ils ne prennent
aucune précaution. Ce n'est pas que les Circassiens se
soumettent , comme les Turcs , à la doctrine du fatalisme j
mais c'est parce que leur ignorance les empêche de con-
naître les moyens à opposer à la peste, tandis qu'ils pour-
raient emplover avec succès une partie de ceux qu'ils
opposent aux progrès de la petite-vérole. Aussitôt qu'un
individu en est atteint, ils le placent dans une hutte sépa-
rée qui ne peut être visitée que par les personnes qui déjà
ont eu celle maladie ^ et celles qui soignent le malade sont
renfermées avec lui. Tous ses parens prennent le deuil ,
c'est-à-dire qu'ils cessent de travailler et ne se lavent ni
les mains ni la figure 5 ils ne se coupent pas les ongles et
ne changent pas de vélemens pendant tout le teras que
le malade est en danger. Lorsqu'il est complètement réta-
bli, ils célèbrent sa guérison par un sacrifice et des ré-
jouissances.
Les médecins ne manquent pas en Circassie, mais ils
sont tous d'une ignorance étonnante , aussi mélent-ils sans
cesse la superslilion à leurs procédés thérapeutiques. La
plupart sont Turcs 5 le plus petii nombre est originaire
de Circassie. Les premiers n'emploient pour tout remède
que quelques versets du Coran et des amulettes. Les Cir-
cassiens suivent une marche un peu plus rationnelle ^ les
herbes, leJjeurre, la cire, le miel et la saignée forment la
base de leur pratique j ils emploient surtout la dernière dans
Î20 LES CiRCASSlEKS,
les maladies de tète. Ils pratiquent une incision avec un fer
tranchant sur la partie douloureuse, et arrêtent ensuite
le sang avec du coton. Ils jouissent spécialement d'une
grande renommée dans le traitement des plaies , pour le-
quel ils n'emploient que des substances végétales , mais le
cérémonial qu'ils suivent dans ce traitement est assez cu-
rieux pour être rapporté.
Le malade est placé dans une chambre séparée ; au pied
de sou lit on dépose un soc de charrue , un marteau et une
coupe d'eau danslaqueileestunœuf frais. Les personnes qui
viennent le visiter frappent en entrant trois coups avec le
marteau sur le soc de la charrue, et plongent leurs doigts
dans Veau ; ils en aspergent le malade, et prient en même
tems Dieu de le rendre promptcment à la santé ; ensuite
ils se rangent au bout de la chambre. Celui qui , par ha-
sard, prend le siège du médecin lui paie une amende;
ce petit impôt est le principal émolument que touche le
fils d'Escnlape. On passe ordinairement la nuit entière
dans l'appartement du malade, et l'on y soupe avec les
parens et les amis. Dans la soirée, les jeunes gens des
deux sexes viennent à cette assemblée, précédés d'une
flùle et d'un instrument qui ressemble beaucoup à un
luth. Les jeunes garçons se rangent d'un côté de la
chambre et les jeunes filles de l'autre, et commencent un
chant guerrier. Les filles dansent ensuite des rondes, les
insirumens jouent pendant quelque tems, enfin le récit
d une fable précède le souper. Aussitôt que ce repas est
terminé, on se livre à différens jeux plus ou moins bruyans,
et qui se succèdent avec une certaine régularité.
Telle est la manière dont s'écoule la première nuit,
pendant laquelle personne ne songe à dormir. Ce qui est
plus étonnant, c'est que le malade ne paraît nullement
incommodé parle bruit, soit que la crainte de passer
LEURS MOELT.S ET LELT.S USAGES. 121
pour pusillanime lui fuisse dissimuler la douleur qu'il
éprouve, soit plutôt que les chants guerriers raniment son
courage et relèvent ses forces , soit enfin que la gai té qui
règne autour de lui agisse comme un calmant, il est cer-
tain qu'il n'en parait point affecté , et que les efforts qu'il
est obligé de faire ne nuisent point à son rétablissement.
Mais si la gaité entoure le blessé , pour adoucir ses souf-
frances , sa mort est honorée par tout ce que le chagrin
le plus vif peut inspirer. Les pleurs et les cris des femmes
qui sont dans la maison annoncent son décès , et la nou-
velle en est aussitôt répandue dans le voisinage. Les amis
et les voisins de la mère ou de la femme du guerrier qui
vient de terminer sa carrière viennent pleurer avec la
famille du défunt. L'objet de ces visites n'est pas d'appor-
ter des consolations aux survivans ; c'est un dernier adieu
donné au compagnon d'armes; ce sont les hauts faits du
guerrier qu'on vient célébrer.
On lave le corps du défunt, puis on lui coupe les che-
veux , et , après l'avoir entièrement vêtu d'habits neufs ,
on l'étend sur une natte posée par terre. Sur une autre
natte est un coussin neuf sur lequel sont étalés les ha-
bits les plus riches du décédé. Ses armes sont disposées en
trophée à l'entrée de la cour et indiquent que la maison
est en deuil. C'est après les avoir dépassées que les visi-
teurs commencent h faire entendre leurs lamentations.
Les hommes cependant sont moins bruyans que les femmes
dans l'expression de leur douleur. Ils arrivent avec les
yeux rouges qu'ils cachent d'une main , tandis que de
l'autre ils se frappent la poitrine avec force. Ils se mettent
à genoux sur la natte qui est à coté du corps , et restent
dans cette posture pleurant et se frappant la poitrine,
jusqu'à ce qu'on les relève en leur disant : « C'en est as-
122 LES CIRCASSIEXS,
sez. )) On leur donne ensuite de l'eau, et après s'être lavé
les mains et la figure, ils vont offrir leurs complimens de
condoléance aux habitans de la maison. La coutume exige
que le mort soit enterré dans les vingt-quatre heures qui
suivent son décès. Pendant qu'on fait à la maison le sacri-
fice expiatoire , dont les viandes servent au repas, partie
importante de la cérémonie, plusieurs jeunes gens vont
préparer la fosse, et, quand tout est disposé, le cortège
s'avance vers le lieu destiné à recevoir le corps. Les an-
ciens marchent en tète récitant les prières, et derrière
eux vient la bière entourée des parens, des amis et des
voisins du défunt. Les femmes ferment le convoi, tenant
un mouchoir de poche dans chaque main, et offrant
tous les signes du plus profond chagrin. La femme, la
mère et les plus proches parentes s'arrachent ordinaire-
ment les cheveux, se déchirent la figure et se livrent à
d'autres actes de désespoir dont elles conservent les mar-
ques pendant long-tems.
Quand la cérémonie est terminée, on dépose sur la tombe
une partie des viandes du sacrifice avec du. pasla et du
houza, destinés auxpassans qui en profitent en bénissant
mille fois la mémoire du mort. Toutes les personnes qui
faisaient partie du cortège reviennent àla maison mortuaire
où un repas copieux les attend, et la cérémonie se termine
par un tir à la cible, La mémoire du défunt est célébrée
dans un poème qui contient sa biographie, et passe à la
postérité si ses exploits en sont dignes. Ces romances sont
les seuls monumens littéraiies que les Circassiens aient
conservé de leur histoiie. Mais c'est l'année suivante, à
l'anniversaire de la fête , que les parens étalent toute la
pompe (jui est on leur pouvoir. Le nombre des victimes
immolées dans celte occasion est quelquefois de cinquante.
LEURS MOEURS ET LEURS USAGtS. 123
et chaque famille apporte, en outre, quelques mets qu'elle
ajoute à l'immense quantité de viande que fournissent
toutes ces victimes.
Le jour de l'anniversaire, qui est annoncé plusieurs se-
maines à l'avance , ils se rassemblent sur le terrain consa-
cré qui occupe un vaste espace parsemé de pierres funé-
raires. Les habits et les armes du défunt sont placés sur sa
tombe avec plusieurs morceaux d'étoffe de différentes
couleurs; lorsque les parens sont riches, ils y ajoutent
i une cotte de mailles, des chevaux et des esclaves, ainsi que
les objets destinés aux prix de la course.
t La fête s'ouvre par une triple décharge de toutes les
armes à feu qui appartenaient à ceux dont on célèbre la
mémoire, et les femmes chantent leurs louanges; ensuite,
quatre des plus proches parens marchent autour de
chaque tombe, menant par la main leurs chevaux nouvel-
lement harnachés; ils tirent quelques gouttes de sang de
leurs oreilles, qu'ils offrent en libation au mort en disant :
j a C'est pour toi. » Chacun d'eux prend ensuite un des
morceaux d'étoffe qu'il développe comme un drapeau et
s'élance sur son cheval, dont il précipite la course. Tous
les autres cavaliers se mettent à leur poursuite, afin de
s'emparer des morceaux d'étoffe que les premiers tiennent
à honneur de ne pas laisser prendre pour le présenter aux
dames qui assistent à la cérémonie.
Au milieu de ces fêtes et de ces jeux, on observe tou-
jours une certaine galanterie envers le beau sexe ; ceux
qui gagnent les prix ne les reçoivent que pour venir les
offrir aux femmes, et dans toutes les occasions les Cir-
cassiens leur témoignent une grande considération. Si un
cavalier rencontre une femme sur sa roule, il met pied à
terre et la prie de monter; si elle refuse, il reste à pied et
marche auprès d'elle jusqu'à l'endroit où elle cesse de
124 LES CmCASSIElVS ,
suivre le même chemin. ]Mais, malgré ces marques de
respect pour les femmes , on ne les laisse pas mener une
vie oisive ^ elles sont obligées de partager avec les esclaves
tous les travaux, et pendant que ces derniers sont occu-
pés à la culture des champs, les femmes sont chargées de
tous les soins et de tous les détails de 1" intérieur de la
maison. Les femmes riches elles-mêmes qui, par le nombre
de leurs esclaves, sont débarrassées des soins du ménage,
ne cessent pas de s'occuper de ce qui regarde l'habille-
ment. Elles travaillent non seulement pour leur famille,
mais encore pour les étrangers qui peuvent avoir besoin
de leur secours. Ceux-ci leur fournissent les matériaux
qu'elles doivent confectionner , et ne les remercient même
pas de leur travail, car leur industrie est considérée
comme appartenant au public. Elles font preuve de beau-
coup de goût et d'intelligence dans tous leurs travaux j les
garnitures des vêtemens et des chaussures qu'elles font en
tresses de fil d'or et d'argent sont de la plus grande déli-
catesse, et si on les suit dans leur travail , on est surpris
de l'art et du talent avec lesquels elles exécutent les dé-
tails les plus minutieux.
Au reste , les Circassiennes sont loin d'être soumises à la
règle généralement suivie dans l'Orient où les femmes sont
séparées de la société des hommes ^ elles jouissent d'une
liberté entière, et n'en abusent pas. Les lois de la chasteté
V sont connues et observées. C est sans doute par un excès
de délicatesse pour ces lois que la coutume empêche aux
jeunes mariés de se trouver ensemble en société, et sur-
tout en présence de leur jiarens: s'ils viennent à se ren-
contrer par hasard, et que la femme soit surprise par l'ar-
rivée inattendue de son mari , les autres femmes la cachent
en se mettant devant elle^ si c'est, au contraire, le mari qui
est surpris , il se sauve par la fenêtre.
LEURS MOEUnS ET LEURS USAGES. 125
En général, les Circassiennes sont assez jolies, mais
leur beauté est loin de mériter la haute renommée qu'elle
a obtenue 5 leur taille est fine et élancée, mais cette con-
formation s'observe également chez les hommes. Elle lient à
l'habitude où ils sont les uns et les autres de se serrer
fortement dès la plus tendre enfance , les garçons avec
une ceinture, et les petites filles avec un corset de maro-
quin cousu sur le corps , qu'elles ne changent que quand
il est déchiré, et qu'elles ne quittent pas jusqu'à leur ma-
riage. C'est le mari qui le détache avec son poignard la
première nuit des noces. Cependant la délicatesse des
formes chez les Circassiens dépend aussi beaucoup de
leur sobriété et de leur tempérance, car les femmes qui
vont dans les harems turcs y acquièrent beaucoup d'em-
bonpoint.
Les Circassiens, à leur mariage, paient aux parens delà
future un douaire qui se compose d'armes , de chevaux ,
de troupeaux, suivant la fortune des parties^ s'ils sont
du premier rang , ils offrent toujours une cotte de maille
du prix de 2,000 à 3,000 piastres. Lorsque deux jeunes
gens veulent se marier , le jeune homme fait demander la
fille à ses parens; s'ils y consentent , le père va arranger
l'affaire du douaire , dont la moitié est payée lors du ma-
riage , et le reste à une époque convenue. Une fois ces pré-
liminaires achevés, le jeune homme, accompagné de plu-
sieurs de ses amis, rencontre sa fiancée pendant la nuit,
l'enlève et la conduit chez la femme d'un ami des deux
familles.
Le lendemain on célèbre les noces ; tous les parens et
les amis réunis se partagent en deux groupes, dont l'un se
rend à la maison de la fiancée , et l'autre accompagne le
futur pour la réclamer. Tous sont armés de bâtons avec
lesquels ils feignent pendant quelques iustans de se livrer
126 LES CIP.CASSIESS ,
un combat, qui cesse aussitôt qu'on voit apparaître la
mariée que l'époux amène en criant : Victoire! Toute la
réunion le suit en triomphe jusqu'à la demeure du mari,
où un festin , de la musique et des danses les attendent.
Ces réjouissances durent cinq à six jours, pendant lesquels
le marié n'y prend aucune part; car , ainsi que nous l'a-
vons déjà dit, la coutume ne permet pas que les jeunes
mariés se trouvent dans la même société. 11 a donc soin
de se cacher dans le voisinage pendant le jour 5 ses amis
viennent le soir le prendre dans le lieu de sa retraite pour
le conduire à la chambre de sa femme 5 et, au lever du
jour, il disparait encore. 11 doit se cacher ainsi pendant
deux mois. 11 est encore obligé d'exprimer les mêmes sen-
timens de pudeur toutes les fois qu'il devient père. Aus-
sitôt qu'on le lui annonce, il quille sa maison et n'ose v
retourner pendant plusieurs jours, si ce n'est vers la nuit.
La naissance de l'enfant n'est célébrée par aucun acte re-
ligieux ; la femme lui donne un nom, et si c'est un garçon,
Vatlick s'en charge immédiatement.
Les Circassiens ne sont pas sans capacité pour les arts
mécaniques, mais ils en sont détournés par leur dégoût
pour le travail. Cependant quelques-uns de leurs produits
sont faits avec goût, et l'on y découvre le véritable indice
du talent. Malheureusement celle disposition est ^ans ré-
sultat à cause de l'indolence de leur caractère et de l'ab-
sence de maitres propres à en faciliter le développement.
Elle se manifeste cependant avec une grande supériorité
dans les objets de luxe, auxquels ils altachent une grande
importance. Ainsi, la monture de leurs armes, la trempe
de l'acier et leur damasquinage ne laissent rien à désirer.
Ils ont surtout une méthode pour polir l'argent jusqu'ici
inimitable; les ornomcns de ce métal dont ils enrichissent
leurs armes sont exécutés de la manière la plus délicate, et
LF.Lr.5 .MOEir.5 F.T LFARS USAGES. 127
- en général . tout ce qui concerne leur équipement , ne le
cède en rien aux objets de même genre confectionnés en
Europe.
Leurs vètemens ressemblent à ceux des anciens cheva-
liers français ; en avant et de chaque côté de l'habit ils
ont une poche qui contient dix ou douze petites boites de
bois, dont ils se servent comme de gibernes-, elles sont recou-
vertes de maroquin , et, tout en faisant ressortir leur poi-
trine , elles ajoutent encore à l'élégance de leurs formes. Ils
sont tous cavaliers et portent pour armes un sabre courbé
sans garde, un pistolet, un poignard et un mousquet al-
banais ou un arc. Lorsqu'ils entrent dans une maison, ils
suspendent leurs armes à la muraille, et ne gardent que le
poignard. Ils chargent leur movisquet à balle, et pour le
tirer ils l'appuient sur deux morceaux de bois de quatre
pieds de hauteur, qu'ils plantent en terre en les croisant.
Les Turcs leur fournissent des canons et des armes à feu;
mais on en trouve beaucoup dans le pavs qui portent le
nom de Lazzaro Lazzarîni, ancien armurier de Venise.
Presque tous les princes ont une cotte de mailles et des
brassards d'acier qui leur couvrent les mains et les bras
depuis le coude, et dont ils se servent comme d'un bou-
clier pour parer les coups de sabre. Leur tète est cou-
verte d'un casque d'acier attaché à la cotte de mailles , et
le tout forme une espèce de capuchon qui ne laisse voir
que la portion de la figure comprise entre les sourcils et
la bouche. Ils tirent ces armes de la Perse; mais depuis
que leur frontière a été éloignée par les conquêtes de la
Russie, il est bien difficile d'en obtenir; aussi le prix en
est-il considérablement augmenté. Ils regardent les cottes
de mailles comme l'une de leurs principales richesses : rien
n'est plus naturel pour un peuple guerrier que d'atta-
128 LES CIRCASSIEXS, *
cher une ha ute imporlance à la beauté des armes : aussi
est-ce à se procurer ces objets que les Gîr cassiens mettent
toute leur ambition et tout leur luxe.
Quant aux autres parties de l'habillement, ils v atta-
chent peu d'importance, bien qu'ils ne soient pas entiè-
rement étrangers aux goùls et aux caprices de la mode. Ils
changent fréquemment leurs ornemens et la coupe de
leurs habits, ainsi que la forme de leurs coiffures j mais
ils portent toujours de longues manches , parce qu'elles
leur permettent d'avoir les mains couvertes en présence
de ceux à qui on doit du respect. Voilà les seuls objets
que les Circassiens confectionnent avec talent et même
avec une certaine supériorité 5 mais pour toutes les au Ires
branches de l'industrie, ils sont très-arriérés.
A l'exception du petit nombre d'objels que nous ve-
nons d'indiquer, et qui tous appartiennent ou à leur ha-
billement ou à l'équipement , les Circassiens sont extrême-
ment arriérés dans tous les autres arts. L'agriculture chez
eux est encore à naître, et ils ne retirent presque aucun
profit de la culture de leurs terres. Il n'y a que peu de
tems qu'on a construit chez eux quelques moulins à vent ,
mais l'usage est loin d'en être encore général, car le plus
grand nombre des familles conservent l'habitude de broyer
leur grain dans un mortier, et n'ont point encore pensé
à employer du levain dans la fabrication du pain.
Puisque les Circassiens ont des romances et quelques
inslrumens, il est évident qu'ils ne sont étrangers ni à la
musique ni à la poésie. Il parait en effet qu'ils montrent
plus de goût dans la culture du premier de ces arts que
la plupart des autres peuples de l'Orient. Il y a quelques
années, le fds du Tpr'ince Mehemet Ichandar Oglou ,
le chef actuel de la famille Soupaoh, alla passer quelques
LEURS MOEURS ET LEURS USAGES. 129
jours àKertsh où est un agent russe employé en Circassie;
Ce jeune homme , nommé Karpolet , âgé d'environ dix-
neuf ans, étant entré dans une maison où une jeune per-
sonne touchait du piano, fut charmé delà mélodie de cet
instrument, et quand on lui demanda quel était le mor-
ceau qu'il préférait , il indiqua précisément celui qui était
le plus remarquable et qui avait été le mieux exécuter
La nature est libérale en Circassie. Les fruits de toute
espèce v croissent presque spontanément et sans culture.
Dans les parties méridionales , la vigne rapporte de très-
beaux raisins : on les laisse sécher sur l'arbre pour l'hi-
ver j on en fait aussi du vin que l'on conserve dans des
vases de terre. Le pays est bien boisé , et la grosseur des
arbres indique assez leur grand âge. Le pin, le chêne, le
nover, le buis, le genévrier et le cerisier y sont très-
abondans, et d'une qualité supérieure.
Les forêts immenses dont le pays est couvert pourraient
fournir les élémens d'un commerce considérable en bois
de charpente , et seraient pour le pays une source
abondante de richesses. Mais, pour que les Gircassiens
puissent profiter de tous les dons que la nature a mis à
leur disposition, il faut qu'ils apprennent à la dévelop-
per par l'art , et qu'ils sentent la nécessité du travail.
(The Journal ofthe Rojal Asiatic Society.)
XI.
UN ÉPISODE
DE IiA PESTE DE LCNSHES EN 16Gc
Que le lecteur ne s'attende à trouver dans ce tableau
ni une histoire, ni une description de cette épouvantable
catastrophe qui , en 1665, décima la population de Lon-
dres. C'est un récit sans art, sans prétention , un précis
des circonstances les plus vulgaires qui ont marqué dans
l'existence d'une famille pendant que toutes les péripéties
du grand drame se déroulaient. La vérité et la position
des personnages font tout le mérite de ce récit. Imaginez,
au milieu de la désolation générale qui planait alors sur
Londres , une famille qui , n'écoutant d'autre sentiment
que celui du moi, s'isole, s'entoure des précautions les
plus minutieuses, hélas! bien souvent inutiles, et par-
vient, grâce à elles, à se préserver du fléau. L'isolement
même où le personnage principal se place avec sa famille,
le luxe de précautions dont il s'entoure 5 cette bonne foi
d'épolsme qui concentre toutes ses craintes comme toutes
ses affections dans le cercle domestique, la vive anxiété
qui règne dans cette étroite enceinte, font singulièrement
ressortir tout ce qu'il y avait d'affreux dans la situation
du reste de la ville. Ce récit prosaïque avec tous ses détails
vulgaires donne peut-être une idée plus exacte des hor-
reurs de la peste que les pages les plus sombres du poète
Wllscn, sans toutefois inspirer le dégoût que fait nailre
le tableau analytique publié par Daniel deFoë(l).La rela-
(1) KoTE DC Tn. History of tlie Plague: On peut consullor , sur ce
singulier ouvrage , le beau travail publié par M. Ph. Cliaslcs , sur
UN ÉPISODE DE LA PESTE DE LONDHES EN 1665. 131
tion particulière qu'on va lire, dépourvue de ce qu'on est
convenu d'appeler aujourd'hui du sljle , parut sans nom
d'auteur dans les journaux du tems ; nous la reproduisons
dans toute sa simplicité, telle qu'elle s'est offerte à nous.
— Un épicier en gros de Londres qui demeure dans la
cité, Wood-Street (Cheapside), s'est préservé de la peste
par une suite de précautions dont le récit mérite d'être
conservé 5 c'est de lui-même que j'en tiens les détails , je
n'ai fait que les écrire en quelque sorte sous sa dictée.
La famille se composait du marchand et de sa femme,
ayant chacun quarante à cinquante ans , de trois filles ,
deux fils, deux servantes et un apprenti. L'épicier avait
en outre un second commis dont l'apprentissage était
presque fini , un homme de peine et un petit garçon de ma-
gasin qu'il garda pendant quelque tems 5 mais voyant ap-
procher le fléau , il renvoya le jeune garçon à ses parens,
dans le Staffordshire, et fit au premier apprenti la re-
mise du reste de son apprentissage. Quant au commission-
naire , il ne logeait pas auparavant dans la maison , il n'y
eut pas besoin de le congédier ; mais , comme c'était un
pauvre homme exposé à mourir de misère faute d'emploi ,
et que d'ailleurs il pouvait rendre quelques services, il
fut convenu entre le maitre et lui qu'il viendrait tous les
jours se placer à la porte du magasin depuis neuf heures
du malin jusqu'à six heures du soir pour recevoir ses
ordres , faire ses commissions , en un mot exécuter tout ce
Daniel De Foë, le confident, l'ami de Guillaume III, et auteur presque
ignoré du célèbre Robinson Crttsoé ; trayail qui fait Tivement désuer
la publication prochaine de ÏHistoire de Guillaume III que prépare
cet babile écrivain. Dans les dilTércntes appréciations que nous avons
données du talent poétique de ^Yilson . on trouvera aussi quelques
fragmeus de son poème intitulé : la Cité de la Peste; voyez surtout 1»
9* numéro de la 3' série (septembre 1833 ).
132 t'N ÉPISODE DE LA PESTE DE LONDRES EN 1665.
qu'on lui commanderait. L'épicier ajouta à sa porte un
guichet vitré, aQn de pouvoir introduire ou faire sortir
divers objets selon l'utilité éventuelle. Il posa ensuite à
l'étage supérieur une petite poulie pour monter et des-
cendre les paquets ; c'était par là qu'on descendait les
alimens et la boisson du commissionnaire , ainsi que tout
ce qu'on voulait lui faire parvenir.
Le maître épicier ayantprisle parti des' enfermer avec sa
famille, s'était pourvu de toute espècede provisions , bien
décidé à n'ouvrir jamais la porte sous aucun prétexte. Per-
sonne du dedans n'avait la permission de regarder par les
fenêtres dans la rue, ou d'ouvrir aucune issue, excepté
la lucarne pratiquée exprès au second étage , celle où était
fixée la poulie. L'épicier fit encore revêtir d'une lame de
fer-blanc cette lucarne, dans la crainte que des miasmes
d'infection ne s'infiltrassent à travers les pores du bois.
Chaque fois qu'on l'ouvrait , il avait la précaution de
mettre le feu intérieurement à une trahiée de poudre à
canon. La fumée se faisant jour au dehors avec force, en-
traînait tout l'air qui pouvait avoir séjourné près de la lu-
carne , et ne le laissait pénétrer dans la chambre qu'après
avoir été purifié par le soufre de l'explosion. Tant que
durait cette fumée, on communiquait avec le commis-
sionnaire; mais, dès qu'elle commençait à s'abattre, on
mettait le feu à un autre traînée de poudre.
D'abord le marchand accorda à chacun des membres
de sa famille une livre de pain par jour 5 mais , comme il
avait pu réunir une assez grande quantité de farine, il ré-
duisit la ration de pain d'un sixième , pour y subslilucr de
la galette et quelques autres espèces de pâle qu'on pouvait
pétrir et cuire à la maison. Il acheta aussi trois mille livres
de biscuit qu'il fit mettre dans des barriques, comme s'il
allait les embarquer j le boulanger crut en effet que ce
i
va ÉPISODE DE L^ PESTE DE LOXDnES EX 1665. 133
biscuit élait destiné à Téquipage d'un navire frété par
l'épicier ; mais il le dirigea d'abord sur Queenbite, et de
là il le transporta dans son magasin comme si c'eût été des
drogueries. Il prit les mêmes précautions pour vingt bar-
riques de belle farine. Avant de s'enfermer, l'épicier avait
disposé un petit four dans la cheminée d'une de ses
chambres supérieures. Il était déjà pourvu d'une certaine
quantité de bière -, mais comirx les médecins recomman-
daient à tous ceux qui pouvaient le faire de boire modé-
rément de peur de se laisser abattre, il mit en cave,
outre les drogues médicinales, une quantité raisonnable
de vins, de cordiaux, d'eau-de-vie, et aussi de cette nou-
velle et coûteuse liqueur appelée Eau de la Peste. Lors-
qu'il se fut ainsi approvisionné de pain, de farine, de
vin , etc., il alla chez un boucher deRotherhite (personne
n'était mort encore de la peste de ce coté de la Tamise) 5
il lui acheta trois boeufs et deux porcs qu'il fît tuer , saler
et mettre en baril ^ le tout fut porté par eau à Trigg-
Stairs 5 là , ces approvisionnemens furent débarqués et
chargés sur une charrette qui les conduisit au magasin,
toujours comme si c étaient des denrées d'épicerie. Quant
au lard, au fromage et au beurre, l'épicier s'en procura
pendant quelque tems dans la campagne ; enfin rien ne
lui manquait pour la situation où il allait se trouver.
Ces préparatifs terminés, Tépicier s abstint de s'en-
fermer tout-à-fait pendant quelques mois encore après la
venue de la peste. Quoique l'infection fût terrible dans les
paroisses extérieures , surtout aux environs d'Holborn,
de Saint-Gilles , de Fleet-Street et du Strand, la Cité res-
tait saine, et la maladie ne sévit pas gravement dans l'en-
ceinte de Londres jusqu'à la fin de juin. Dans la seconde
semaine de juillet , les bulletins hebdomadaires annon-
çaient que 1268 malades, dans les quartiers extérieurs j
134 UX ÉPISODE DE LA PESTE DE LQ;vDP.ES EN 1665.
avaient succombé à diverses maladies, mais, dans l'en-
semble des quatre-vingt-dix-sept paroisses, vingt-huit seu-
lement étaient morts de la peste, et pas plus de seize
dans toutes les maisons situées sur la rive droite de la
Tamise.
Cependant , la semaine d'après, ce nombre fut doublé,
et le fléau commençait à s'étendre sur toute la population
intérieure et extérieure comme un torrent. L'épicier dé-
fendit alors à tous les membres de sa famille de sortir
de la Cité pour aller dans les lieux publics , au marché ,
à la bourse ou à l'église ; il avertit aussi tous ses corres-
pondans de la province de ne rien lui envoyer, ne pou-
vant plus recevoir ni expédier lui-même aucune marchan-
dise.
Dès le 1" juillet, l'épicier plaça son commissionnaire
en dehors de sa porte, où il lui avait construit une petite
loge ou niche de portier pour s'y tenir. Le 14 juillet , les
bulletins hebdomadaires accusaient 1,762 maladies de
tout genre, et comme la paroisse de Saint-Alban , "Wood-
Street , fut la seconde infectée dans la Cité, l'épicier s'en-
ferma et se barricada avec sa famille, prenant sous sa
garde toutes les clefs des serrures et des cadenas , en dé-
clarant à tous les siens que si l'un d'eux , fût-ce son fils
aîné ou sa fille, voulait sortir, ne serait-ce qu'à une toise
de la porte, il ne rentrerait plus sous aucun prétexte.
En même tems il cloua tous les volets et tous les châssis
intérieurs de ses fenêtres, à l'exception de l'unique lu-
carne par laquelle on communiquait avec le commission-
naire de la porte.
Jusque-là l'épicier avait acheté de la viande fraîche
d'une femme de la campagne, qui lui certifiait qu'elle
l'apportait du marché de Waltham-Abbcv sans la décou-
vrir en chemin-, mais il l'avertit qu'il ne la recevrait plus
UN ÉPISODE DE LA PESTE DE LONDRES EX 1665. 135
désormais et lui défendit de revf^nir. Quand toute la fa-
mille fut ainsi sévèrement cloîtrée , on savait à peine dans
la maison ce (jui se passait chez les voisins , car on n'en-
tendait plus que le son continu des cloches. Le commis-
sionnaire donnait aussi à l'épicier le bulletin mortuaire
de chaque semaine. Cet homme l'informa enfin que deux
maisons à droite de la sienne étaient infectées , que trois
maisons de gauche étaient closes , et que deux domesti-
ques d'une aulre maison encore à gauche, mais de l'autre
côté du ruisseau , venaient d'être envovés à l'hôpital des
pestiférés, au-delà d'Old-Street.
Il faut remarquer combien il était dangereux à cette
époque pour les pauvres domestiques d'aller en commis-
sion , surtout aux marchés, chez les apothicaires et dans
les boutiques des regratiers où l'on trouvait alors en gé-
néral toutes les choses nécessaires à la vie, excepté la
viande et le poisson.
Ce fut un {^rand contentement pour la famille de l'épi-
cier d'apprendre que les habilans d'une des maisons con-
tiguës étaient partis pour la campagne dès le commence-
ment de la peste , et avaient laissé leur logis fermé , portes
et fenêtres, en dehors et en dedans, sous la garde du
constable et de la police. Les autres maisons voisines furent
envahies par la maladie , et dans plusieurs tous les habi-
tans périrent. Bientôt on distingua les sons d'une cloche
qui pendant la nuit allait et venait dans les rues ; la pre-
mière fois que la famille de l'épicier l'entendit, comme ce
n'était pas le tintement connu de celle du sonneur du quar_
tier, elle fut en proie à laplus vive inquiétude. On distin-
guait bien à la vérité la voix d'un crieur, mais il aurait
fallu ouvrir la porte pour comprendre ce qu'il disait :
impossible de le demander au commissionnaire 5 il ne se
tenait dans sa loge que le jour.
136 LX ÉPISODE DE LA PESTE DE LONDRES EX 1665.
Enfin, le malin, lorsqu'il fut venu, il informa ses
maîtres que le nombre des morts était si considérable,
qu'on avait renoncé à les ensevelir ré(i;ulièrement, et même
à se procurer des cercueils, personne n'osant entrer dans
les maisons infectées : en conséquence, le lord-maire et
les alderraans avaient ordonné que des chars parcourraient
les rues avec un sonneur pour recueillir les corps. C'était
ce qui avait déjà eu lieu dans Holboni, Saint-Scpulcre ,
et CripplegaLe , depuis une quinzaine, mais on commen-
çait à en faire autant dans la Cité , surtout dans Saint-
Olnvp, Silver-Slreet, etc. Comme c'était la paroisse la plus
proche deSaint-Alban, et qu'elle était si tuée de l'autre côté
de la rue, il v avait de quoi avoir peur. En effet , pen-
dant cette quinzaine, depuis le 15 août jusqu'au 30, il ne
mourut pas moins de quatre-vingts personnes dans ces
deux petites paroisses. Il faut dire aussi qu'on comprit dans
ces deux paroisses une partie de celle de Cripplegate, très-
maltraitée parla maladie qui y était arrivée par Saint-Gilles-
des-Champs, où elle avait commencé. Ce fut, pendant la
seconde quinzaine d'août et les premiers jours de septem-
bre , le foyer le plus redoutable de la contagion, qui se
répandit de là vers Bishopsgate, Shoreditch et Whitecha-
pel, ainsi qu'à Stepney.
Pendant le mois d'août et la première semaine de sep-
tembre , on comptait sept à huit cents morts, et même
neuf cents par semaine, dans la seule paroisse de Cripple-
gate. La famille de l'épicier continuait à jouir d'une
bonne santé, et le père encourageait sa femme et ses en-
fans dans l'espoir d'échapper à linfection , quoi qu il
arrivât au dehors. Toutefois, comme ils recevaient tous
les jours de si mauvaises nouvelles , ils commencèrent à se
regarder les uns les autres avec tristesse, se croyant morts
OU à peu près. «Ce fléau redoutable, se disaient-ils, a été
I
UN ÉPISODE DE L.\ PESTE DE LOXDRES EX 1665. 137
sans doule envové par le ciel pour détruire tous les habi-
tans de Londres , et il n'en restera peut-être pas un seul
vivant ! » Pendant cette période critique, l'épicier ordonna
prudemment que toute sa famille coucherait au rez-de-
chaussée ou au premier étage, chacun séparément autant
que possible, en laissant quelques lils inoccupés dans
les chambres supérieures, à l'usage de ceux qui pourraient
tomber malades. Son intention était, dans ce cas, de faire
venir une garde du dehors, qu'on monterait au moyen de
la poulie jusquà la lucarne réservée, pour qu'elle ne tra-
versât pas les autres appartemens, et n'eût de communi-
cation directe qu'avec les malades. Il décida en outre que
si le mal l'atteignait, il serait immédiatement soumis aux
soins exclusifs de la garde , et cju'aucun de ses enfans ne
l'approcherait. Il voulait aussi que s'il mourait, son corps
fût descendu sur la charrette funèbre par la poulie. Ce rè-
glement sanitaire était bien entendu applicable à tous les
membres de la famille qui se seraient trouvés dans le même
cas. Ce père si prudent était chaque matin le premier
levé ; il allait de porte en porte à toutes les chambres , à
celles des servantes et de l'apprenti comme à celles des
enfans, pour leur demander comment ils se portaient, et
lorsqu'ils avaient répondu : Très-bien l il les laissait avec
cette courte réponse : Remerciez-en Dieu.
Les lettres à son adresse étaient remises par le facteur à
son commissionnaire , qui les passait à la fumée du soufre
et de la poudre, les ouvrait, les aspergeait de vinaigre et
les attachait à la corde de la poulie. Parvenues à la lu-
carne , elles étaient de nouveau parfumées 5 malgré
toutes ces fumigations, l'épicier ne les touchait encore
qu'après avoir mis des gants fourrés avec le poil en dehors,
et il ne les lisait qu'à une distance respectueuse , d^ l'aide
138 rx\ ÉPISODE DE LA PESTE DE LONDRES EN 1666.
d'une énorme lentille , puis il les brûlait. Mais lorsque la
peste devint de plus en plus violente, il défendit à ses
amis de lui écrire. Un événement imprévu vint jeter
l'alarme dans la famille et accroître les embarras de notre
brave bourgeois. Un matin, à l'heure accoutumée, on
s'aperçut, en descendant au commissionnaire son déjeuner
composé d'une tasse de bouillon et d'un morceau de viande,
qu'il ne se trouvait pas à son poste, et que le panier res-
tait toujours plein. On n'entendit plus parler du commis-
sionnaire tout ce jour-là et le jour suivant 5 mais le sur-
lendemain lorsqu'on l'appela, une voix étrangère répon-
dit , avec un accent de tristesse, qu'Abraham était mort.
« Qui êtes- vous donc? dit le maître à la personne qui
lui avait répondu.
— Je suis sa pauvre femme, et je viens vous dire que
votre pauvre domestique est mort.
— Hélas! bonne femme, qu'allez-vous devenir?
— Oh ! monsieur , je suis pourvue, j'ai aussi la maladie
et je ne lui survivrai pas long-tems. »
Ces paroles glacèrent le cœur de l'épicier, comme il
le raconta depuis -, mais étant entouré d'un nuage de fumée
de poudre , il ne se retira pas encore et adressa de nou-
velles questions à la pauvre femme :
« Si vous êtes dans une situation semblable , brave
femme, pourquoi ètes-vous sortie de chez vous?
— Je suis venue, monsieur , parce que je savais que
vous auriez besoin du pauvre Abraham à votre porte , et
je voulais vous apprendre la cause qui rempécherait de
s'y trouver à l'avenir.
— C'est bien , continua l'épicier, mais s'il est mort, il
faut que j'en cherche un autre , vous ne pouvez le rem-
placer.
ex ÉPISODE DE LA PESTE DE LOXDHES EX 16G5. 139
•— Non , monsieur , assurément ; mais je vous ai amené
un honnête garçon qui vous servira aussi fidèlement que
mon pauvre défunt.
— Comment puis-je le connaître? et puisqu'il vient
avec vous qui êtes malade , comment puis-je savoir qu'il
n'est pas infecté? Je n'oserai rien toucher de ce qui aura
passé par ses mains.
— Oh! monsieur, dit la femme d'Abraham, c'est un des
hommes sûrs, comme on les appelle , car il a eu la peste ,
il en est guéri , et ainsi il est hors de danger j autrement
je ne vous l'eusse pas conduit. »
C'était plus rassurant , et l'épicier fut charmé d'avoir
un nouveau commissionnaire 5 mais il ne voulut ajouter
foi à l'histoire de sa guérison que lorsque le constable de la
paroisse et une autre personne vinrent l'attester. Pendant
que ceci se passait , la pauvre femme avant répondu à
plusieurs autres questions s'en alla , après avoir reçu quel-
que argent qui lui fut jeté par la lucarne.
Au long retentissement des cloches succéda bientôt ,
dans tous les quartiers , un silence profond : l'épicier et sa
famille ne savaient comment s'expliquer ce brusque chan-
gement^ déjà l'espoir commençait à renaître dans. leur
cœur; mais le nouveau commissionnaire leur apprit que le
nombre des morts était si considérable qu'on ne sonnait
plus pour personne, et que tous les corps étaient également
transportés sur les charrettes publiques . ceux des riches
comme ceux des pauvres. Au milieu de cette calamité,
justement lorsque l'épicier commençait à être très-satis-
fait de son nouveau commissionnaire, d'autant plus qu'il
comptait sur lui comme étant désormais garanti des at-
teintes de la maladie par la maladie même , il fut bien,
surpris un matin de l'appeler inutilement : il l'appela en-
core plusieurs fois tout ce jour-là et le lendemain : pas de
140 UN ÉPISODE DE LA TESTE DE LONDRES EN 1665*
réponse. Il ne put recevoir d'autre renseignement que
celui qui lui fut enfin donné par un watcliman placé à la
porte d'une maison voisine, et qui lui apprit que son second
commissionnaire, Thomas Molins, était atteint de la peste.
« Quelques-uns de ceux qui en étaient guéris deux ou
trois fois , ajoula-t-il , ont fini par en mourir tout de bon.»
Le lendemain le même watchman l'informa que Thomas
Molins avait été emporté par les chars des ensevelisseurs
la nuit précédente. L'épicier ferma immédiatement sa lu-
carne , et fut très affligé de penser que deux malheureux
avaient ainsi perdu la vie pour le sauver en quelque
sorte.
Au bout d'une quinzaine, devenu impatient d'être
tout-à-fait sans nouvelles , de ne plus connaître les bulle-
tins de mortalité , et de n'entendre enfin que le doulou-
reux roulement des corbillards , il rouvrit la lucarne ,
brûla deux traînées de poudre , appela le w atchman , lui
demanda comment il se portait, en lui faisant aussi quel-
ques questions sur la maison au service de laquelle cet
homme s'était placé.
— Hélas ! mon maître, répondit le watchman , tous les
membres de cette famille sont morts, excepté leur jour-
nalier, et encore celui-ci vient d'être transporté à l'hôpital
des pestiférés. Je suis maintenant placé devant la maison
voisine où il y a trois malades et un mort.
Le watchman ajouta que le bulletin de la semaine pré-
cédente était de 800 décès , mais que la peste allait dimi-
nuant d'inlensilé à l'autre extrémité de la ville, dans les
quartiers de Saint-Gilles et d'iiolbnrn dont la plupart des
habitans étaient moils ou partis; mais qu'elle augmentait
épouvantablement du côté d'Aldgale et de Sîepney , ainsi
qu'à Sou:hwark où elle avait é le- jusque-là moins violente
qu'en aucun autre quartier. Il mourait encore quatre à
rX ÉPISODE DE LA PESTE DE LONDRES EN 1665. 1 -1 1
cinq cents personnes par semaine dans la paroisse de
Cripplej^j'ate et environ huit cenls à Stcpney.
Au bout d'un mois, cette famille ainsi récluse com-
mençait à souffrir péniblement du scorbut par l'effet
des alimens salés dont elle se nourrissait : cependant l'u-
sage des limons et du jus de citron. remédia bientôt à cet
inx^onvénient.
Sans parler des maisons marquées d'une croix et de ces
mots : Seigneur , ajez pitié de nous , écrits sur les por-
tes , les rues offraient un triste spectacle. Le pavé était
couvert de gazon. Sur vingt fois que l'épicier ou les siens
mettaient la tète à la vitre du guichet de la porte, ils
apercevaient à peine un passant. Quant aux boutiques ,
elles étaient toutes fermées , excepté celles des apothi-
caires et des regratiers qu'on laissait entrebâillées pour
ceux qui venaient acheter des médicamens ou quelques
provisions. Pas un carrosse, pas une charrette dans le jour,
si ce n'est de tems à autre la voiture de l'hospice des
pestiférés qui allait chercher un malade , tandis que ,
peut-être trois ou quatre fois la nuit , le sonneur pré-
cédait les corbillards en criant : « Apportez vos morts. »
Le maitre de la maison était devenu peu à peu si im-
patient qu'il ne pouvait plus s'empêcher d'ouvrir de tems
à autre sa lucarne pour parler au watchman qui conti-
nuait à se tenir à la porte de la maison fermée 5 mais cet
homme disparut aussi un matin , et l'épicier en eut d'au-
tant plus de regret qu'il avait eu déjà plusieurs fois l'in-
tention de lui donner de l'argent. A quelques jours de là ,
cependant , en regardant à travers la vitre de son guichet ,
il reconnut le watchman qui levait les yeux vers sa mai-
son , et il s'empressa de courir à la lucarne pour causer
avec lui. Le pauvre watchman lui dit qu'il était bien aise
de le voir en vie, et qu'il avait été congédié de la maison
142 LX ÉPISODE DE LA PESTE DE LOM)I\£S EX 1665.
à laquelle il s'était attaché parce que la plupart des habi-
tans étaient morts. Puis il offrit à Tépicier ses services s'il
voulait lui permettre de se placer à sa porte pendant le
jour, comme avaient fait les deux autres commissionnaires.
Cette offre fut acceptée par l'épicier qui jeta au pauvre
homme deux écus dont l'autre le remercia vivement. Il
était installé à la porte depuis quelques jours lorsqu'il put
annoncer à son maître que la mortalité avait diminué dans
la paroisse de 1,837 en une semaine , ce qui avait causé
une grande joie, et qu'il ne mourait plus que deux cents
personnes dans la Cité.
La semaine suivante le chiffre des morts de toute espèce
ne s'éleva pas au-delà de 5,725 , et Cripplegate n'y figu-
rait plus que pour 196, ce qui n'était rien comparative-
ment au chiffre de 886 des semaines précédentes.
Les fils de l'épicier auraient bien voulu que leur père
comme Noé , envoyât une colombe ou qu'il leur permit de
sortir pour aller voir où les choses en étaient. Ils le pres-
sèrent d'autant plus vivement qu'on commençait à en-
tendre le bruit des habilans qui passaient et repassaient
dans la rue 5 mais ils eurent beau le supplier , leur père ne
laissa sortir personne sous aucun prétexte. Deux semaines
après il y eut encore une diminution de 1849 dans le
chiffre de la mortalité^ le watchman frappa à la porte de
l'épicier pour lui dire que le fléau s'en allait évidemment,
puisque le lord-maire avait ordonné que les corbillards ne
feraient plus leur tournée que deux fois la semaine dans
plusieurs quartiers de la ville : en retour de cette bonne
nouvelle, le watchman reçut une bouteille de vieux vin
avec des provisions pour lui et ses enfans.
Cette perspective consolante fut cependant suivie d'une
alarme affreuse pour toute la famille : un instant le maître
lui-même crut être alleinl de la pcïle. On craignit aussi
LX ÉPISODE UE LA IT.STR UK LO.XDKES E.\ 1005. H3
que , de peur de la communiquer , il ne voulût se faire
transporter à l'hospice. Mais sa femme et tous ses enfans
s'y opposèrent en déclarant qu'ils préféraient avoir la
peste avec lui plutôt que de s'en séparer , et qu'ils s'en
remettaient à Dieu pour les conséquences. Par bonheur
une forte transpiration le délivra lui et les siens de leurs
terreurs. Au bout de deux ou trois jours il fut rétabli ,
son indisposition avait été produite par un rhume qu'il
avait pris en restant trop long-tems à la lucarne pour
parler avec le watchman.
On peut concevoir la joie de la famille : l'épicier com-
mença à ouvrir les volets intérieurs des fenêtres pour voir
ce qui se passait dans la rue ; peu à peu les allans et venans
reparurent- quelques boutiques s'ouvrirent, à moitié du
moins • les fiacres faisaient entendre aussi leur bruit ac-
coutumé-, de sorte que, sans interroger le ^vatchman, il
était facile de s'apercevoir que la peste diminuait sensi-
blement, et que les personnes épargnées jusque-là re-
prenaient confiance, dans la cité du moins et du côté de
Cheapside.
On était alors dans la dernière semaine d'octobre , et
l'on n'enterrait plus que vingt-deux morts dans la paroisse
de Cripplegate -, mais le chiffre des décès était encore
assez haut dans Stepney et Soulhwark. Aussi l'épicier se
contenta de s'informer des nouvelles de la ville, et ne vou-
lant rien rabattre de ses précautions, empêcha sa famille
de communiquer avec les gens du dehors. Il prévoyait
que la joie d'être sauvé pourrait rendre téméraire 5 qu'il
y aurait des personnes qui reviendraient dans leurs mai-
sons et s'y serviraient des meubles et des lits qui avaient
été à la disposition des pestiférés , ce qui pourrait bien
ramener la peste. Ce fut en effet ce qui arriva , car vers
le milieu uc novembre le chiffre des moits augmenta tout
144 UX ÉPISODE DE LA TESTE DE LONDRES EX 1665.
d'un coup de 400, il s'élevait alors de 1,000 à 1,400 -,
mais le froid étant survenu , le chiffre ne fit plus que dé-
croître jusqu'à la troisième semaine de novembre où il ne
mourait plus que 652 personnes.
Le P' décembre j l'épicier ouvrit la porte de la rue et
sortit seul sans aucun membre de sa famille, regardant
les rues, les maisons, les boutitjues , mais évitant pru-
demment toute espèce de conversation avec qui que ce fût.
Par le fait, il ne rencontra que peu de personn es de sa con-
naissance. Il vit un grand nombre de maisons qui avaient
été abandonnées ; mais dans quelques-unes les domestiques
étaient revenus , ils ouvraient les fenêtres et les portes ,
allumaient du feu dans toutes les chambres, brûlaient des
parfums et préparaient les appartemens pour le retour de
leurs maîtres. L'épicier rentra au bout de quelques heures,
résolu à garder encore le logis une semaine de plus, et
au bout de ce terme il se transporta avec sa famille dans
une maison de Tottenham-Higli-Cross , faubourg de Lon-
dres, qui n'avait pas été visité de la peste. Là il jouit
du bon air et des provisions fraîches qu'on lui apportait
du marché de Waltham. Sa maison de Londres resta bien
fermée , excepté la porte de la cour dont la clef fut confiée
au watchman •, il envoyait deux ou trois fois la semaine
voir si tout était en ordre. Il demeura à Tottenham jus-
qu'au mois de février , car la peste n'avait pas entièrement
disparu de la Cité pendant les mois de décembre et de
janvier. Il y eut même une seconde recrudescence pen-
dant les derniers quinze jours de décembre, ce qu'on
attribua au retour trop précipité des absens dans leurs
demeures. Mais au commencement de février toute la fa-
mille de l'épicier étant bien rétablie, en santé parfaite,
et la Cité se repeuplant , l'épicier revint dans sa mai-
son , ouvrit ses portes et se remit à son commerce. Le
UN ÉPISODE DE LA PESTE DE LOÎJDRES EN 1665. 145
surplus de ses provisions montait à 1500 livres de pain,
5 barriques de bière, 300 livres de fromage, 5 jambons
et quelques barriques de porc et de bœuf salés. L'épi-
cier distribua le tout aux pauvres du quartier, œuvre
de charité par laquelle il voulut témoigner sa reconnais-
sance à Dieu, cfui l'avait préservé de la peste.
{Retrospectwe Review,)
lO
l\è(e{ïmh$.
JOB LE PHILANTROPE.
C'est un nom que mon ami Job mérile bien , et que
l'emploi de toute sa fortune , les travaux de toute sa vie,
justifient admirablement. Pâlissez , Cbarles Borromée !
baissez la tète, évéque Las Casas! rentrez dans l'ombre,
noble Jean Howard! Qu'êtes -vous auprès de mon ami
Job?
Non seulement mon ami Job a passé sa vie à faire le
bien , mais il n'a jamais manqué de le mal faire. C'est le
plus gauche, le plus empressé , le plus maladroit, le plus
malheureux , le plus malavisé , le plus absurde des phi-
lantropes. Il offre à la fois un exemple de ce que le cœur
humain a de plus sensible et de ce que le malheur de
n'arriver jamais à propos a de plus douloureux. Je le re-
garde comme une belle œuvre de Dieu, comme un instru-
ment providentiel; il ne parait jamais sur la scène de
l'humanité sans être chargé de bonnes intentions 5 il n'y
fait pas un seul pas sans accoutumer ce qui l'entoure à
la patience , à la résignation et a. la douleur. Mon ami Job
est grand.
Je n'ai connu que M. Martin, non pas l'ours, s'il vous
plait, ni le flatteur et le conquérant des bêtes brutes, ni
le peintre de Babylone, mais M. Martin le membre du
Parlement anglais, qui approche un peu de Job lo philan-
trope. C'est M. Martin qui a fait entendre dans la chapelle
JOB LE PHILANTHOPE. 147
Saint-Élienne une voix si éloquenle en faveur des ani-
maux malheureux^ c'est lui dont la parole démoslhë-
nienne nous a rappelé, à nous insensibles, les gémisse-
mens de l'àne accablé de coups par le jardinier , les
angoisses des chats poursuivis par les marchands de peaux
de lapins , et les grandes douleurs des chiens traqués dans
les rues par la police armée de poisons. Quel animal n'a pas
trouvé dans M. Martin un avocat paternel et un protec-
teur zélé ! C'est précisément aussi depuis cette époque que
le roulier , plus brutal encore, charge de coups plus af-
freux sa monture patiente; que le maraîcher redouble de
mauvais traitemens envers sou domestique fidèle-, et que
la race canine a surtout à se plaindre de l'espèce humaine.
Tel est aussi le résultat de tous les efforts tentés par Job
le philantrope. Une fatalité invincible s'attache à ses pas.
Son humanité active tombe partout comme un fléau.
Exécuteur volontaire des bonnes œuvres de Dieu , il a
bien plus de mérite qu'un philosophe ordinaire; personne
ne lui sait gré de ses services. Il en recueille , pour ré-
compense, un peu de haine, beaucoup de mépris, de très-
mauvais complimens , et une renommée équivoque. Il ne
recule pas devant les conséquences de son penchant : il
va toujours. Sa mission se remplit. Dès qu'un ménage est
brouillé, Job, plaçant le doigt entre l'arbre et l'écorce,
ne manque jamais d'élargir encore et d'envenimer la plaie
faite à la confiance et à la félicité matrimoniales. Job ,
d'un air bonhomme, vous dit les vérités les plus dures;
il vous apprend, par humanité, que votre femme vous
trompe; que votre maîtresse vous est infidèle , que l'on
dit beaucoup de mal de votre roman ; que vous n'avez eu
aucun succès dans la dernière soirée du comte un tel;
il vous prémunit charitablement contre la fatuité , la
colère, l'orgueil , le ridicule , la morgue , l'affectation.
148 JOB LE PHILANTROPE.
Sa tirade se termine inAariablement par ces mots : « Il
faut cire indulgent 5 tout le monde a ses défauts. » On
envoie son indulgence à tous les diables-, on maudit les
leçons de Job; on est furieux contre son humanilé. O
conseils perdus! 0 charité mal dépensée!
Il est né riche, eî; la meilleure partie de sa fortune a
disparu , enlevée par sa bienfaisance. C'est très-bien, as-
surément; mais comme il attaque aussi la fortune de ses
amis, comme il a toujours un billet de loterie pour une
veuve à vous faire accepter, un pauvre jeune homme à
vous recommander, un matelot naufragé à signaler à votre
humanité, un marchand ruiné à inscrire sur vos tablettes
d'aumônes, ses meilleurs amis ne le voient guère appro-
cher sans terreur. Quand il se montre, on ferme le tiroir
de son secrétaire, et l'on met la main sur ses poches,
bien qu'il soit le plus honnête homme de la terre : c'est
le quêteur universel. Je dois avouer qu'il choisit ses
momens avec cette merveilleuse et spéciale gaucherie
pour laquelle il est à bon droit renommé. Vous venez de
perdre cinquante mille francs (je désire que vous ayez
le moyen de les perdre); un gouvernement , à la solidité
duquel vous ajoutiez foi, tombe et fait banqueroute ; une
bonne partie de votre fortune s'évanouit : le lendemain
du jour où cette nouvelle vous accable , vous êtes sûr de
voir arriver Job le philanlrope, avec sa canne à pomme
d'or, son air bénin , ses grandes manchettes , son sourire
paterne , son regard sensible et sa voix attendrissante. Il
ne vient pas vous consoler, non ; ni pleurer avec vous,
ni vous offrir un moyen de salut. Rien de tout cela. Pour
la quatrième fois, il vous prie d'inscrire votre nom sur
celte liste de souscripteurs, et de contribuer à la fonda-
tion d'un nouvel hôpital. Pauvre Job ! Dieu sait comment
tu es reçu ! Ne croil-on pas voir accourir avec toi tous
JOB LE PHILANTROPE. 149
ces Grecs, Italiens, Espagnols et Polonais que tu protèges,
tous ces enfans bâtards que tu réchauffes , tous ces orphe-
lins que tu allaites , tous ces incendiés , noyés , avariés ,
suicidés et exécutés (jui ont besoin, les uns d'un toit, les
autres d'un berceau, ceux-ci d'une culotte, ceux-là d'un
diner, les autres d'une tombe ; enfin toute l'armée de tes
enfans? La faible humanité s'effraie à l'aspect de tous
ces maux qu'il faut soulager, et dont tu es le symbole.
Si nous avons aujourd hui des bazars de charité, c'est
à Job que cette belle invention est due : c'est une des
mystifications de son humanité. Là, pour la rétribution
de deux ou trois schellings , le bénévole public a l'inap-
préciable avantage de voir la fille d'une duchesse jouer la
fille de comptoir-, la coquetterie sert de doublure à la
charité ; un billet-doux glissé lestement accompagne la
pièce d'or réservée aux pauvres. Un sourire tombé de si
haut vaut-il une guinéei' un regard tendre ne s'élève-t-il
pas à un prix bien plus élevé .^ et que ne donneriez-vous
pas pour quelques paroles charitables .^ On se plaint donc
à tort de cette nouvelle idée philantropique, dont l'exé-
cution met aujourd'hui en mouvement tout ce qu'il y a
dans Londres de cœurs tendres et de bourses disposées à
s'ouvrir (1).
Vous pensez bien que mon ami Job appartient à toutes
les sociétés de charité, d'humanité et de philantropie,
qui couvrent Londres de leurs afliches. Ses poches sont
pleines de souscriptions; il a trois mille soixante-cinq
motifs pour vous demander de l'argent 5 son sourire est un
artifice 5 la suavité de son regard est un appât trompeur 5
(1) Dans la 1" livraison de cette 3^ série (pag. 187 ) , nous avons
inséré une notice sur cette nouvelle espèce de bazars appelés : fancy
fairs.
150 JOB LE MHLANTROPE.
les iiiflexions caressantes de sa voix sont des pièges : on
le fuit et on Tabhorie.
« Mon cher Svmmons, dit-il un soir à un pauvre
homme qui venait de perdre quaranle guinées à l'écarté ,
mon aimable et bienfaisant monsieur Symrnons {Jub sou-
rit),\o\ii, êtes précisément Ihonime que je désirais le plus
rencontrer. Si vous saviez Tévénement affreux (jui vient
d'arriver (Job soupire), vos yeux se voileraient de larmes.
(Job essuie une larme). Un pauvre fabricant de draps,
une famille intéressante, une vaste manufacture devenue
la proie des flammes ! {Job pleure). Je le sais, vous n'êtes
jamais sourd aux appels de l'humanité, mon cher Svm-
mons (Job lance à Symmons un regard irrésistible de
tendresse)-^ aussi est-ce avec la plus grande confiance que
je m'adresse à vous.»
Le malheureux Svmmons n'attendit pas la péroraison ,
et prétextant je ne sais quelle inquiétude sur la santé de
sa femme , prit son chapeau et s'esquiva. Job est si connu ,
que dès qu'il se montre , le vide se fait aussitôt autour de
lui -, on le fuit comme la peste , le choléra-morbus ou la
fièvre jaune. Combien de fois ne m'esl-il pas arrivé d en-
tendre les femmes de mes amis le désigner à leurs époux
sous les noms variés et peu flatteurs de : Cette peste , ce
fléau, cette calamité, cet ennui, et toute la variété d'ex-
pressions que peuvent fournir les synonymes du dic-
tionnaire. Au détour d'une rue , aperçoit-on son para-
pluie à canne , son chapeau quaker, sa blanche cravatte
de mousseline et son habit noir si bien brossé :, on s'es-
quive de toutes parts-, vous diriez qu'un choc électrique
vient de frapper les passans, qu'une subite averse les
menace. Dans toutes les directions , vous les voyez par-
tir et s'élancer, les uns pénétrant dans une boutique de
pâtissier , les autres entrant chez un ami , quelques-un^
JOB LE PHlLAXTnOPE. loi
faisant chez le mercier l'achat inutile d'une paire de gants ;
rien que pour échapper à Thumanité assaillante de ce
bienfaisant Job. Il m'en a coûté, à moi qui vous parle, une
glace que je n'avais point envie de prendre, un jabot que
je n'ai jamais porté , une canne que j'ai achetée trois fois
trop cher. Un jour même, j'ai mieux aimé subir les dis-
sertations pédantesques du plus ennuyeux et du plus ba-
vard des avocats que je connaisse, que de rester en butte
à l'artillerie de sensibilité, de larmes et de désespoir que le
philantrope allait diriger contre moi. Je venais de l'aperce-
voir dans la rue voisine.
Protecteur-né de toutes les infortunes , il a imité les
Indiens qui, dans leur universelle charité, n'oublient ni
les quadrupèdes, -ni les insectes. Bon Job ! sa maison est
un hôpital d'invalides pour toutes les bétes détériorées ,
mutilées ou malades. Tuer une araignée , il ne le voudrait
pas, ses principes s'y opposent 5 aussi trouvez-vous dans
ses apparlemens tous les modèles possibles des travaux
ingénieux que peut exécuter la (ilandière. Autour de ces
toiles inamovibles bourdonnent toutes les espèces de
mouches. Sur le parquet , galopade éternelle de rats ,
et congrès de tout ce qui rampe, court, se traine ou se
glisse. Un peintre espagnol, dans ses jours picaresques,
aurait été ravi de trouver un tel sujet d'imitation. Vous
devinez que Job n'est pas marié ; quelle femme eut voulu
disputer ses affections à tous les gueux du monde , et les
partager avec tous les chiens et les chats du quartier.^
L'infortunée qui aurait épousé Job se serait vue réduite à
être jalouse d'un matou favori ou d'un caniche abandonné-,
aUssi toutes les femmes se sont entendues pour échapper
à ce triste sort, et Job est célibataire!
Dirai-je dans combien de mauvais pas l'a jeté sa mono-
15^ JOB LE PHILAXTÎIOPË.'
manie bienfaisante ? Il faudrait en faire un livre ; je me
contenterai d'un exemple. Voici ce qui est advenu avant-
hier à mon indiscret philantrope.
Il revenait sur les minuit d'un concert au bénéfice des
pauvres; concert dont l'organisation lui avait coûté un
mal infini et je ne sais combien de courses. La rue était
obscure, quelques lampes nocturnes étincelaient dans
l'ombre , la longue ligne des cochers endormis sur leurs
sièges et le piétinement accidentel de quelques chevaux
donnaient seuls à la ville assoupie un air de vie et de mou-
vement. Aux clartés expirantes d'une lampe de taverne ,
Job crut distinguer sur le pavé deux êtres étendus et im-
mobiles ; il s'approcha. C'était un spectacle repoussant. Un
homme et une femme , tous deux ivres , couverts de hail-
lons et dans un état que je ne voudrais ni décrire ni con-
templer, cuvaient sur le trottoir les libations de la soirée.
Les fibres sensibles du cœur de Job s'émurent tout-à-coup,
sa bienveillance inépuisable s'éveilla : a Pauvres gens, s'é-
cria-t-il! ils se sont un peu amusés ce soir, soyons indul-
gens , chacun de nous a ses défauts. ■
Cocher! cocher ! s'écria M. Job. » Il avait déjà calculé
dans sa pensée bienfaisante à quel péril le couple intéres-
sant serait exposé : le froid , la pluie , une fluxion de poi-
trine , la mort-, c'étaient évidemment, disait-il, le mari et
la femme : couple intéressant par son âge, peut-être par
ses malheurs. Il fallait le mettre à l'abri des intempéries
de la saison et lui procurer un doux réveil , après lequel
le savetier et sa femme , ou le chiffonnier et sa respectable
épouse , se livreraient de nouveau à leur industrie.
« Cocher! répéta M. Job , qui n'avait pas reçu de ré-
ponse de l'automédon endormi , cocher , placez ces deux
personnes dans votre fiacre et conduisez-les au Lion et à
JOn LE rHÎLASTKOPÉ. 163
ï jéncre , grande taverne de Pall->Iall. Vous donnerez ma
carte au maître de riiôlcl, et vous lui direz que je vais
vous suivre. ))
Pavé d'avance, le cocher obéit. Le cou[)le intéressant j
que les plaisirs de la soirée avaient plongé dans l'insensi-
bilité la plus complète , est emballé dans le fiacre et porté
à la taverne. Bientôt arrive Job le pbilantrope.
« Avez soin de ces pauvres gens 5 je paierai tout, s'écrie-
t-il. Ils sont dans un triste état, mais il faut de l'indul
gence -, chacun de nous a ses défauts. »
Job s'en va, laissant une guinée entre les mains de
raul)ergiste , et le cœur joyeux de sa bonne action.
L'homme et la femme, baignés et parfumés, sont roulés
dans les mêmes draps 5 Morphéc et Bacchus les bercent
de rêves gracieux ou tristes; leur mort passagère dure
jusqu'au lendemain matin ; onze heures sonnent et déjà
toute la maison s'étonne de leur long sommeil.
Tout finit, cependant : c'est la loi de nature. Quelle
surprise ! la vieille ouvre les yeux , les frolle , les ouvre
encore, regarde autour d'elle, admire et ne peut revenir
de son étonnement. Ce miroir , cette cheminée , ces ri-
deaux, ce luxe inattendu , ce lit d'acajou , ces draps fins
ne lui appartiennent pas. Ce n'est point là le grenier du
cinquième étage, sa fenêtre aux carreaux verdâlres dont
l'aspect familier l'accueillait au réveil. Où peut-elle être?
Elle se retourne. Un bruit singulier , semblable à celui
d'une pédale d'orgue, retentissait auprès d'elle. O abonuna-
tion ! o scandale ! Un homme dans ce lil; un vieillard rouge
et ridé, une tète chauvel un bonnet de colon sur cette tête !
Imaginez la fureur , l'horreur, l'étonnejnent de la vieille
femme, depuis long-tems veuve, et dont le vice favori
l'avait toujours laissée parfaitement liLre d'un autre vice.
Un long cri témoigne sa frayeur : à ce cri répété; le vieil-
154 JOB LE MIILAXTROPE.
lard se réveille. Je n'essaierais pas de décrire le double
regard de ces deux personnes , inconnues l'une à l'autre ,
et réunies dans cette couche nocturne par l'humanité de
mon ami Job.
«Qu'est-ce que cela signifie .^ cria le mendiant, qui
fixait sur la vieille ses yeux hagards et ébahis.
— Quest-ce que cela signifie , malheureux ? qu'est-ce
que cela signifie ? N'avez-vous pas de honte .-^ vous voulez
donc me ruiner , vous voulez donc me perdre ?
— Ali ! ça, vous êtes donc folle, la vieille.^
— Folle?
— Oui , folle 5 qui diable vous a amenée ici ? »
La vieille, qui n'en savait rien du tout, s'arrêta un
moment : il lui eût été parfaitement impossible de dire
exactement d'où elle venait et où elle était. Elle se con-
tenta donc d'avoir recours à ces exclamations violentes et
furibondes qui ne prouvent absolument rien , mais qui
font beaucoup de bruit j le vieil ivrogne trouva cet accueil
singulier , et bientôt , employant le même moyen , il
fit retentir de ses vociférations les voûtes ordinairement
paisibles de Ihôtel où Job Tavait placé. Le maitre de la
maison, efFravé de celle violence, accourut au bruit. '-,
« Voulez-vous déshonorer mon auberge ? leur cria-t-il
de toute sa force ; vos cris compromettent la réputation
de ma maison.
— Belle maison et belle réputation ! reprit la femme
en fureur.
— Est-ce qu'un mari et une femme doivent se quereller
ainsi ?
— Mari et femme ! s'écrièrent à la fois les deux ivro-
gnes.
— Cette vieille , ma femme ! celte sorcière! »
Ici, l'éloquence de lu vieille devint plus furieuse que
Jon LE MiiLAxrnoPE. 155
jamais. A force de crier, on s'expliqua. » Vous n'éles
donc pas mariés? leur dil l'aubergisle.
— Non cerlainement.
— Ce monsieur si sensible a voulu me mystifier • heu-
reusement j'ai sa carte; la voici. Nous allons ensemble
nous rendre chez lui , et nous verrons. »
Ce fut un trio bien intéressant auquel Job le philan-
trope eut à répondre; l'aubergiste réclamait desdommages-
intérèts, le mendiant était furieux, la vieille femme
exaltait très-haut son honneur. Il fallut marier ce couple
intéressant 5 et mon ami Job paya sa dot.
( Metropolitan . )
NOUVELLES DES SCIEXCES,
DE LA LITTÉRATURE , DES BEAUX-ARTS , ftU COAfMERCE , DES ARTS
INDUSTRIELS, DE l'aGRICULTURE , ETC.
^c$
gc)cience5 ^^Jaturcffcs.
Expériences galvaniques remarquables faites sur le
corps cVuji pendu. — L'action du fluide galvanique sur
le cadavre des animaux , lorsqu'il est appliqué peu de tems
après leur mort, el qu'il est produit par une forte bat-
terie, est si remar(juable, les moUvemens qu'il déter-
mine ont tant de ressemblance avec ceux qui sont le ré-
sultat de la volonté pendant la vie, qu'il est facile de
s'expliquer l'intérêt qu'inspirèrent les premières expé-
riences du galvanisme. On crut presque aussitôt avoir
trouvé , sinon la source mvstérieuse de la vie, au moins
un moven énergique de la diriger, de la réparer, de la
rétablir même peut-être lorsqu'elle serait tout -à -fait
éteinte. Quoique cet enthousiasme se soit beaucoup re-
froidi , aujourd'liui que l'on n'a obtenu presque aucun des
merveilleux résultats que l'on en attendait, cependant le
récit des expériences faites dernièrement à Richmond ,
capitale de la Virginie, nous semble bien fail pour in-
téresser encore: nous laisserons parler l'auteur lui-même.
« Le nègre Ben , âgé de 20 ans, était fort et bien con-
stitué-, le développement du système musculaire indiquait
qu'il était doué dune très-grande force, il resta suspendu
à la potence pendant trente-cinq minutes, et dix minutes
après qu'il en eut été descendu, son cadavre fut remis pav
NOUVELLES DES SCIENCES, ETC. 157
le shériffet Iransporlé Immédiatemenl dans la salle où tout
ce qui élail nécessaire pour les expériences se trouvait
disposé.
» La ballerie galvanique que nous avions à notre dis-
posilion était composée de deux cents paires de plaques
de Wollaslon , disposées dans quatre auges qui communi-
quaient entre elles par des plaques d'étain , mais, d'après
la méthode d'isolement adoptée dans la construction de
cette batterie , elle avait la force d'une batterie de trois
cents à trois cent cinquante paires, construite comme on
le fait ordinairement.
M Aussitôt qu'on fut assuré que le corps allait arriver, 'on
versa le mélange acide dans les auges, et quand le ca-
davre eut éléélendu sur une table, on remarqua que l'ex-
pression de la face était presque naturelle-, elle n'offrait
aucune trace des violentes convulsions que l'on observe
ordinairement chez les suppliciés.
» Un habile analomiste ayant mis à découvert un nerf
important du cou (le nerf de la huitième paire, celui
qui fournit l'influx nerveux aux poumons , à l'estomac et
au cœur) , une longue aiguille d'argent semblable à celle
que l'on emploie pour l'acupuncture fut introduite de
manière à ce qu'elle pénétrât dans le tissu même du cœur :
cette aiguille devait indiquer si le cœur conservait quel-
que irritabilité et servir à la solution d'une question
encore indécise; savoir si le cœur est susceptible d'être
excité par le fluide galvanique. Le pôle positif de la bat-
terie ayant alors été mis en communication avec le nerf, et
le pôle négatif avec l'aiguille d'argent, on n'observa pas le
plus léger mouvement dans le cœur , ce qu'il eut été facile
de voir par les mouvemens que le cœur aurait communi-
qués à l'aiguille -, mais l'action sur les autres parties fut
bien évidente. Les muscles du cou et de la poitrine pré-
158 NOUVELLES DES SCIENCES,
sentèrent des mouvemens convulsifs d'une grande vio-
lence. On eût dit que le sujet avalait avec une grande
gloutonnerie
■» Une aiguille fut introduite alors dans le tendon du
diaphragme (muscle intérieur de la respiration) , et le pôle
positif appliqué sur le nerf de la huitième paire -, aussi-
tôt de légers mouvemens convulsifs s'étendirent sur la
poitrine et l'abdomen , et semblèrent prendre plus d'in-
tensité à mesure que l'acide paraissait agir avec plus de
force sur la batterie. Le fil positif ayant ensuite été ap-
proché d'une aiguille implantée dans le nerf ph rénique
(nerf qui se distribue au diaphragme et joue un rôle
très-important dans la respiration) , le résultat se trouva
être presque semblable à celui de l'expérience précédente;
seulement les mouvemens communiqués à la poitrine se
rapprochaient davantage de ceux que détermine le hoquet.
» L'aiguille portée sur un nerf qui passe derrière les
sourcils (sus-orbi taire) détermina un mouvement des deux
paupières parfaitement semblable au clignement des pau-
pières que l'on fait pour éviter le contact d'un corps
étranger, dirigé du côté de l'œil ; en même tems la joue
du même côté offrait une agitation semblable à celle
qu'éprouvent les personnes qui souffrent d'une névralgie
de la face et du tic douloureux, ou bien encore au mou-
vement que nous faisons lorsqu'une mouche s'est posée
sur la joue et que nous voulons l'en chasser sans prendre
la peine d'y porter la main.
» L'expérience suivante fut faite sur le wer^ fades (celui
qui donne le mouvement à une grande partie de la face) j
quelques h'gers mouvemens dans la plupart des muscles
de la figure en furent le résultat. On remarqua surtout
une contraction et une distension des narines qui ressem-
)jlaient beaucoup à l'expression du dédain ; mais ou n'ob-
DU COMMEP.CK , DE L INDUSTRIE , ETC. 159
serva que faiblemenl exprimés ces jeux si remarquables de
la physionomie lorsque les traits sont aninK's par la vio-
lence de la passion ou par lémolion du plaisir.
» L'un des résultats les plus curieux fut celui que l'on
observa au moment où le nerf qui se rend à la langue (le
grand hypoglosse ) fut touché par le pôle positif. Cet
organe éprouva à l'instant même un mouvement de vi-
bration d'une grande rapidité qui fut comparé à celui
qu'exécute la langue d'un serpent que Ion vient d'exciter^
en même tems les muscles qui sont à la base de la langue
furent aussi agités de vibrations rapides, et l'on distin-
gua le craquement des dents qui frappaient les unes
contre les autres. L'aiguille avant ensuite été portée sur
les muscles qui serrent les lèvres et ferment la bouche ,
on crut voir une personne qui se parle seule et à voix
basse. Cette expérience , qui produisit le résultat le plus
naturel , causa une vraie surprise parmi les spectateurs.
» Les dernières expériences furent dirigées sur les mem-
bres ^ les résultats obtenus furent en raison du volume et
de la force des muscles qui leur servent de leviers. Ainsi ,
l'un des principaux nerfs du bras (le nerf niédiaii) avant
été mis à découvert et en communication avec le pôle
positif de la pile, tandis que le pôle négatif était appliqué
à une aiguille qui pénétrait dans le petit doigt, le bras ,
qui était dans la position horizontale, se leva avec tant
de violence qu'il fallut emplover une grande force pour
le retenir en place. Il fit de nombreux efforts, absolu-
ment comme si le sujet eut été vivant , pour se retirer de
la main de Topérateur qui le serrait avec force; et quand
enfin ce dernier lent lâché, il vint frapper avec violence
contre la poitrine -, on eût dit le bras d'un pugiliste prêt
à se défendre cohlre l'attaque d'un adversaire. Pendant
toute celte exrx'rience la main s'ouvrait et se fermait al-
1 GO KOUVELLES DES SCIEXCES ,
ternatlvement , le bras fléchissait et s'étendait succes-
sivement à peu jnès comme le fait uu laboureur occupé
à semer du grain dans un champ. L'avant-bras présentait,
outre ces grands mouvemens , une espèce de frémisse-
ment continuel semblable h. celui qu'éprouvent les mem-
bres d'un animal qui vient de recevoir un coup sur la
tète. La même expérience répétée sur un autre nerf du
bras (le nerf radial) produisit un effet différent. Les
doigts éprouvèrent un mouvement rapide tout-à-fait par-
ticulier , et qui fut comparé à ceux qu'exécute un joueur
de flûte ou plutôt un violoniste quand il touche les cordes
de son instrument.
)) Ces deux dernières expériences furent les plus remar-
quables, et démontrent plus qu'aucune autre le pouvoir
presque magique de cet agent merveilleux qui pourrait
produire des phénomènes aussi surprenans et absolument
semblables à ceux qu'ont exécutés les membres d'une per-
sonne jouissant de toute l'intégrité de la vie.
» Les expériences sur les membres inférieurs fournirent
des résultats beaucoup moins remarquables ; le corps
était déjà presque froid à l'intérieur , et l'irritabilité sem-
blait presque épuisée. D'ailleurs la force de la batterie avait
considérablement diminué et ne permettait plus d'attendre
des effets aussi énergiques qu'au commencement de l'e.v
périence. ))
Excursion dans les mines de sel de TF'ieliczha , en
Pologne. — Nous empruntons les détails qu'on va lire
au journal du capitaine Balhurst, rédigé lors de son
vova"-e en Russie et en Pologne, pendant les années
1832 et 1833. « Je ne voulais pas quitter Cracovie sans
aller visiter les fameuses mines de sel , à Wieliczka. Un
seul obstacle s'y opposait ; la présence de ma femme;
DU COMMERCE , DE l'iXDUSTRIE, ETC. 161
mais lorsqu'elle connut mon intention, elle me témoigna
le désir de me suivre, accompagnée de nos deux enfans.
Je refusai d'abord , mais je cédai bientôt à ses instances.
» Nous partîmes enfin , et après un court trajet nous
nous trouvâmes aux portes de Wielic/ka. C'est une peliio
■ville située au milieu d'une jolie vallée, au pied d'une des
chaînes des monts Crapacks. A\ ieliczka n'était autrefois
qu'un amas de hameaux ^ mais insensiblement , grâce aux
richesses que répand dans le pays l'exploitation des mines ,
il est devenu l'un des bourgs les plus fashionables du
district. Les salines y furent découvertes vers le milieu du
treizième siècle , sous le règne de Boleslas V , roi de Po-
logne. Casimir-le-Grand régla leur exploitation , et depuis
cette époque, ces salines ont été une source inépuisable
de richesses pour ce pays.
» A notre approche , un des mineurs nous demanda la
permission de nous servir de guide- nous l'acceptâmes
volontiers, a On peut descendre dans ces salines, nous
» dit-il , par deux voies différentes : par un escalier de
» plus de quatre cents marches, ou à l'aide d'une corde 5
)) laquelle vous plait-il d'employer? — Demandez plutôt à
» madame, repris-je en regardant ma femme, qui parais-
» sait fort embarrassée du choix. » Elle aurait mieux
aimé , sans doute , descendre par l'escalier et se ménager
de lems en tems de petits repos -, cependant , à ma grande
surprise, elle opta pour le cable.
M Aussitôt, ou nous aff'ubla de longues tuniques blanches
pour préserver nos vétemenset nousgarantirdel'humidité;
puis , nous nous avançâmes sous une espèce de hangar
où nous attendaient deux petits garçons, une lampe à la
main. Dès qu'ils nous virent arriver , ils découvrirent
l'ouverture par où nous devions descendre, et ramenèrent
à eux un câble d'une grosseur prodigieuse, fixé au-dessus
xr. II
1 G2 . NOIVELLES DES SCIENCES ,
de nos tètes à un cylindre sur lequel il se déroulait. Je fis
asseoir ma femme et mes deux enfans sur l'un des sièges
disposés le long du câble , en ayant soin toutefois de
les attacher à la corde par-dessous les aisselles. Dès
que nous fûmes tous assis, visiteurs et conducteur, à la
faible lueur de deux petites lampes, nous nous lais-
sâmes plonger dans les profondeurs de l'abîme. La corde se
déroulait avec rapidité; à mesure que nous descendions, il
me semblait que la vitesse redoublait ; tant la colonne d'air
que nous déplacions soulevait avec violence nos vétemens.
Notre descente ne fut pas de longue durée 5 en moins de
deux minutes , nous touchâmes au fond : là , un groupe
de mineurs vint nous souhaiter la bienvenue, et nous aida
à nous dégager de nos sièges et de nos attaches. Je re-
connus ce service et cet empressement par quelques pièces
de monnaie , et nos hôles se dispersèrent pour retourner
à leurs travaux 5 il ne resta auprès de nous que notre
conducteur Rlakowicz et les deux petits garçons qui nous
éclairaient. Jusqu'ici, accoutumée à la clarté d'un jour
brillant, ma rétine n'avait pu se dilater assez pour me
laisser apercevoir le monde nouveau où j'étais descendu.
Mais bientôt il me fut permis de contempler la beauté
de ces voûtes épaisses qui se prolongeaient à une distance
immense et que mon œil ne pouvait sonder.
Nous traversâmes de grandes salles , de larges corri-
dors , où le silence n'était interrompu que par le bruit
des outils et le chant de quelques ouvriers dispersés çà
et là. Nous arrivâmes dans une salle assez spacieuse , à
l'entrée de laquelle était la statue d'Auguste II, roi de
Pologne, de grandeur naturelle et faite d'un seul bloc de
sel. « Nous voici dans la chapelle, nous dit Klakowicz. »
Nous étions en effet dans un petit temple consacré au culte
papiste. Au fond était un autel d'un beau travail; sur un
!
DU COMMERCE, DE l'iXDUSTRIE , ETC. 163
des cotés, une chaire magnifique, et tout autour de la nef
des colonnes sans nombre; la voûte s'élevait trop au-dessus
de notre portée pour que les lampes pussent l'éclairer.
A droite et à gauche , nous remarquâmes des statues de
sel rose qui représentaientdeux enfans de chœur, comme
on en voit dans les églises catholiques. « Cette espèce de sel
» est devenue très-rare aujourd'hui, médit Klakowicz, en
» tirant de sa poche une boîte qu'il remit à ma fille; j'espère,
M ajouta-t-il aussitôt en souriant, que vous voudrez bien
» accepter pour mademoiselle ces petits bijoux, qui n'ont
» de valeur que par la rareté de la matière avec laquelle
)) ils sont faits. -» Emma remercia et s'empressa d'ouvrir
la boite , où elle trouva un collier et une paire de boucles
d'oreilles de sel rose. Cet ouvrage était travaillé avec beau-
coup d'art et de délicatesse. Nous passâmes ensuite dans la
salle du Lustre. Le spectacle qu'offre la Klosha ( c'est
ainsi que cette salle est appelée par les mineurs) est majes-
tueux et imposant. Tout autour règne une forêt de piliers
noirs 5 de chaque coté viennent aboutir des corridors
vastes et obscurs; mille arcades se succèdent les unes aux
autres. Du milieu de la voûte descend une immense giran-
dole de sel cristallisé , dont les branches se prolongent au
loin dans tous les sens. Nous marchâmes pendant quelque
tems sans jamais rencontrer d'obstacle ; cependant un mu-
gissement épouvantable se faisait entendre, semblable à
celui d'un torrent grossi par l'orage. C'était en effet le
bruit d'un fleuve souterrain , dont les eaux tombaient
avec force d'une hauteur prodigieuse et serpentaient en-
suite avec tranquillité. Nos enfans ne purent résister à
ce spectacle ! Je priai Klakowicz de les conduire auprès de
quelques ouvriers, dans un endroit moins horrible, et
j'ordonnai à John de les surveiller. Pour nous, nous at-
tendimes le retour du guide au pied de la cascade.
164 XOUNELLES DES SCIENCES,
» Cependant Klakowicz arriva, et nous assura que nos
enfans étaient à l'abri de tout danger. Il nous conduisit
ensuite, en suivant la sinuosité du torrent , sur un petit
escalier d'où nous pûmes apercevoir avec plus de facilité
cette vaste enceinte. Nous avions à nos côtés une centaine
d'ouvriers qui, une lampe suspendue à la ceinture, cou-
paient des blocs de sel ; le fleuve coulait sous nos pas ,
une étendue de sept mille pieds se développait devant
nous ; à gauche était la cascade , et sur notre tête une
voûte que nos lampes ne pouvaient éclairer , et qui s'éle-
vait, à ce que nous assura le guide, à quatre cent trente-
deux pieds au-dessus du sol.
» Nous parcourûmes ensuite une infinité d'autres
salles non moins intéressantes, des corridors de toutes
p^randeurs , des allées de toutes dimensions, dont les
voûtes étaient la plupart soutenues par des piliers de
bois brut. Nous visitâmes ensuite les écuries où quelques
chevaux décrépits se reposaient en attendant l'heure de
la fatigue. Klakowicz nous donna mille petits détails sur
les salines 5 il esquissa en peu de mots le tableau de
leur administration, nous indiqua les différentes branches
de travail qu'elles exigeaient, et porta à plus de douze
cents le nombre d'hommes employés à leur exploitation.
Il nous montra des blocs de sel de cinq à six quintaux,
taillés en forme cylindrique pour les transporter avec plus
de facilité, les tonneaux remplis de débris piles et de
petits éclats. Il nous fit distinguer les quatre espèces de
sel qui forment les roches de Wieliczka. Le sel brut ,
ou sel grossier -, le sel vert , ou zielow ,• le sel blanc ,
appelé 53i7»iAau'a, et le sel cristallisé, transparent, qui
porte le nom de oczhowala. Il nous présenta des morceaux
de sel extraits des strates supérieures , et qui étaient
mêlés avec de la terre glaise, des coquilles et des pélrifi-
DU COMMENCE, DE l'inDUSTMEj ETC. 165
cations; on ne peut employer cette qualité qu'après qu'elle
a été lavée. La première couche de sel pur esta mille pieds
au-dessous de la surface du sol , et la quantité que l'on en a
tirée depuis la découverte de la mine s'élève, d'après les ar-
chives, à plus de 600 millions de quintaux. Nous pas-
sâmes ensuite devant l'obélisque, et nous nous arrêtâmes
dans la salle du Bal. Ici , je ne sais pourquoi , nous n'é-
prouvàmcs pas ce sentiment de grandeur dont nous
avions l'ame remplie dans les autres parties de la mine-,
le nombre des colonnes , Tj-lévation de la voûte , la ri-
chesse des galeries ne frappent plus rimaginalion. Peut-i
être que notre esprit s'accoutume difficilement à voir les
beautés grandioses de la nature s'allier au luxe frêle et
mesquin de nos salons. Klakowicz fit allumer plusieurs
bougies, dont la clarté se répandit dans toute l'enceinte,
et nous pûmes examiner en détail chacune des parties,
chacun des meubles de cette singulière salle. Klako-
wicz était un homme de quarante-cinq ans; pendant sa
jeunesse, il avait été témoin des fêtes magnifiques qui
s'étaient données aux salines. Il nous parla surtout de celle
qui y fut célébrée en 1813 , à l'époque de la retraite du
prince Poniatowski. Ma femme prêtait une oreille atten-
tive au récit animé du conducteur. La moindre circon-
stance de lanarralion l'intéressait, et elle faisait souvent ré-
péter au guide complaisant les particularités qui la frap-
paient le plus. Il fallut cependant quitter la salle du Bal^
et ma femme s'y décida avec peine. Elle aurait très-volon-
liers fait le sacrifice de ce qui nous restait à voir, pour
jouir encore quelques instans d'un spectacle qui s'ac*
comaiodait si bien à ses goûts. On éteignit les bougies 5
et nous sortîmes.
» Nous étions retombés dans les ténèbres , et comme lea
lampes ne nous suffisaient plus , les petits garçons qui
166 NOUVELLES DES SCIENCES,
nous précédaient allumèrent des torches. Après quelques
détours, nous arrhâmes dans la salle du Lac. Ici, à la
lueur des flambeaux se développait à nos veux comme
une vaste nappe , un lac souterrain. L'eau était noirâtre
et tranquille ; sur les rives éloignées s'avançaient des étran-
gers que la curiosité amenait comme nous en ces lieux.
Revêtus de leur blouse grise , éclairés par des flambeaux ,
on aurait dit les ombres des morts privés de sépulture
qui voltigent sur les bords du Styx jusqu'à ce qu'une
-main pieuse creuse une tombe à leur dépouille charnelle.
Pour compléter l'illusion , il y avait sur le Przykos
( c'est le nom du lac ) une barque amarrée à une chaîne
de fer. Une voix lugubre nous demanda d'un ton brusque
si nous voulions nous embarquer. Nous nous appro-
châmes, les autres étrangers imitèrent notre exemple 5
et nous tentâmes ensemble la traversée. Deux bateliers
dirigèrent notre esquif sur les eaux pesantes du lac infer-
nal. Le tourbillon de fumée que répandaient nos torches,
la clarté qui se réfléchissait sur la surface de cette mer
souterraine . le chant des bateliers , le bruit des rames ,
l'agitation de l'eau, ces habits étranges dont nous étions
revêtus , ce vague qu'on ne sait définir , mais que l'on
éprouve dans des circonstances pareilles , tout cela avait
exalté mon imagination, et je laisse à penser si celle de ma
femme était exempte de toute influence. Nous débarquâ-
mes enfin sur l'autre rive , incertains encore si le batelier
n'exigerait pas l'obole des morts.
)) Klakowicz nous fit bientôt descendre aux deux étages
inférieurs; après avoir parcouru avec lui une infinité
d'autres salles également intéressantes, visité les machines,
les pompes, il nous conduisit sous une voûte où pen-
daient des stalactites brillans, des cristaux réguliers et
incrustés de globules de sel semblables à desdiamans. Nous
DU COMMERCE, DE l' INDUSTRIE , ETC. 167
admirions depuis quelque tems ces structures si riches et si
variées, quand, avec le plus grand sang-froid du monde,
Klakowicz vint porter sans le vouloir le trouble dans
notre ame. « Le lieu où nous sommes , dit en s'appesan-
tissant sur les mots le bénin conducteur , correspond tout
juste au milieu du lac que nous avons traversé tout-à-
l'heure. )) A ces mots, ma femme, surprise par un senti-
ment de fraveur auquel elle était déjà prédisposée , pousse
un cri, se dégage de mon bras et court avec précipitation
vers le coté opposé 5 j'abandonne aussitôt le guide et cours
auprès d'elle , mais , dans ce même instant , du fond d'une
salle voisine une explosion se fait entendre, répétée par
tous les échos du souterrain (c'était le bruit causé par un
bloc que l'on venait de détacher à l'aide de la poudre).
Nous crûmes que c'était la réalisation de nos craintes. Je
m'imaginai un instant que les voûtes, aft'aissées sous le
poids du lac, s'écroulaient les unes sur les autres. Vaines
terreurs !
)) Bientôt nous fûmes détrompés de notre erreur, et nous
vîmes approcher Klakowicz qui , en souriant, nous expli-
qua tout le mvstère. Il était tems cependant de quitter ce
sombre séjour oîi nous avions déjà passé huit heures ,
mais qui demanderait plus de six mois , au dire de notre
guide, si l'on désirait le visiter en entier. Nous remon-
tâmes au premier étage , par un escalier taillé dans le sel,
et nous retrouvâmes nos deux enfans un peu inquiets ,
mais heureux de nous revoir. Je laissai quelques schel-
lings à Klakowicz , qui riait sous cape de notre frayeur!;
et après avoir fait attacher au câble qui nous avait des-
cendus une de ces cages qui servent à élever le minerai ,
j'y déposai ma femme, mes enfans, et nous regagnâmes
tous ensemble la surface terrestre. »
16â NOUVELLES DES SCIEXCES ,
Progrès de la Littérature, des Sciences et des Beaux-'
u4rts au Brésil(\). — Le Brésil, si fécond en productions
naturelles, ne l'est pas moins en hommes de talent. Elle a
eu ses poètes, cette nation née d'hier, ou plutôt le Brésilien
naît poète et musicien : à l'ombre de ses hauts palmiers ,
aux sons d'une agreste mandoline, sa verve s'épanche en
accords mélodieux , comme la brise de ses forets. Aussi,
quoique pendant trois cents ans, depuis la prise de pos-
session par don Pedro Cabrai, pas une académie, pas une
institution littéraire n'ait été fondée dans ce vaste em-
pire , le Brésil avait cependant dès le dix-septième siècle
ses poètes, poètes malheureux, il est vrai, auxquels il
était défendu de pleurer les tourmens de la patrie, mais
dont les ouvrages révèlent un profond sentiment poé-
tique. C'est Benlo Teixeira, auteur de la Prosopopéei,
Bernardo Yieira , l'un des défenseurs du Brésil dans sa
lutte contre la Hollande^ Manoel Bolelho, qui publia la
Musique du Parnasse , divisée en chœurs de vers portu-
gais, espagnols, italiens et latins, ouvrage bizarre, mais
qui , dans son originalité offre des beautés de plus d'un
genre ^ Brito de Lima, qui composa la Cesarea à la gloire
du gouverneur de Pernambuco, Fcrnandès César , et Sal-
valor Mesquita , qui écrivit en latin un drame intitulé :
le Sacrifice de Jeplité.
A celte époque, le Portugal, à l'instar de l'Espagne ,
faisait tous ses efforts pour arrêter au Brésil le progrès de
l'intelligence et des lumières. Deux siècles s'écoulèrent
(l) Une grnnilo partie des documcns (jui ont servi à rédiger cet article Ont
clé cmprunles au nouveau numéro di? l'Institut historique, puLliJ sous les aus-
|>iec5 de toutes les nolabililés de rcpor[HC,
DU COMMERCE, DE l'iNDISTME, ETC. 169
sans que les arts fissent un pas hors des couvens; le gou-
vernement portugais semblait vouloir les concentrer dans
ces enceintes. De vastes temples furent dessinés et exécu-
tés en Portugal , puis transportés en Amérique, pierre par
pierre-, tout arrivait numéroté. C'est ainsi que fut con-
struite l'église de la Concepîion à Baliia. Le Brésilien
n'avait qu'à joindre les pièces^ il lui était défendu d'ap-
pliquer ses facultés intellectuelles, même aux arts méca-
niques les plus grossiers.
Cependant, malgré ces entraves , le génie commen-
çait à dissiper les ténèbres : des Brésiliens furent ap-
pelés à Lisbonne pour rédiger le Dictionnaire de la
langue portugaise-, et l'université de Coimbre compta des
Brésiliens au nombre de ses plus habiles professeurs. D'un
autre côté les colons portugais, trainanlà leur suite des mil-
liers d'Africains, se servaient deleurs bras pour exlraii e l'or
des mines. Devenus riches, ils éprouvaient bientôt le be-
soin du luxe , et pour le satisfaire, ils faisaient apprendre à
leurs esclaves la musique et la peinture 5 quelques-uns de
ces fortunés nababs envoyèrent même leurs nègres étudier
les arts en Italie. L'un d'eux , Sébastien , décora , à son
retour à Bio-Janeiro, l'église de San-Francisco avec
beaucoup de goût, et ses fresques , qui ne manquent ni
de noblesse ni de grâce , apparaissent comme un vague
reflet des loges du Vatican. Les couvcns eurent aussi
leurs esclaves artistes, et la postérité libre qui se presse
aujourd'hui sous leurs péristyles est loin de croire qu'ils
ont été élevés par des mains chargées de chaînes. C'est
encore à cette race méprisée que l'on doit la construction
du magnifique aqueduc de Canoca et de la superbe fon-
taine qui décore l'une des principales promenades de
Bio-Janeiro.
La littérature ne resta pas étrangère à ce mouvement
artistique : dès le commencement du dix-huitième siècle ,
170 NOUVELLES DES SCIENCES,
le Brésil vit fleurir Francisco de Almeïda, qui publia,
dans la langue de Virgile, son Orphée Brésilien. Le Par-
nasse américain, et la Brasiléide, ou la Découverte du
Brésil , sont encore des productions de la même époque.
Certes , ces ouvrages ne sont pas des chefs-d'œuvre , mais
ils servent du moins à marquer le point de départ d'une
littérature dont l'horizon s'étendait chaque jour ^ en effet
des écrivains du premier ordre ne tardèrent pas à pa-
raître. Duraô , dans son Caramuru ^ poème national des-
tiné à célébrer les aventures du jeune Diego, jeté sur les
plages de San-Salvador , et Basilio da Gama, dans son
Uraguaj^ ou la Guerre des Missions , chantent comme
Homère sans cesser d'être Brésiliens ; l'infortuné Gonzaga,
dont les bagnes d'Afrique furent le tombeau, rappelle dans
ses vers tantôt la poésie mélancolique des Tristes d'Ovide,
tantôt les gracieuses compositions du chantre de Téos.
Enfin, Caldas et San-Carlos, philosophes, orateurs et poè-
tes, célébrèrent dans des hvmnes religieux les mystères
du christianisme. Ces divers travaux et beaucoup d'au-
tres donnèrent l'impulsion au génie national ^ en dépit
de la métropole les arts et la poésie ne sommeillèrent plus
au Brésil, et ils étaient déjà préparés au progrès quand
Jean VI débarqua.
Les artistes qui accompagnaient Jean VI ne s'élevaient
pas au-dessus de la médiocrité; aussi trouvèrent-ils parmi
les nationaux des hommes beaucoup plus habiles qu'eux ;
entre autres, José Léandro, qui obtint le premier prix au
concours pour le grand tableau du maitre-aulel de la cha-
pelle royale, et José Mauricio, enfant de douze ans, dont
le premier jet fut une messe à grand orchestre. La cour
surprise eût voulu l'opposer à Marcos, le plus habile
compositeur de Lisbonne -, mais il était encore ab-
sent. Enfin Marcos arrive , et se trouve face à face avec
un rivai imberbe, qui n'avait jamais vu Tlulie. La lut
DU COMMERCE, DE l' INDUSTRIE , ETC. 171
commence, Tenvie fermente dans le cœur du Portugais ;
mais le génie du Brésilien était tellement hors ligne, ses
compositions se multipliaient avec tant de rapidité, que
l'opinion publique se prononça pour lui. La manière de
Marcos n'était pas dépourvue d'agrément-, mais son style
était mesquin , et sa musique la même au théâtre qu'à
l'église. José Mauricio, lui au contraire, était doué d'une
exquise sensibilité; il variait à l'infini le genre de ses
compositions; ses notes mélodieuses allaient à l'ame, et
long-tems après qu'on les avait entendues , elles produi-
saient encore de vives sensations.
Jean VI, prince faible, sans talent et sans énergie, fai-
sait cependant tous ses efforts pour favoriser l'émigra-
tion au Brésil et cherchait à s'environner de quelque
éclat. En 1807 , époque de son arrivée en Amérique,
il transféra à Rio-Janeiro l'académie de marine consa-
crée aux sciences mathématiques , aux sciences physico-
mathématiques, à l'étude de l'artillerie, de la naviga-
tion et du dessin. Trois ans après, suivant les conseils
du comte de Linharès , son ministre , il fonda dans la
même ville une académie militaire dont les cours étaient
de sept ans , et où l'on enseignait les sciences mathé-
matiques , la stratégie et l'histoire naturelle ; enfin ,
quelques années plus tard , deux écoles médico-chi-
rurgicales s'élevèrent à Rio-Janeiro et à Bahia. Dès-
lors la jeunesse brésilienne , sans traverser l'Atlantique,
put disposer, au sein même de la patrie, de quelques
moyens d'instruction ; moyens imparfaits sans doute ,
mais que bien peu de fortunes pouvaient aller chercher en
Europe.
Dans cette période, le Brésil compte un grand nombre
d'illustrations scientifiques. Nous citerons parmi les noms
les plus recommandables , José-Bonifacio d'Andrada,
172 NOUVELLES DES SCIENCES ,
philologue et minéralogiste, qui a écrit de curieux mé-
moires sur celle branche inléressante de l'histoire na-
turelle ; le docteur Mello-Franco , auteur d'imporlans
travaux sur Tart médical -, le frère Léandre , illustre bo-
taniste à qui l'on doit l'introduction de la culture du
thé au Brésil ; Silva Lisboa , homme d'une immense éru-
dition , auteur de divers écrits sur la législation commer-
ciale, etc., etc.
Malheureusement Jean YI, tout en accordant au Brésil
quelques établissemens d'instruction publique, craignait
les conséquences du progrès des lumières dans ce pays,
et cherchait à en maîtriser l'élan. Inutiles eiïbrts : treize
ans s'étaient à peine écoulés depuis l'arrivée de la cour de
Portugal, et dt^à la nation se refusait au svstème étroit de
Jean VI, lorsque la révolution d'Oporto vint donner une
direction nouvelle aux affaires de la monarchie portu-
gaise. Le roi et la famille royale, à l'exception de don
Pedro, quittèrent Rio et entrèrent dans le Tage, le 3 juil-
let 1821. Depuis cette époque, la rupture du Brésil avec
la métropole, son émancipation , furent l'eûet inévitable
de nouvelles exigences. Cinq ou six ans après le triom-
phe de l'indépendance, deux écoles de droit furent fon-
dées à San-Paulo et à Pernambuco, où plus de quatre
cents élèves se livrent chaque année à l'élude du droit
et de l'économie politique. Enfin, en 1832, les an-
ciennes académies de médecine de Bahia et de Rio ont
été établies sur un nouveau plan, et aujourd'hui, à de
très-rares exceplions, les savans du Brésil suivent de
près le mouvement scientifique qui s'opère en Europe.
Ainsi le génie naturel du peuple brésilien, libre des en-
traves long-lems opposées à son développement, réalise
chacjue jour les espérances qu'il avait lait concevoir.
Encore quelques années, et le Brésil n'aura rie u à en-
DU COMMERCE, DE l' INDUSTRIE , ETC. 173
vier, pour les sciences , à l'Amérique seplenlrionale, qu'il
laisse déjà loin derrière lui sous le rapport des beaux-arts.
En effet, dès que Jean YI eut pris la résolution de se
fixer au Brésil , ses amis et ses courtisans firent tous leurs
efforts pour environner sa nouvelle cour de tous les pres-
tiges des arts : l'Italie lui fournit de brillans virtuoses,
et l'orchestre de la chapelle royale fut porté à 50 chan-
teurs et à 100 instrumentistes-, enfin la France, toujours
si féconde en célébrités de tout genre, kii envoya une
colonie de savans et d'artistes. M. Le Breton, ancien se-
crétaire perpétuel de la classe des beaux-arts de l'Institut,
partit pour le Brésil, accompagné de M. Debret , peintre
d'histoire, des frères Taunay, l'un paysagiste, l'autre sculp-
teur, de Grandjean , architecte, d'Ovide, mécanicien,
des frères Ferrez , sculpteurs et graveurs de médailles,
de Pradier, graveur d'estampes, et du musicien Neu-
com. Malheureusement des dissenlions politiques vinrent
paralyser l'impulsion donnée par la science et le talent.
Neucom revint en France, Taunay le paysagiste l'ac-
compagne, Taunay le statuaire meurt, et les autres at-
tendent encore, retenus par une dernière lueur d'espé-
rance. Cependant les commotions politiques continuent ;
mais Jean VI passe en Portugal 5 un autre gouvernement
s'installe, rindépendance brille enfin : alors de nouveaux
projets se préparent, de nouveaux travaux s'exécutent,
et malgré quelques entraves, les fondations de l'Académie
des sciences et des beaux-arts s'élèvent. Le 5 novem-
bre 1826, en présence de l'empereur et de la famille im-
périale, le corps académique est installé-, et en moins de
trois ans , dans une série d'expositions , M. Debret révèle
au public les progrès rapides de ses élèves ; tandis que la
musique, encouragée par le concours actif de don Pedro,
donnait des productions vraiment remarquables. Grâce
174 NOUVELLES DES SCIENCES ,
à ces efforts soutenus, une révolution s'est opérée dans
les esprits 5 la culture des beaux-arts n'est plus confiée à
des mains esclaves , et aujourd'hui les personnages les
plus riches et les plus recommandables de Rio s'hono-
rent de cultiver quelqu'une de leur branches, et rivali-
sent souvent avec des artistes de profession.
Résultat des Sociétés de Tempérance aux États^
Unis. — Quelle que soit la cause à laquelle on attribue le
vice que les sociétés de tempérance sont destinées à dimi-
nuer, sinon à faire disparaître lout-à-fait, il est générale-
ment admis qu'il fait plus de ravages en Amérique que dans
aucune autre contrée ^ tous les Européens qui ont visité
ce pays s'accordent à y représenter l'abus des liqueurs
alcooliques comme beaucoup plus étendu et plus funeste
que dans aucune partie de l'ancien monde. Soit qu'on
voie la cause de cette différence en faveur des nations
européennes dans le bas prix des boissons enivrantes et
dans la facilité de se les procurer, soit que l'imitation ,
qui entre pour une part si considérable dans toutes les
actions de l'homme, tende à perpétuer et accroître ce
vice parmi les nombreux émigrans qui y arrivent de
toutes parts, disposés à contracter de nouvelles habitudes,
celte infériorité de la civilisation américaine a été vive-
ment sentie par quelques hommes éclairés qui se sont
efforcés d'arrêter les développemens ultérieurs de ce vice
dégradant.
La religion était sans frein contre un ennemi aussi me-
naçant-, les lois ne pouvaient l'atteindre; il ne restait
d'autre moyen de le combattre que l'association et les
1)L CUMMLKCE, DE l/lNDtSTRIE , £i(>. 175
secours qu'elle a à sa disposition. Des associations se for-
mèrent donc dans le but de renoncer complètement à
l'usage des liqueurs alcooliques; des publications furent
faites et souvent distribuées gratuitement; des annonces
et des articles furent insères dans les journaux; des dis-
cussions publiques eurent lieu dans de grandes assem-
blées, pour favoriser l'établissement de ces sociétés que les
ministres du culte recommandèrent aussi dans leurs pré-
dications , en même tems que des aj^ens, nouvelle espèce
de missionnaires, traversaient la contrée dans toutes les
directions. L'imprimerie de la Société de Tempérance de
New-York a seule fourni, pendant la dernière année,
438,500 exemplaires de publications destinées à fixer l'at-
tention du public sur le but de cette société : elles ne
comprenaient pas moins de 80,000,000 de pages in-12.
La Société de Tempérance de l'état de Massachussets,
formée en 1826, fut la première de ces sociétés établies
dans les Étals-Unis qui eût quelque importance. D'après
le rapport de la Société de Tempérance américaine, publié
en mai 1833, 6,000 sociétés de tempérance ont été orga-
nisées depuis 1826; 2,000 distilleries ont été fermées;
5,000 raarcbands ont été obligés d'abandonner le com-
merce des liqueurs spiritueuses; 5,000 ivrognes ont re-
noncé à leurs habitudes , et se sont fait remarquer par
leur sobriété qui leur a permis de rentrer dans la société;
enfin 700 navires ont fait des voyages plus ou moins longs
sans emporter de liqueurs spiritueuses.
Ces boissons sont défendues à l'armée , et presque aban-
données dans la marine. Depuis que la dernière réunion
a eu lieu, cette espèce de réforme a fait encore d'im-
menses progrès. On estime que le nombre des signataires
de l'acte d'association s'élève maintenant à plus de
1,500,000 , et il est certain que dans le prochain compte-
176 NOUVELLES DES SCIENCES,
rendu de la société le nombre des signataires se sera accru
au moins dans le rapport de 33 p. %• Le numéro de
février de Tempérance Magazine contient les signatures
de près de 2,000 médecins, tant anglais qu'américains,
qui affirment que l'usage des boissons fortes n'est jamais
nécessaire pour les personnes en santé , et qu'au contraire
il est bien fréquemment la cause de maladies graves, et
que même il détermine quelquefois la mort.
Un fait qui vient bien à l'appui des heureux résultats
qu'on peut espérer pour la santé publique de l'établisse-
ment des sociétés de tempérance , et qui a été signalé dans
le premier volume de Tempérance Qaarterlj Magazine,
c'est la différence que l'on a observée à Albanv pendant la
durée du choléra, dans la mortaltié des différentes classes
de la société. La population d' Albanv est de 26,000 indi-
vidus, dont 5,000 sont membres de la Société de Tempé-
rance. Le nombre des morts attribués au choléra en 1 832
a été de 336 , dont deux seulement étaient membres de la
Société de Tempérance.
y4ccroissement de la mortalité à Boston. —C'est un
fait bien digne d'être constaté que , tandis que, sur l'an-
cien continent , la mortalité décroit avec les progrès de
la civilisation, elle suit au contraire une marche ascen-
dante en Amérif[ue. Ainsi à Boston , tandis qu'en 1823,
sur une population de 36,000 habilans, on ne comptait
que 726 morts, c'est-à-dire 2 cas sur 100 habitans, en
1820 celte proportion était de 2. 1 ; en 1830 de 2. 2, et
en 1833 de 2. 5. La population de Boston était en 1820
de 43,000 habitans ^ en 1825 de 58,000; en 1830 de
61,000, et en 1833 de 64,000. Le tableau suivant in-
dique l'accroissement progressif de la mortalité dans le
cours de ces vingt dernières années ; on verra qu'il n'a
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTHIE , ETC. 177
pas clé en rapport direct avec raccroissemeiit de la popu-
lation.
ANNtES. ClIIFPF.i: TOTAL
de la morlalitc.
1813 786
181i... ., 727
1815 854
1816 904
1817 907
1818 971
1819 1;070
1820 1,103
1821 1,420
1822 1,203
1823 1,154
1824 1,297
1825 1,450
1826 1,254
1827 1,022
1828 1,224
1829 1,221
1830 1,125
1831 1,424
1832 1,761
1833 1,476
Total 25,016
INTLMPERANtE.
CONSOMPTION.
SllCIDE.
19.5
0
0
153
0
1
190
0
6
180
5
4
221
0
. 5
138
2
4
174
11
4
220
31
6
192
30
2
166
25
5
183
10
3
242
22
5
220
23
4
231
38
5
178
25
4
217
34
9
203
30
5
193
19
S
203
38
12
246
44
ç
240
40
14
4,193
1 :
/i25
112
!Nous avons consigné dans ce tableau les trois causes
de mortalité qui nous ont paru les plus intéressantes à in-
diquer : les suicides , l intempérance et la consomption.
Les deux premiers cas , comme on voit, se présentaient
bien rarement il y a vingt ans -, leur progression est au-
jourd'hui effrayante. Quoique la consomption ne fasse pas
de progrès relativement, il n'est pas moins étonnant que
celte seule maladie entre pour un septième dans les causes
de mortalité.
178 NULVELLES DES SCIEXCES ,
J^ille antique de V Hindoustan , dont les ruines ont été
découvertes en nettoyant un canal. — Dans une lellre
adressée à la Société Asiatique, le capitaine Canlley,
surintendant du canal de Douab, annonce l'envoi d'un
certain nombre de médailles très-intéressantes, destinées
pour le musée, qu'il dit avoir été trouvées sur l'empla-
cement d'une ancienne ville bàlie vraisemblablement par
les Hindous , mais maintenant ensevelie à cinq mètres en-
viron au-dessous de la surface du sol. Il résulte de la
courte notice qu'il donne sur cette découverte , qu'elle a
été faite en nettovant le canal de Douab, au-dessous et assez
près de la ville de Behut , que la carte de Rennell place
par 26° et quelques minutes de latitude septentrionale
et 78° 50' environ de longitude. Le canal ayant été mis à
sec , on ne tarda pas à trouver au fond des médailles et
divers autres objets enfouis parmi les débris de vieux ais,
de vieilles planches. « Je dois faire observer , dit le capi-
taine Cantlev, que la direction du canal actuel est tout-
à-fait distincte de celle que suivait, dit-on, l'ancien.
Lors donc qu'il n'existerait pas d'autres preuves du con-
traire, on ne serait point autorisé à soutenir que tout ce
qu'on a trouvé dans ce canal y a été entraîné par l'eau,
comme on l'a dit plus d'une fois en pareil cas. »
Voici comment est composée une coupe verticale prise
sur le canal , dans cette partie où la surface du sol est
beaucoup au-dessous du niveau de celle où est bâtie la
ville de Behut.
Le sol, à la surface, est en partie cultivé, en partie
couvert d'herbes sauvages. Immédiatement au-dessous se
trouve une couche de sable de rivière de 4 pieds 1/2
DU COMMERCE, DE L IXDLSTIUE, ETC. 179
(1 mètre 368 centimètres) 5 vient ensuite un lit très-peu
épais de sabl(3 , dans lequel sont quelques débris de bois
ou de plancbes. Au-dessous est une couclie d'argile rou-
geâtre mêlée de sable, et dont l'épaisseur est de 1 2 pieds 1/2
(3 mètres 80 centimètres). Sous cette dernière coucbe
est l'emplacement de l'ancienne ville, dans une terre
noire, épaisse de 6 pieds (1 mètre 824 centimètres), et
remplie d'os , de poteries , etc. 5 on a trouvé les pièces de
monnaies et les autres objets envoyés par le capitaine
Cantley au muséum.
Le sol sur lequel la ville parait avoir été bâtie est très-
noir , rempli d'os et de débris de vases de différentes
formes. Il s'y trouve, en outre, des briques très-grandes,
et qu'on dirait, à la manière extraordinaire dont elles sont
faites , avoir été destinées à servir dans la maçonnerie
circulaire des puits -, des morceaux de scories sortis de
fourneaux à fondre le fer, fourneaux dont on n'a jamais
connu l'usage à Behut ; des pointes de flècbes , des an-
neaux , des grains de verre de différentes sortes. En un
mot , c'est un autre Herculamun , et tout porte à croire
qu'on pourra y pousser beaucoup plus loin les découvertes.
Le secrétaire de la Société Asiatique a publié la note
suivante , au sujet de la lettre du capitaine Cantley :
« L'époque où existait la ville souterraine dont il est
question dans cette lettre peut être assignée ou plutôt
renfermée avec assez d'exactitude dans des limites connues,
grâce à la découverte très-précieuse de beaucoup de pièces
de monnaies enfouies à la même place que les briques et les
os. Les monnaies appartiennent à trois classes différentes
que M. Wilson a déjà fait connaître dans un mémoire inséré
dans le dix-septième volume des Recherches Asiatiques.
» 1° Une de ces pièces portantla figure d'un homme avec
une cotte de mailles , offrant quelque chose sur un petit
autel, peut être regardée comme monnaie indo-scythe.
180 NOUVELLES DES SCIENCES,
M. Wilàon pense, avec beaucoup de probabililé, que celle
pièc peul êlre d'une dale rapprochée du commencement
de Tère chrélienne. Sur vingl-six médailles de celle pre-
mière espèce, une seule est assez bien conservée pour en
reconnaître l'empreinte.
» 2° La plus grande partie des monnaies envoyées par
le capitaine Cantley sont semblables à d'aulres dont on
a donné la figure dans le même volume des Recherches
asiatiques, mais on ignore entièrement ce qu'elles étaient.
Les unes et les autres portent un élépbant sur une de
leurs faces , et sur l'autre un ou plusieurs monogrammes
particuliers. Quelques-unes diffèrent , et portent sur leur
revers le taureau des brahmines, et sur la tranche une
inscription en caractères inconnus.
M 3° La dernière espèce de ces monnaies est en argent.
Ce sont des pièces épaisses et carrées , sans aucune im-
pression régulière, mais portant simplement plusieurs mar-
ques, comme il est vi\iisemblable que cela se faisait avant
qu'on eût généralement adopté l'usage de battre la monnaie.
La collection de Mackensie contient un grand nombre de
ces médailles, mais sans rien donner de certain sur leur an-
cienneté , sans pouvoir même garantir si ce sont de vraies
médailles. La découverte nouvelle pourra servir à résoudre
ces deux points. Toutes ces médailles doivent être posté-
rieures à l'existence des dynasties indo-scythes dans laBac-
Iriane, et appartenir à une époque où, comme aujourd'hui
en Chine, l'argent avait généralement cours au poids,
tandis que les métaux inférieurs circulaient comme signes
d'une valeur nominale fixe.
» La découverte de ces médailles , très-précieuse en
elle-même, ne forme qu'un dos points sans nombre qui
sera sans doute éclairci par cet llerculamun oriental.
L'apparence et l'état des dents et des os envoyés par le
capitaine Canlley offrent également un grand intérêt. Ils
DU COMMERCE , DE L*IXDUST1\IE , ETC. 1 SI
ne sont pas enllèrement cli'pouilk's de loule leur matière
animale, mais celle-ci est en {^rancle partie remplacée par
du carbonate de chaux.
Confession d'im Phansêgar. — Nous avons entretenu
plusieurs fois nos lecteurs de Texistence d'une association
de bandits connue dans l'Inde sous le nom de thogs ou
pha7isègars(\). Malgré les précautions que prend le gou-
vernement pour purger le pays de ces hommes qui con-
sacrent leur vie à cette horrible profession, il ne paraît pas
que le nombre en diminue sensiblement. Nous allons ré-
péter, d'après le Mofussil Ulbav (journal publié dans la
Présidence de Calcutta), les détails qu'a donnés sur sa vie
un des chefs de cette secte.
CO>FEPSIO>; DE BnUMMA , FILS DE CHIDDA lODLEE,
« J'étais d'abord batelier à Mehadee Ghat. Runnous-
Monshee , jeinadar des thogs, passait souvent dans la
province de Douab pour se rendre à sa demeure , a Bys-
kapourous ; c'est pendant ses fréquens voyages que je fis
connaissance avec cet homme. Nous nous liâmes bientôt
d'amitié 5 Runnous me fit quelques confidences et me per-
suada un jour de quitter mon état de batelier pour le
suivre'^ il me promit de me donner les trois quarts des dé-
pouilles du voyageur que j'aurais étranglé. Séduit par
l'appât du gain , je me fis recevoir membre de la religion
des thogs; il y a de cela neuf ans. Pendant six ans, je
fus le compagnon avoué de ce jemadar. Mais un jour, à
la suite d'une dispute que j'eus avec lui, je le quittai et
m'attachai à la bande de Kesaree, un des soubadars de
notre association que l'on a arrêté depuis quelque tems»
Avant son arrestation, je m'étais mis à la disposition de
(1) Voyez les cuiiciix articles qilc noUs avons publics sur celle secte
homicide dans le 8' ^'uméro delà 2* série, et dans le 7' de la troi»
iêÛ NOUVELLES DES SCIE^"CES,
deux autres jemadars : Mirza et Futlch. J'ai succédé,
il Y a pas long-tems , au soubadar Kesaree ; et c'est de
cette époque seulement que je perçois les droits de je-
madar.
» Un de nos confrères, Harou, fils de Ramden Lhodee,
a dit dans sa déposition que deux brahmines avaient été
assassinés dans le district dcMoradabad et qu'on les avait
ensevelis bientôt après 5 cela est vrai. Il a dit aussi que
deux autres brabmines furent étranglés dans le Surrou-
mannagur, et que Bbinma , Kesaree et plusieurs autres
thogs , au nombre de trente-huit , avaient participé à ces
assassinats comme auteurs ou complices -, cela est encore
vrai, mais le reste de sa déposition est enlièrement faux.
Voici la vérité.
)) Il y a deux mois et demi, c'était avant l'arrestation
du phanségar Ramden, qui fut faite à Hussunguni. En
octobre dernier , il v eut une assemblée de ihogs à Chin-
sourah , Illakah Oudh. Nous y pratiquâmes toutes les cé-
rémonies que prescrit notre religion. Pendant que nous
cherchions des augures favorables, nous entendîmes le
cri d'un âne à gauche , et le croassement d'une corneille à
droite. C'était un heureux présage. Dès lors, notre expé-
dition fut arrêtée et le lieu du rendez-vous fixé à Saundy,
où nous passâmes la nuit tous ensemble. Le jour suivant
nous nous dirigeâmes sur Bawun. Là , nous rencontrâmes
une petite bande de ihogs qui se joignit à la noire. Au
nombre de dix , nous nous rendîmes à ïaigree , située
sur le Gange, auprès de Ghurmouklessur, en suivant les
chemins de Shakabad , Shahigehanpour , Bareilly , Mora-
dabad et Comowah. Jusque-là nous n'avions commis
aucun assassinat, car les voyageurs se méfiant de nous, se
gardaient de nous accorder la confiance que nous voulions
leur inspirer et refusaient de faire leur chemin en notre
compagnie. Ainsi désappointés, nous retournâmes en sui-
L)L- COMMERCE, DE l'iXDISTP.IE , ETC. 183
vant la route par où nous étions venus: nous allumes à
Kullra , au midi de Rampour ; ici la bande fut renforcée
de quelques hommes. A trois lieues de Roudurpour, nous
vîmes deux vovajjeurs du Hajpout. Je m'approchai d'eux
avec Hiroua, je gagnai leur confiance et les accompagnai
jusqu'à Roudurpour . où nous couchâmes. Ils nous dirent
qu'ils arrivaient de Meerut. qu'ils allaient à la recherche
de plusieurs cipaves, leurs parens. qu'ils avaient crus en
garnison dans cette dernière ville; mais, qu'ayant été trom-
pés dans leur attente , ils poussaient leur chemin jusqu'à
Almorah , où ils espéraient être plus heureux.
)) D'après ce qu'ils racontaient entre eux, il paraîtrait
qu'ils avaient fixé leur résidence à Lucknou. Nous leur
offrîmes de partager notre repas avec eux ; ils acceptè-
rent de bon cœur. « Baie ! » s'écria Douja, un de nos
compagnons , quand nous fumes arrivés auprès d'un ter-
rain couvert de broussailles ( ce mot fatal est le signal de
l'assassinat du vovageur ). Comme ils se baissaient pour
puiser l'eau qui devait servir à leurs ablutions , nous les
étranglâmes. Une fosse de deux coudées de profondeur
fut creusée aussitôt avec un khowpji que nous avions pris
à Bareillv, et nous confiâmes à la terre les deux cadavres
encore chauds. On ne trouvera sur eux aucune blessure,
car nous n'avions point d'instrument tranchant. Nous
partageâmes leur dépouille , et voici ce qui m'échut en
partage : une couverture noire , un vase d'airain, un ha-
bit et un kbail que j'ai encore. Nous suivîmes ensuite
pendant quatre jours la route d'Àlmorah ; de là nous re-
vînmes sur Bareillv, où nous arrivâmes trois jours après.
Le lendemain nous nous dirigeâmes vers Saundee , et
nous couchâmes à un village qui est auprès de Bareillv,
dont j'ai oublié le nom. Dès le matin même, nous con-
tinuâmes notre marche pendant laquelle nous rencontrâ-
mes deux brahmines, Hiroua se chargea de les persuader
184 XOL'VELLEà IjES SCIENCES ,
de nous suivre jusqu'à Nugra Illakah. Ils arrivaient, je
crois, des provinces supérieures de THindouslan, et se
rendaient à Lucknou. Nous les égarâmes quelque peu;
le mot fatal fut prononcé , et bientôt nous eûmes à ense-
velir leurs cadavres au lieu même où ils venaient de perdre
la vie. Il m'est resté de leurs dépouilles un vieux chudder,
un habit , un vase d'airain sans anse que j'ai encore , et
cinq roupies.
Nous nous dirigeâmes ensuite vers Lande Oumardeus.
Pachoaa, Mahanunda et Untoua nous quittèrent alors et
se rendirent chez eux, dans le Douab. Deena et Douja
voulurent aussi revenir dans leurs foyers , à Chinsourah.
Il ne restait plus que six thogs , dont je faisais partie,
quand nous arrivâmes à Monha Bhutoulee. Quatre jours
après, Douja et Deena retournèrent vers nous pour assis-
ter à notre assemblée religieuse, mais ils repartirent le
lendemain. Hiroua , Doulutleah, Bubbona, Bhona, frère
du précédent , et Bussovana furent les seuls qui restèrent
avec moi. Quatre d'entre eux ont été arrêtés le lendemain
par ordre de sir Robert Wilson. Bhouv, a et moi nous
nous sauvâmes pendant notre ablution , mais nous res-
tâmes dans le village. Le soir, je retournai chez moi , et
comme on ne me trouva pas, on a présumé que les cipayes
m'avaient pris. Je fus arrêté cependant le jour suivant
comme thog par le peuple ameuté de SaundyAnmil.il y a
seize jours que je suis en prison. Aujourd'hui je reçois
votre lettre, à laquelle je m'empresse de répondre, espé-
rant , sur la foi de vos promesses , que vous aurez égard
aa témoignage que je rends à la vérité. »
^^îsfoir^ ^(^onfnnporrtitt^
Lo dictateur Francia cl le Pnrnguaj . — Au centre
de l'Amérique du Sud se trouve une contrée que nous
DU COMMERCE, DE l'i.NDISTRIE , ETC. 185
connaissons à peine, et qui mériterait cependant d'allirer
toute notre attention , c'est le Paraguay. On trouverait
difficilement un pavs d'une étendue aussi resserrée, et
dont les productions soient plus variées. On n'y voit par-
tout que verdure et riches moissons ; des arbres , des ar-
brisseaux , des fleurs , des fruits de toute espèce : le
cèdre, le l'acajou, le canipèche. la canne à sucre et l' J erha^
surtout, si connue sous le nom de Thé du Paraguay , le
café, le tabac, le poivre, le coton, l'indigo, le riz et le
mais , le plantain , le melon , la vigne , v viennent à
merveille^ le vin v est délicieux, Teau-de-vie exquise,
le gibier et le poisson abondans. Joignez à cela des mines
d'or, d'argent, de cuivre, de platine et de mercure, une
population nombreuse qui dépasse de beaucoup celle
des autres petits états de l'Amérique méridionale , et vous
n'aurez encore qu'une idée bien imparfaite du Paraguay.
C'est là que règne le despote le plus absolu du monde
entier j tout le monde connaît Ibistoire du docteur Fran-
cia (l) , son avènement au pouvoir dictatorial et com-
ment, à la faveur des Espagnols et des prêtres , il par-
vint à s'emparer du pouvoir suprême. A peine élevé à la
dignité de dictateur à vie , le premier acte de son autorité
fut de s'entourer d'une garde. Plus tard, il profita de
l'ignorance et de la crédulité des Indiens qu'il gouver-
nait, et se fil passer pour inspiré. 11 ne parut que ra-
rement en public , et jamais sans déployer un grand appa-
reil de pompe et de solennité. îl vantait sans cesse le
Paraguaysien , simple et superstitieux, qui se prit au piège
qu'on lui tendait. Chacun regarda le tyran comme un sau-
(1) Note du Tr. ISous avous déjà consacré deux articles au portrait
histoiique de cet homme remai'qxiable ; les détails qui suivent con-
firmeront ce que utus en avons déjà dit , et ajouteront do uouvoaus
tiaits à sa biogi'apliie,
186 NOUVELLES DES SCIENCES ,
veur, et l'on finit par s'incliner devant lui comme devant
Dieu. Cet acte ridicule et dégradant n'est plus aujourd'hui
une simple coutume à laquelle on soit libre de se soumettre
c'est une loi rigoureuse, dont on ne s'affranchit qu'en
s'exposant aux peines les plus rigoureuses. Mais le Para-
guaysien ne se plaint pas ^ il aime les chaînes dont il est
chargé, il s'honore d'être admis à fléchir le genou devant
son maître.
Dès son arrivée au pouvoir , craignant l'influence des
doctrines libérales et de l'esprit anarchique qui divisait
les états voisins , Francia intercepta toute communication
au dehors-, il établit une suite de forts sur les frontières pour
en défendrel'approche, et ordonna aux étrangers d'évacuer
le territoire dans le plus bref délai. Bientôt les gouverne-
mens voisins s'effrayèrent des mesuresqueprit ledictateur;
à Buenos- Ayres , surtout , on trembla pour la liberté , on
s'apitoya sur le sort de la nation malheureuse et l'on en-
voya des troupes à son secours et un libérateur ; mais le
Paraguaysien , tranquille et stupide , ne comprit pas ce
qu'on voulait de lui 5 il ne s'émut pas plus des armées
command(''es par le général Balcarce que du despotisme du
docteur Francia, et peu touché du dévouement de Buenos-
Ayres , il resta fidèle aux drapeaux du dictateur.
Que les hommes versés dans les secrets de la politique
et de la vie des peuples expliquent pourquoi il y a au
milieu de tant de nations dévorées d'une soif ardente de
liberté , au milieu de tant de peuple qui se débattent sans
cesse pour arriver à l'indépendance, au milieu de ces répu-
bliques américaines , si jeunes, si bouillantes , si agitées ,
une terre phénomène où règne l'homme le plus dcs[)olique,
le tyran le plus absolu? Nous n'entreprendrons pas de
résoudre ce problème.
Le Paraguaysien n'aime pas h s'occuper de politique-, il
s'inquiète peu de sa dignité nationale. « Le dictateur
DU COMMEHCE, DE l'inDUSTHIE, ETC. 187
est un homme qui sait mieux que nous, dit-il avec apa-
thie, ce qui nous convient; nos affaires sont en très-
honnes mains. » Le dictateur est le chef suprême de la
religion -, c'est lui qui ouvre les j)ortes du ciel ou les gouf-
fres de l'enfer; c'est lui qui dirige les affaires de l'église
comme celles de l'état , qui tranche les questions théolo-
giques , rédige des canons , lance des bulles , fulmine des
brefs, comme si l'Esprit saint lui eût promis l'infaillibilité
que s'attiibuent les conciles œcuméniques. Ce qu'il y a de
certain , c'est qu'il expédie les affaires avec moins de
lenteur.
Le gouvernement de Francia s'est rendu redoutable aux
peuples voisins. Il tient toujours sur pied une armée de
trente mille hommes tous bien instruits, bien disciplinés
et prêts à se mettre en marche au premier signal. Les sol-
dais aiment le dictateur, ils le craignent et lui sont dévoués.
Cependant Francia ne confie pas indistinctement à tous
les militaires la défense de sa personne , il s' est choisi une
garde prétorienne qui fait le service du palais, et qui
l'escorte aux cérémonies publiques comme dans ses pro-
menades ordinaires.
La police se fait au Paraguav avec autant d'activité
qu'en Autriche et en Russie-, il n'y a pas de complot dont
elle ne fasse partie, dont elle ne connaisse tous les fils ;
aussi les conjurés sont presque toujours découverts. Der-
nièrement, cependant, la trame d'une conspiration avait
été si bien ourdie que le projet allait être exécuté. Mais
malheureusement celui qui devait porter le coup de poi-
gnard avait le cœur d'un lâche. C'était un nègre qui, placé
dans la chambre du dictateur, devait l'immoler au pavs -,
mais lorsque l'assassin entendit les pas de sa victime, il
perdit ses forces , trembla et se trahit lui-même en se ca-
chant derrière la porte. Le nègre et ses complices passè-
rent bientôt par les armes.
188 N0CVELLE5 DES SCIENCES ,
A'oici un Irait r''*cenl qui confirme bien tout ce qui a déjà
été publié sur le doclcur Francia. « Voyez-vous ces deux
petites pièces d'artillerie, dit-il un jour à un charpentier
qu'il avait fait venir ; combien de lems vous faudra-t-il
pour les réparer? » L'ouvrier tourne et retourne, prend
ses dimensions, et répond que son ouvrage sera terminé
dans quinze jours. Cependant les quinze jours s'écoulent
et l'ouvrier s'excusant sur un mauvais calcul , demande
encore du tems. « Souvenez-vous, lui dit Francia en fron-
çant le sourcil , de ne pas me manquer de parole. »
Le charpentier ne comprit pas tout ce que renfermait
de sinistre la recommandation du diclaleur ; il ne fut pas
plus exact que la première fois. « Eh bien ! lui dit Fran-
cia, en fronçant de nouveau le sourcil, tu serviras d'exem-
ple aux menteurs et aux paresseux. » Puis s' adressant à
ses gardes : « Qu'on fusille cet homme, » ajoula-t-il avec
colère. Un instant après, la sentence était exécutée.
Cet homme étrange passe la plus grande partie de sa
vie dans une solitude profonde. Le livre favori qui fait
l'objet de ses lectures et qu'il médite sans cesse, c'est
Machiavel ; il a toujours à côté de son obscur auteur
un dictionnaire italien qui lui sert à traduire les pas-
sages difficiles. A cela près, on ne sait rien de la vie
privée du dictateur. Le peuple lui attribue des pou-
voirs surnaturels ; on ne prononce jamais dans un cercle
le nom de Francia sans porter l'effroi chez les personnes
qui vous entourent-, on est persuadé cju'il se rend invisi-
ble à souhait et qu'il assiste, à la faveur de sa diapha-
néité miraculeuse , aux conversations les plus secrètes.
L habitant de l'AssonqUion vous montrera de loin le pa-
lais du dictateur sans oser en approcher 5 on dirait des
paysans de la vieille Ecosse qui s'indiquent du doigt un
manoir en ruines , habité par les reycnaiis et les cspiits.
D'après sa phy.-ionomic , le docteur Francia parait avoir
DU COMMEnCF. , DÉ l'inDUSTIIIE , ETC. 189
soixante-cinq ans environ , et semble devoir parvenir à un
âge fort avancé. Plusieurs fois on a répandu le Ijruil de
sa mort , mais toujours sans fondement.
fa;V;nbtts(ric.
Manière dont on recueille la neige dans les environs
de Naples. — Les glaces et les boissons glacées sont con-
sidérées, en Angleterre et dans les autres pays du nord,
comme un luxe que les riches seuls peuvent se permettre;
mais dans les contrées méridionales, à Naples et surtout
en Sicile, elles sont rangées pendant l'été parmi les choses
les plus indispensables à la vie, et tout le m.ondeen fait usage.
Il n'est pas de voyageur qui, ayant passé dans ce pays la
saison d'été , ne s'accorde à regarder l'eau à la glace comme
l'une des plus vives jouissances que l'on puisse s'y procurer.
Le vin du pays , quoique conservé dans les caves les plus
fraîches , et l'eau , bien que tirée des puits les plus pro-
fonds et des sources les plus froides, deviennent, au bout
de quelques minutes qu'ils ont été exposés à la tempéra-
ture de l'atmosphère , si tièdes qu'il est impossible de les
boire. Pendant la chaleur ardente de juin, de juillet et
d'août, le lazzaroni napolitain lui-mcme est incapable du
moindre effort {se non c' è neve) s'il n'a pas de neige pour
rafraîchir sa boisson. Mais si vous lui donnez un mor-
ceau de neige congelé et brillant qu'il puisse faire fondre
dans son verre , à l'instant même le vin le plus mau-
vais, ou même l'eau pure, devient un nectar qu'il boit
avec délices et qui lui donne une nouvelle énergie.
On dit en Angleterre de la glace et de l' eau à la glace ,
parce qu'en effet c'est la glace que l'ou emploie pour ra-
fraîchir les boissons. En Italie , ce n'est pas de la glace,
mais de la neige dont on se sert constamment pour le
même objet. La quantité que l'on consomme chaque an-
190 NOUVKLLES DES SCIEXCES,
née, surtout lorsque l'été est long et brûlant, est vrai-
ment prodigieuse. La neige ne recouvre jamais les plaines,
mais les Apennins qui traversent toute la Péninsule of-
frent des dépôts de neige inépuisables. Quelques-uns des
points les plus élevés de cette grande cbaine , comme le
grand Rocher d Italie et le Mont 3Iajello ( tous deux
dans les Abruzzes ) , sont couverts de neige pendant toute
l'année et offrent même des glaciers dans quelques-unes
de leurs vallées les plus profondes-, mais presque partout
la neige disparait du sommet des Apennins vers la fin de
mai, et si l'art n'était employé pour la conserver, elle
manquerait à l'époque même où le besoin s'en fait le plus
vivement sentir.
Les Napolitains creusent , sur le flanc des montagnes,
des puits profonds ou des caves 5 quelquefois ils pro-
fitent des excavations naturelles qu'offrent les rochers 5 et à
l'époque où ils peuvent se procurer des couches épaisses de
neige, ils la ramassent et l'y placent pour la conserver. Ils
la transportent avec soin , et quand une fois l'excavation est
pleine, ils la couvrent d'une grande quantité de paille de
feuilles sèches ou de branches d'arbre; ils ferment ensuite
l'ouverture du puits ou de l'excavation qui est souvent ,
mais non pas toujours, recouverte par une petite bâtisse
en pierre. Ces caves à neige sont ordinairement placées au
nord de la montagne. En faisant attention à l'exposition
et en profitant des touffes d'arbres qui , pendant l'été ,
procurent une ombre épaisse et de la fraîcheur, ou d'une
étroite crevasse entre des rochers où le soleil ne pénètre
jamais, il est toujours facile d'établir des dépots dans
les endroits où tombe la nci^e. Ce dernier point est un
grand avantage , puisqu'il en résulte une diminution con-
sidérable dans le travail et la dépense du transport.
Les paysans sont tout joyeux quand la neige tombe
dans les chaînes les plus basses des montagnes; ils se
DU COM.MliUCli , Dli l'iNDLSTI\1E , ETC. 191
réunissent de toutes parts pour la recueillir et la trans-
porter dans des lieux où elle soit en sûreté. L'auteur
de cette notice a été témoin d'une scène de ce genre
en allant de Naples dans la Fouille : il traversait la pre-
mière ligne des Apennins , entre les villa de il Car-
dinal et Monte ~ Forte , quand survint subitement une
bourrasque qui couvrit la terre d'une couche assez épaisse
de neige -, aussitôt que les habitans la virent tomber à
flocons gros et serrés , ils poussèrent des cris de joie , et
sans attendre , hommes , femmes et enfans coururent
tous avec des râteaux, des pelles, des paniers, des ci-
vières , et tout ce qu'ils purent trouver sous la main
pour recueillir le trésor qui leur tombait du ciel. Les
Israélites dans le désert n'éprouvèrent pas une joie plus
vive quand ils virent tomber la manne qu'ils attendaient
avec impatience; ces braves gens riaient, chantaient,
sautaient de joie , tout en ramassant la neige. Ils en for-
maient des boules d'un volume énorme , que les enfansi
faisaient glisser avec soin le long de la montagne jusqu'à
la cave à neige où elles étaient placées aussitôt. Gomme
nous passâmes très-près d'eux, ces paysans nous criaient:
Ecco , signor, una hella raccolla ; questa è iina bella
raccolta.
La consommation de la ville de Naples , qui compte
400,000 habitans, est très-considérable. Pendant tous les
mois d'été on est occupé à transporter de la neige par
terre et par mer des Apennins et des autres ramifications
les plus rapprochées de ces montagnes 5 on préfère tou-
jours la voie de mer, parce que, transportée de cette
manière , la neige est plus propre et présente moins de
déchet. Plusieurs centaines d'hommes et de jeunes gar-
çons sont exclusivement employés au transport dans
l'intérieur de Naples.
C'est le mont Sant-Angelo, le point le plus élevé du
192 NOUVELLES DES SCIENCES , ETC.
promontoire qui sépare la baie de Naples de la baie de
Salerne , qui fournit la plus grande partie de la neige que
l'on consomme à Naples. Cette montagne, qui s'élève
majestueusement derrière la ville et le port de Caslella-
mare , près de l'extrémité de la baie de Naples , n'est qu'à
environ douze milles de cette capitale. xVinsi la proximité ,
la facilité des transports qui se font par eau , ont donné
une grande importance à l'exploitation de la neige de cette
montagne dont les flancs sont percés d'un grand nombre
de caves et de puits. C'est là que l'on entasse une immense
quantité de neige qui disparait bientôt devant les nom-
breux ouvriers qui l'excavent. La nuit est exclusive-
ment consacrée à ces travaux 5 au point du jour , de lon-
gues files de mulets, semblables à de petites caravanes,
grimpent la montagne, chargés de neige brisée par gros
morceaux , et ils descendent ensuite au^si vite que pos-
sible , mais avec toute la sûreté qu'on leur connaît , à
travers les précipices et par les routes les plus dangereuses,
jusqu'à Castellamare où leur fardeau est déposé dans de
grands bateaux qui les attendent. Aussitôt que la cargai-
son est complète, ils partent couverts de paille et de feuilles
sèches. Quand les bateaux à neige sont arrivés à Naples, ils
s:)nt aussitôt déchargés par un grand nombre de commis-
s onnaires enrôlés pour ce service -, ces hommes , qui sont
très-actifs et très-robustes, quoiqu'ils ne se nourrissent
que de pain, d'olives, d'ail et de quelques légumes, vont
en courant avec leur charge de neige depuis le bord
de l'eau jusqu'à un grand bâtiment disposé exprès pour
la recevoir. C'est à ce dépôt général, appelé la dogana
délia ne\'e, que tous les marchands viennent se fournir 5
il v a à peine une rue à Naples, quelque misérable et quel-
que éloignée qu'elle soil, qui n'ait son marchand de neige.
D'après une ancienneloi du pays, leurs boutiques ne doivent
jamais se fermer ni le jour ni la nuit pendant les mois d'été.
OCTOBRE f«r»î
3XM*>»3<»*»>
BEYUE
1%
MOUVEMENT POLITIQUE
DE L'EUROPE ACTUELLE.
Depuis rannée 1830 , celte année menaçante comme
une comète , cette année qui devait briser et ensevelir
tous les trônes , morceler tous les royaumes , anéantir les
monarchies par les républiques , et faire périr les répu-
bliques sous l'effort des monarchies , c'est quelque chose
de bizarre que l'Europe. Profondément émue , elle s'a-
gite peu ; une fièvre nerveuse, intime, parait la dévorer :
au lieu de se révéler par des manifestations ardentes, par
des éruptions fougueuses , le mal se cache dans les pro-
fondeurs. Comme personne n'ignore qu'il existe, on s'at-
tend sans cesse à une effravante catastrophe ; on la pré-
voit , on la prédit . et à force de la préparer , on la pré-
vient. Dans celte singulière lutte, tout le monde est averti,
chacun est sur ses gardes. Les territoires se hérissent de
baïonnettes • on remplit ses caisses pour parer aux be-
soins de la guerre, on montre à l'ennemi un front me-
XI. i3
194 MOUVEMENT rOLITIQLE
naçant; et, la mèche allumée, debout pi es des bouches à
feu qui remplacent aujourd'hui le courage, l'adresse et le
talent militaire, chacjue puissance d'Europe tend à sa
voisine une main diplomatique. Tant de préparatifs qui
n'aboutissent à rien doivent étonner la foule niaise.
Quoi ! c'est à cela que l'on arrive ? des armées perma-
nentes et une pareille torpeur; partout des chambres dé-
libérantes et de si petits résultats; partout des cris de li-
berté , et l'éoiivain politique qui déplaît au pouvoir va
rejoindre ses confrères semés dans toutes les forteresses
d'Europe. Quelle bizarrerie ! là, où la presse est indépen-
dante, la presse est si sévèrement réprimée que cette in-
dépendance est pour elle-même un fléau -, là , où l'esprit
démocratique souffle avec le plus de violence, en France
et en Angleterre, les radicaux trouvent d'insurmontables
obstacles. En vain leurs forces se sont augmentées ; les
forces ennemies se sont également accrues. Ils croyaient
marcher au triomphe , à peine peuvent-ils obtenir le
combat.
Nullité, apathie, mollesse, découragement, dites-vous.^
Nous ne crovons pas que cette manière de juger l'Europe
actuelle soit raisonnable et juste. Le dénigrement ne ré-
soudra pas l'énigme européenne. Il faut voir de plus haut
et de plus loin.
La grande lutte de l'absolutisme et du libéralisme des
trônes et des peuples ne date pas d'hier. Voici un demi-
siècle que tous les partis se donnent et reçoivent mutuel-
lement de fortes leçons. Il n'y a pas un intérêt qui n'ait
cherché à se consolider, à s'asseoir, à s'affermir : les uns,
instruits par l'apprentissage du passé, se sont débarrassés
des vices internes qui compromettaient leur existence, ou
qui gênaient leur marche. Les autres ont emprunté à
leurs adversaires des principes de force et des éh'mens de
DD i/elt.oi'k actufi.li:. 195
rénovation. Il résulte de cet effort universel , de cet éré-
thisme général , que toutes les énergies se sont dévelop-
pées d'une manière presque égale et à un degré qui ne
permet ni la victoire, ni la défaite. Quelques-unes se sont
renforcées sous l'inspiration de la terreur-, la crainte les a
retrempées , le besoin de la conservation les a forcées
d'appeler à elles tous les auxiliaires utiles -, elles ont même
puisé, pour se défendre, dans les doctrines ennemies. Les
plus menacés parmi les intérêts européens ont été les plus
ardens à se fortifier ainsi. L'église, sous Charles X, sem-
blait marcher à un envahissement : aussitôt une levée de
boucliers libéraux la repoussa. La démagogie, après les
barricades de juillet , s'attaquait déjà cala propriété : la
propriété reparut toute hérissée de fers , tout armée de
baïonnettes bourgeoises, il est vrai, mais inflexibles et
entêtées comme l'intérêt personnel. Le parti tory de l'An-
gleterre a repris , depuis les derniers évéuemens, une in-
tensité qu'il n'avait pas eue depuis un siècle. L'Irlande,
naguère opprimée , est devenue toute menaçante : son
effort a ranimé la vigueur défaillante de l'intérêt protes-
tant. Observez donc tous ces groupes ennemis , occupés
à forger des armes toujours égales, luttant sans se vaincre,
croisant le fer sans se blesser à mort, mesurant les forces
de l'ennemi pour se préparer des ressources équivalentes.
Sur une plus grande échelle, même spectacle ; il n'v a
que les petites puissances qui aient succombé. Comme ces
astres forcés de suivre l'impulsion planétaire des grandes
planètes voisines, il a fallu, bon gré mal gré, qu'elles s'atta-
chassent au système qui les absorbait ; monarchies ou ré-
publiques, peu importe: la révolution de juillet a écrasé
un roi qu'elle a refoulé en Hollande, et l'ascendant supé-
rieur de la Russie a étouffé l'héroïsme républicain de la
Pologne.
Ï96 MOUVEMENT POLITIQUE
Voilà donc des forces qui s'annulent , des trésors qui ne
se remplissent que dans l'espérance cl dans l'avenir illu-
soire d'une yuerre qui n'aura pas lieu ; voilà des craintes
universelles qui équivalent, comme résultat, au courage
le plus consommé 5 voilà, enfin, l'une des situations les
plus extravagantes, les plus bizarres que lEuiope ait ja-
mais subies. Le mouvement réel, le mouvement secret
qui fait la destinée des empires n'est pas celui de leurs
passions , mais de leurs intérêts. Je m'explique : il y a tou-
jours dans la vie des peuples, ainsi que dans celles des
hommes , une partie matérielle et positive qui l'emporte
sur tout le reste , un besoin de conservation et d'agran-
dissement qui triomphe même des enthousiasmes, des
fanatismes et des préjugés. Supposez un homme chez
lequel la passion soit en lutte avec l'intérêt 5 tour à tour
agité par ces deux souffles : si c'est la passion qui triom-
phe, il succombe-, si c'est l'intérêt, à un certain succès
matériel se joint un certain degré de déconsidération
toujours attaché à l'égoisme.
Un individu, c'est un peuple; un peuple, c'est un in-
dividu. Pendant la révolution française, l'intérêt matériel
de la France était nécessairement sacrifié à la passion do-
minante et foulé aux pieds; le sang coulait, les châteaux
brûlaient, l'échafaud était dressé, les fleuves roulaient
des cadavres, il y avait disette et misère. Bonaparte, celui
qui mit les scellés sur la révolu li.n , en héritant d'elle et
en la continuant, fauchait les gé. léralions avec moins de
pitié encore que Robespierre, l'eu importail : il s'agissait
d'une grande passion , d'une de ces passions qui saisissent
les peuples , qui les agitent, qui les secouent et les renou-
vellent; il s'agissait d'être puissant et de braver l'Europe ;
il s'agissait de montrer sa force et de làire triompher son
orgueil. La cause était belle, elle l'était d'autant plus, que
DE L EUROPE ACTUELLE. 197
depuis la vieillesse de Louis XIV il y avait eu écrasement de
la France , étouffement de sa renommée, abaissement de sa
puissance. Les gentilshommes et les seigneurs avaient fait
leur tems 5 tout ce qu'il y avait dans ces races nobles de
sève et de vigueur dont la patrie pût profiler , ils l'avaient
donné à la patrie. C'était le tour de la roture 5 c'était aux ma-
nans de devenir les boulevarts et les appuis de cette France
qui avait besoin d'être régénérée. Il y eut donc , sous ce
rapport, quelque chose de providentiel dans le mouvement
dont nous parlons. Ce n'était pas seulement parce qu'il
s'agissait de liberté que nous en jugeons ainsi, mais parce
que les forces étaient égales à l'entreprise^ parce que,
tout en sacrifiant l'intérêt du moment à la passion du mo-
ment, tout en versant l'or et le sang des citovens à flots,
tout en dévastant les villes , en brûlant les moissons , en
dressant les échafauds, on marchait vers un but que l'on
ne pouvait manquer d'atteindre ; on renouvelait , on
iigrandissait , on retrempait la France. Voilà le mol de
l'énigme. Quiconque s'opposait au passage de cette révo-
lution terrible semblait, en apparence , défendre l'huma-
nité , et cependant il la desservait. Ajoutons mèn»e, ce qui
semblera singulier , que , chez quehjues-uns des hommes
féroces ou fanatiques qui étaient les instrumens de cette
catastrophe, il y avait dès lors un sentiment vague du
bénéfice fulur que la révolution apporterait à la France.
Que l'on ne croie pas que je les excuse , ces instrumens
aveugles et terribles. Le feu , en brûlant les forêts et les
moissons, féconde la terre qu'il couvre de cendres : ce
n'en est pas moins un terrible fléau.
De même que la civilisation , à cette époque (';e crise ,
avait lieu par orage et par violence , de même aujour-
d'hui la civilisation , pour être utile , a besoin d'être pa-
cifique et calme. Les seules nations qui soient restées en
198 MOUVEMK.Xr POLITIUtK
iinièie dans ces dernières années sont celles qui ont
voulu la guerre. Voyez ce qu'y ont gagné le Portugal, l'Es-
pagne, la Hollande; ajoutons aussi l'infortunée Pologne
dont il faut pleurer l'héroïsme inutile, mais à laquelle il
était impossible de ne pas prédire son malheureux sort.
Chose étrange, tout le monde, pendant la révolution
française, eût pensé qu'il n'y avait d'avenir pour les peuples
que dans la paix : et cependant la guerre était indispen-
sable. Il fallait la sagacité de Rousseau et de Montesquieu
pour apercevoir les symptômes lointains du grand cata-
clysme. Depuis la révolution de juillet, au contraire, vous
croyez que vous êtes sur un volcan, et le volcan ne veut pas
faire éruption. C'est une attente et une suspension qui ne
finissent pas. Toutl' avenir des peuples, armés maintenant
pour la guerre , se trouve dans la paix 5 tandis qu'autrefois
tout l'avenir de ces mêmes peuples qui crovaient s'endor-
mir dans la paix , était dans cette tempête de guerre et de
révolution qui devait les réveiller violemment. C'est ainsi
que les apparences politiques sont presque toujours con-
traires aux réalités politiques. Le courant qui frappe les
yeux , celui qui se manifeste aux intelligences vulgaires va
du nord au midi ; mais vous ne savez pas que sous ce cou-
rant même il en existe un autre non moins important , et
qui va de l'est à l'ouest. Ce sera chose curieuse de com-
parer, d'après ce principe, le mouvement réel et le mou-
vement apparent des diverses puissances d'Europe.
Commençons par la Russie : elle est en dehors du mou-
vement de l'Europe par sa position géographique ; mais
sa haute influence la mêle à tous nos intérêts. Tandis
qu'elle veut s'emparer de l'Asie, qu'elle a l'œil fixé sur la
muraille de la Chine d'un côté, sur la Perse d'un autre ,
et enfin surConstanlinople qu'elle regarde comme sa proie
future , l'Europe trompée cioit que c'est à elle qu'on en
DE LIXROl'E ACTUELLE. 199
veut. K'en doutez pas, c'est suiTOiient seul que l'empereur
Nicolas fait planer sa pensée et son espérance. La Perse
est faible. Tous les jours l'espace désert qui sépare la Rus-
sie des peuples orientaux se comble pour ainsi dire par
la civilisation , et les colonies militaires russes sont des-
tinées à aplanir la route et à plier à l'esclavage les sauvages
populations au milieu desquelles elles campent.
Telle est la vt'-ritable direction de la diplomatie russe.
Elle n'ignore pas que l'Europe libérale est un dangereux
pays pour ses Ralmouks et pour ses Moujicks. On ne
vient pas impunément se mêler à nos discussions et à nos
émeutes ; et , sans compter les immenses dangers d'une
invasion , la résistance que l on trouverait , l'incertitude
du succès, disons mieux , la presque certitude de l'insuc-
cès, qui sait quelle semence de rébellion et d'indépen-
dance tous ces barbares, qui tremperaient un moment
dans notre civilisation , rapporteraient dans leur pays .^Ne
nous effrayons donc pas trop de la Russie , dont l'ombre
gigantesque semble devoir couvrir le monde entier.
Mais, sans nous occuper davantage de la politique exté-
rieure de ce pays, voyons un peu s'il n'y a pas dans sa po-
litique intérieure des mouvemens secrets qu'on n'observe
pas. Un abime sépare ses classes élevées de ses classes infé-
rieures. Les unes ont voyagé , elles ont vu l'Europe ^ non
seulement elles sont libérales, mais elles ont pris de la ci-
vilisation ce que la civilisation a de frivole et de factice.
Au-dessus de ces seigneurs, se trouve l'autocrate, isolé
comme l'autocrate de Constantinople. Son pouvoir est
grand ^ mais la base de ce pouvoir , c'est l'obéissance des
masses. Dans les profondeurs de la société, vous discernez à
peine je ne sais quelle foule populaire sans esprit public, sans
autre pensée que de vivre et d'obéir : masse inerte et par
conséquent prête à tout. Quand le dernier développement
200 MOUVEMENT POLITIQUE
(le la civilisation empruntée à nos régions libérales se sera
complètement emparé de l'aristocratie russe , croyez-vous
que le pouvoir monarchique ne sera pas menacé? Là, où
il n'y a pas pas de hiérarchie , songez combien une révo-
lution est facile. S'il plaisait une fois aux descendans des
boyards d'adopter cette forme prétendue républicaine des
anciennes cités grecques , l'autorité suprême n'aurait-elle
pas une lutte terrible à soutenir ?
Dans le fait , tous les matériaux d'une république mo-
delée sur la forme grecque se trouvent entre les mains
des seigneurs russes. Savez-vous pourquoi le citoven
d'Athènes était si puissant? c'est qu'il disposait d'un peu-
ple d'esclaves. Nos gentilshommes du moyen-âge n'avaient
que des vassaux, dont la fidélité, moitié volontaire et
moitié consacrée par l'usage et la nécessité , tenait avant
tout àlaprotectiondont le suzerain les couvrait: mais voyez
quel instrument, quel levier, quel pouvoir que cette masse
de bêtes brutes à figures humaines qui pétrissent le pain,
qui cultivent la terre , qui font des étoffes , qui manipulent
tous les élémens de la vie matérielle. Avec ce secours, on
est réellement libre, et libre d'une indépendance sans en-
traves ; on n'a plus à se mêler que d'ambition , de plaisirs
et de guerre-, on les lance comme des catapultes contre ses
ennemis ; on les applique comme des machines à tous les
arts de la paix. La puissante aristocratie russe comprendra-
t-elle cette situation si favorable à ses intérêts, si effrayante
pour le monarque ? c'est une grande question que l'avenir
se chargera de résoudre. Mais il est certain que chaque
pas fait dans la civilisation par les nobles moscovites doit
porter la terreur dans l'ame de ceux qui les gouvernent.
Contemplez, d'une part, cette masse de nobles qui avance
vers les lumières européennes ; d'une autre, cette immense
troupe de serfs slationnaire et sans idées ^ et au sommet
DE l'eukope actuelle. 201
un seul pouvoir despotique , arbitraire et lait par consé-
quent pour l'uniformité la plus complète. Je ne connais
pas de pays qui, mal{5;ré son apparente sécurité, exij^e
plus de prudence de la part de ceux qui le dirigent.
Abstraction faite des formes qui ne sont rien , l'Amé-
rique ressemble à la Russie sous plus d'un rapport; ce
sont deux contrées qui se forment , dont l'avenir parait
gigantesque, et dont le présent n'est qu'une attente. Que
diraient les graves politiques de notre Europe, si le despo-
tisme de la Russie tournait aux formes républicaines, et
si le fédéralisme démocratique de l'Amérique arrivait avec
le tems aux institutions monarcbiques .^ Le philosoplie
ne s'en étonnerait pas. Voyez toutes ces démarcations
territoriales qui découpent le vaste territoire américain
du sud au septentrion , et qui , ne cessant d'envahir les
terrains sauvages, promettent de rejoindre tôt ou tard les
républiques méridionales , les républiques du Nord et les
possessions anglaises du Canada. Quels intérêts différens
viendront se développer , quand , au lieu de populations
clair-semées qui ne cherchent maintenant qu'à défricher
le sol, à abattre des arbres, à construire des villes, à mul-
tiplier les troupeaux , vous aurez un*; foule de nations
distinctes, pressées comme en Europe, rivales de pou-
voir et de commerce? Quels chefs hardis s'empareront de
l'autorité .f' quelles aristocraties naîtront.^ quels services
rendus au peuple fonderont desdynaslies nouvelles? Il n'est
donné à personne de le savoir -, mais ce qu'il est impossible
d'espérer, c'est que la même civilisation de défrichement,
de culture , de construction et de préparatifs , puisse
suffire éternellement aux besoins de toutes ces nations en
progrès. Il est également impossible que des guerres n'é-
clatent pas ; qu'avec l'accroissement de la population , de
grandes catastrophes ne changent pas le cours ordinaire
202 MOUVEMENT POLITIQUE
des choses 5 que les inslitutions faites pour celle conliée
au berceau ne deviennent pas insuffisantes et incomplètes.
Dès que le danger se montrera, le besoin de la centralisa-
tion se fera sentir. Il faudra renforcer le pouvoir, soit au
profit d'une caste militaire , soit pour servir une associa-
tion sacerdotale, soit même dans les intérêts d'un chef uni-
que et puissant , ce qui certes ne serait pas un médiocre
sujet d'étonnement pour les Américains d'aujourd'hui. Si
notre vue d'avenir n'est pas inexacte, il nous semble voir
germer sur l'immense arène de l'Amérique, presque dé-
serte encore , tous les élémens de toutes les institutions
politiques.
Quittons l'Amérique dont l'influence sur l'Europe est
aujourd'hui nulle; laissons la Russie , colosse qui effraie
par sa masse et qui a beaucoup à faire de se nourrir, de
se soutenir et de se civiliser. Il y a des pays moins mena-
çans et plus puissans, tels sont la Prusse et l'Autriche. Là
comme en Russie , vous remarquez un mouvement réel
et secret qui n'a rien de commun avec le mouvement ex-
térieur et patent de la civilisation. Pendant que l'on croit
ces contrées vouées à l'absohitisme, c'est dans un sens
contraire qu'elles marchent : le libéralisme les entraine
sans qu'elles s'en doutent. Nous ne le disons pas pour en
faire honneur à la générosité de ces pays. Les nations no
sont pas généreuses : conduites parleurs intérêts, ou par
ce qu'elles croient être leurs intérêts , elles marchent dans
cette voie sans que rien puisse les arrêter. L'art des gou-
vernans est de deviner l'intérêt véritable des populations,
de les contrarier quand elles se trompent elles-mêmes,
de deviner le moment précis des améliorations et des
perfectionnemens, et celui des résistances nécessaires.
Que l'Autriche veuille garder sa domination ahsolue
sur l'Italie : que cette domination en elle-même soit un
JJli L tLUOl'E ACÏLELLK. 203
mal et une anomalie, c'est ce dont personne ne peut dou-
ter. Sans doute il est triste de voir briller au soleil, à
côté des coupoles de Venise, la baïonnette des soldats
hongrois. Mais admirez un peu par quel moyen M. de
Metternich lui-même est obligé de protéger son pouvoir.
Le double aigle, aux serres aiguës et aux tètes menaçantes,
n'est plus cet oiseau de proie vorace qui trônait autre-
fois sur les rochers de la Suisse et dans les chàteaux-forts
de la Hongrie.
Dès 1818, M""*" de Staël (et que cet hommage soit
rendu à une femme assez philosophe pour être vraie)
avait commencé à détruire le préjugé universel répandu
par les philosophes contre l'Autriche. Tous les vovageurs
modernes ont si bien confirmé ces documens, qu'il est
aujourd'hui de mauvais goût, parmi les hommes éclairés
de toute l'Europe , de parler du despotisme de l'Autriche.
Au fait, et sans le dire, la marche de ce pays est toute
libérale. D'une part, le gouvernement tient beaucoup à
se faire craindre : il se présente sous des couleurs terri-
bles , il fait le méchant et le redoutable 5 il a soin de con-
server dans leur intégrité les théories d'absolutisme sur les-
quelles il repose. Il est vrai aussi dédire que, connaissant
la base chancelante de cette théorie et sachant qu'elle est
repoussée maintenant par toute l'Europe civilisée, il met
un certain luxe de terreur dans ses condamnations. C'est
chose odieuse que les mauvais traitemens que l'on fait
subir aux Italiens accusés de carbonarisme. Ce n'est pas
de la barbarie atroce, mais de la petite cruauté. Le pain
est mauvais : le prisonnier manque d'air, les caveaux sont
humides, l'isolement est profond et douloureux. Quand
on lit le bel ouvrage dans lequel Silvio Pellico , sans se
plaindre, sans anathématiser , sans maudire, a consacré
le souvenir de cette misérable torture de tous les momens ,
204 MOUVEMEM POLITIQUE
on ne peul s'empêcher de verser des larmes , et de pousser
un cri de colère contre les exécuteurs subalternes des
volontés autrichiennes.
A re^<^arder ces actes, non en philosophes , mais comme
historiens et témoins désintéressés , on reconnaît que
le besoin de conserver sa puissance en Italie a été le
mobile de l'An triche. Voici bientôt huit siècles que les
empereurs d'Allemagne ont posé leurs mains de fer sur
la Loni hardie ; voici huit siècles que l'Italie se dé-
bat, impuissante à secouer le joug de ses maîtres , im-
puissante à s'unir dans le même faisceau. Le mal git
dans les entrailles de l'Italie même, dans les jalousies
intenses qui animent les diverses provinces de ce grand
pays, dans la haine des Napolitains contre les Siciliens,
des Romains contre les Napolitains , des Génois contre
les Piémontais. A 'peine la main de fer de Bonaparte a-
t-elle réussi, par une pression violente et souverainement
lyrannique , cà maintenir dans un silence et une unité ap-
parente toutes ces portions hétérogènes , tous ces frag-
mens ennemis. Incapable de se réconcilier avec elle-même,
l'Italie n'est pas moins impatiente du joug. Un patriotisme
honorable et impuissant couve sous la terre et fait érup-
tion de lems à autre. Le souvenir de la république ro-
maine est là : fantôme du passé qui brille et qui égare.
On voudrait ressaisir la vieille prépondérance de la cilt-
romaine. Chose impossible! cette prépondérance n'(Uai(
fondée que sur l'état des esclaves et sur le titre de citoyen
romain. De là, ce sentiment amer qui ronge de nobles
cœurs italiens, ces inutiles et in-quenles tentatives de li-
bération , ce perpétuel étal de fièvre et de crise : le gou-
veruemejit, inquiet et mécontent , croyant voir toujours
«les embûches et des pièges sous ses pas, s'arme d'une
surveillanee active et jalouse ; la police des passeports
\)E L lar.Ol'K ACTLKLLi:. 205
devient harassante ; on pousse jusqu'au ridicule la pro-
hibition des livres, on accumule les restrictions contre
les voyageurs, on fait de la censure , toujours vexatoire
et souvent inutile. Après tout cependant, de tous les con-
damnés politiques sur lesquels pèse depuis 1820 la sen-
tence de mort, pas un seul n'a été exécute: fait curieux
et qui prouve combien l'esprit du libéralisme s'infiltre,
si l'on nous passe celte expression, dans le vieil arbre de
la tyrannie.
On met à l'index les journaux étrangers -, c'est un tort ,
la manière subreptice dont ils s'introduisent en Italie est
mille fois plus dangereuse. L'opinion publique est comme
ces gaz incompressibles , dont la subtilité traverse jus-
qu'aux barrières les plus denses. Selon nous, l'Autriche
devrait ouvrir ses portes , non seulement aux journaux de
tous les partis qui se servent de mutuel antidote, mais h
tous les exilés 5 n'ont-ils pas payé assez cher, parde longues
annéesde souffrances, leurs vues exagérées ou leurs efforts
dangereux ? Les Italiens sont rarement admis à remplir des
fonctions publiques^ c'est encore mie erreur et une injus-
tice dangereuse : en les faisant participer au gouvernement,
on les intéresserait à sa stabilité. Enfin , l'empereur et la
cour semblent redouter 1 Italie : faute non moins périlleuse.
Milan et Venise devraient voir de tems à autre cette pa-
triarcale et bienveillante figure de François , cette fami-
liarité si populaire , cette attention si cordiale prêtée à
toutes les plaintes , accordée à toutes les pétitions. Père
Franz (Vater Franz), comme on le nomme à Vienne,
aurait , j'en suis sûr , beaucoup de succès parmi les gon-
doliers des lagunes et les riverains de la Brenta.
Il y a quelque petitesse , quelque dureté , quelque pué-
rilité dans les craintes de ce gouvernement autrichien en
Italie, qui ne veut absolument pas perdre son vieux do-
206 MOUVEMENT POLITIQUE
maine conquis 5 mais, d'un autre côté, voyez comme il
est emporté par le courant. Il donne à ses territoires l'é-
ducation populaire 5 ce bienfait immense, c'est-à-dire
plus qu'une charte , un jury , une chambre des députés
et un habeas corpus. Chaque commune a son école,
soutenue par le fonds municipal ; les maîtres reçoi-
vent un salaire de 250 à 400 livres autrichiennes. Les
jeunes filles ont leurs écoles particulières. À Venise , on
compte 29 de ces dernières, fréquentées par 2,390 jeunes
filles. Dans les provinces vénitiennes , qui composent à
peu près le tiers du territoire austro-italien , il y a 1,402
écoles élémentaires pour 1,894,000 habitans, dirigées par
1,553 maîtres-, elles reçoivent 62,000 élèves. Les uni-
versités de Pavie et de Padoue commencent à refleurir.
Pavie, célèbre aujourd'hui par la supériorité de son école
de médecine el par le progrès des études philosophiques,
a maintenant plus de 1,400 étudians. La vieille prédo-
minance de Padoue qui, pendant le moyen-àge, éclipsait
toutes les villes universitaires , semble prèle à renaître
sous l'ombre redoutée de la puissance autrichienne.
Quoi! ce sont là les actes de cette administration de Met-
ternich, si renommée par sa haine des lumières, son amour
de la barbarie et de l'ignorance, et sa résistance à tout per-
fectionnement ! C'est qu'elle comprend très-bien qu'il n'y
a de salut pour elle que ces lumières mêmes qu'on lui oj>-
pose. Au lieu de s'armer contre des ennemis si redouta-
bles, elle se les concilie. Elle a porté à 6,000 francs,
au lieu de 3,000 , les salaires des professeurs. Elle a
protégé le célèbre professeur Tamburini , malgré ses opi-
nions anti-papales et ses écrits presque héréli(|ues mis à
l'index par la cour de Home. Lclfet de ce système, pro-
hibitif quant au présent, libéral qnant à l'avenir, est de
semer une graine d'indépendance et de savoir ([u'elle ne
DE l'kuuope actuelle. 207
jjerniera peut-être que pour déposséder l'Autriche ^ mais ,
ajoulons aussi que c'était là le seul moyen à prendre |)our
protéger efficacement les intérêts de la domination pré-
sente.
Ce n'est pas seulement en Italie et par une concession
faite au carbonarisme que le {gouvernement autrichien se
conduit ainsi : non 5 sa politique intérieure, basée sur les
principes du despotisme par la grâce de Dieu , est , dans
son application, je ne dis pas seulement libérale, mais
philosophique.
Récemment un des plus éloquens et des plus brillans
tribuns populaires de la presse allemande , Wolfj^ang-
Menzel , éditeur du Morgen-Blatt , s'avisa de traverser
cette Autriche qu'il avait toujours regardée comme les
Hébreux regardaient l'Égvpte , avec une horreur pro-
fonde; pays abject , de servitude, d'apathie et d'avilisse-
ment. Des bords du Danube jusqu'aux rives de l'Euxin ,
il foula toutes ces plaines opulentes, traversa tous ces vi-
gnobles renommés; de ville en ville, de hameau en ha-
meau , il ne vit qu'industrie florissante , figures heu-
reuses , chaumières bénies du ciel , rues peuplées d'habi-
tans bien vêtus et fleuris ; point de haillons , peu de
misère , un air de satisfaction qui le surprit, de l'hospi-
talité , de l'activité , de la probité , un commerce en pro-
grès; nulle part on ne voyait , comme en Russie , la hutte
du pauvre manquant de pain, adossée au palais du riche,
possesseur de dix mille esclaves ; nulle part on ne vovait
ce qui frappe tous les regards en Italie: de longues ran-
gées de mendians étendus sur les escaliers de marbre qui
conduisent à la maison de Dieu, ni, comme en France
et en Angleterre, des milliers de pauvres familles péris-
sant de faim et de froid dans les greniers , mourant obscu-
rément, sans secours, sans consolation, au milieu d'une ci-
208 MOUVEMENT l'OLlTIQUE
vilisalion qui se dit phllanlropique. Menzel , homme bien-
veillant et candide, (juoique pétri d'opinions presque
républicaines, s'étonna de cette situation de TAutricbe.
Il s'attendait à ce que chacune de ses pai^oles serait
l'objet d'une active et fatigante surveillance , que chacun
de ses regards serait arrêté au passage et dénoncé , que
l'exhibition et le visa des passeports se renouvelleraient
sans cesse. Rien de tout cela : à peine jetle-t-on , à son
entrée et à sa sortie , un coup-d'œil sur le terrible passe-
port. La première table d'hôte à laquelle il s'assied à
Saltzbourg est entourée de convives qui parlaient poli-
tique aussi li])rement que s'ils eussent été au Palais-Royal
de Paris ou dans une taverne de Londres. La police , qui
faisait rarement son apparition, se montrait douce, ai-
mable et civile comme un maître de cérémonie. A Tienne,
qu'il regardait comme le vrai sanctuaire du despotisme ^
à Vienne, c'est-à-dire dans le neuvième cercle et dans
le dernier abîme de l'enfer autrichien , ce ne furent ni
des sbires qu'il rencontra , ni des démons armés de griffes,
ni des estaffiers de l'Inquisition. Introduit auprès des sa-
vans et des hommes d'état , favoris du gouvernement au-
trichien , hommes qu'il avait souvent accablés d'injures
ou de sarcasmes, il les trouva bienveillans et affables,
gens d'honneur et très-peu disposés à vendre leur ame
pour une place. Grillparzer le poète, Von Hammer, Mai-
lath, le baron de Zedzlilz, lui parurent dignes d'occuper
une place parmi les hommes de génie et de probité qui
honorent le plus l'Europe. Quant au peuple , il avait l'in-
solence d'être heureux et de le paraître. Quoi! se deman-
dait Menzel, c'est ici, dans un jjays de tyrannie, que
ce grand principe du radical Benlham se trouve réalisé.
Tous ces élémens de mort (jui devaient depuis long-lems
tuer l'Autriche ne l'ont pas empêchée de se bien porter.
DE L EUROPE ACTUELLE. 209
Le philosophe ne revenait pas de sa surprise 5 il avait
envie de dire comme ce vieux médecin : « Le malade est
sauvé , j'en conviens , mais il y a long-tems que d'après
les règles il doit être mort. » Ecoutons un passage curieux
de cet écrivain éloquent. Il confirmera tout ce que nous
avons avancé.
«L'Autriche, dit-il, marche lentement et par une
roule détournée vers les idées libérales que l'Europe croit
qu'elle repousse. Semblable à ce beau fleuve qui est son
symbole et qui fait sa richesse, elle avance quand elle
parait rétrograder. Suivez le cours de cette nappe d'eau
majestueuse, elle semble prendre une route contraire à celle
de toutes les rivières d'Europe 5 mais observez sa marche
définitive à travers la mer Noire et la Méditerranée, ses
eaux vont se confondre dans le sein de l'Atlantique avec
tous les autres fleuves d'Europe. Je dois le dire, ce peu-
ple, loin d'être dépravé, est un de ceux qui ont le cœur le
plus sain , l'ame la plus innocente et la plus énergique.
L'habitude de la lecture , la culture intellectuelle l'ont
éloigné de tous les vices grossiers; le but que voulait at-
teindre l'empereur Joseph se trouve atteint aujourd'hui.
Je ne sais quelle philosophie modérée , douce et conso-
lante s'est introduite dans toutes les classes. Point de fu-
reur religieuse, point d'intolérance fanatique; on jouit
de la vie, sans brutalité, sans étourderie et presque sans
crime; car les tableaux statistiques démontrent que, de
tous les pays d'Europe , c'est l'Autriche qui est la moins
féconde en criminels. »
Le mouvement libéral de la Russie a pour base la con-
stitution de ses nobles ; leurs idées libérales empruntées
à la France et leur politesse les séparent d'une ma-
nière tranchée du reste de la nation incivilisée. Le mou-
vement libéral de l'Autriche est, au contraire , dans l'édu-
XI. 1 4
210 MOUVEMENT POLITIQUE
cation commune et morale des masses. C'est à cette der-
nière que l'Italie devra plus tard le vrai mouvement li-
béral par lequel elle se trouvera entraînée. Certes, quand
les lumières auront pénétré dans tous les rangs, lorsque
l'éducation autrichienne et les écoles primaires auront
produit leur effet , lorsque les devoirs de chacun se-
ront nettement connus, cette vie sauvage du midi qui
ne manque ni de poésie , ni de grandeur, sera modifiée
par un système de moralité plus sévère et plus pur, qui
émane du nord.
Contre l'opinion générale, toutes les régions que do-
mine le pouvoir absolu gravitent vers la liberté ; celles, au
contraire, qui ont servi de premier foyer aux idées d'indé-
pédance gravitent vers la concentration du pouvoir.
L'Autriche a été très-bien jugée de la même manière par
un libéral d'une trempe bien plus forte , par un homme
élevé au sein de cette philosophie française qui, comme on
le sait, a très-peu d'indulgence pour les rois. Alphonse
Rabbe, c'est ainsi qu'il se nomme, joignait à une énergie et
à une vigueur d'ame peu commune unegrande amertume
contre les supériorités sociales; amertume augmentée et
envenimée par les douleurs d'une maladie longue et
cruelle. « L'Autriche, dit Alphonse Rabbe, est mal con-
nue : on croit qu'elle n'a fait aucun progrès depuis qua-
rante ans-, que ce peuple, imprégné de l'esprit d'obéissance
qui est la religion de l'ordre social, gémit sous le fouet des
tvrans , et que les larmes de ses paysans malheureux achè-
tent la broderie éclatante qui couvre l'habit de ses cour-
tisans et de ses militaires. Pas un mot, pas une svUabe
de vrai dans ce tableau ; le peuple est heureux , il vit
dans l'abondance et la sécurité. Depuis six ans, Tienne
n'a été témoin que d'une seule exécution à mort, celle
d'un Polonais. Le noble fait de son pouvoir un usage pa-
!)K L'iiUUOl'E ACTUELLE. 211
triarcal; le paysan vit près de lui sans le craindre, sans
Tenvier, sans le haïr. Quant au clerjjé , qui jouit d'un
grand crédit moral, ce crédit ne ressemble nullement à
un pouvoir tyrannique : on voit les prêtres encourager
la danse joveuse des paysans , on les voit assister à ces
ébats qu'ils sont loin de réprouver. Dans les vallées, dans
les grandes plaines, c'est le même spectacle; et ne croyez
pas que le chef de cette noblesse si puissante et de cette
roture si paisible soit environné d'une pompe et d'un
mystère inaccessible, une espèce de dalaï-^laina : un chef
de fabrique en France est plus orgueilleux que ne l'est
l'empereur d'Autriche. On le voit partout, soit à pied
comme un simple particulier, soit dans un carrosse à deux
chevaux, sans domestiques, sans gardes-du-corps. Qui-
conque veut l'aborder et lui parler a l'accès le plus facile
auprès de lui. Il vous dira : a Vous êtes fatigué, veuillez
vous asseoir.» Tous les huit jours il donne deux audiences
de huit heures chacune. Plus d'un pauvre homme , plus
d'un artisan repoussé par les ministres, a trouvé justice
auprès du roi.
Pendant que les pays despotiques penchent ainsi vers la
liberté idéale, les pays constitutionnels inclinent vers le
despotisme: rien de plus naturel. Avec des doctrines qui
relâchent et détendent tous les liens du pouvoir , il faut,
sous peine de destruction , resserrer fortement le pou-
voir. Au contraire , quand il est bien établi dans tous
les esprits que l'autorité centrale est sainte et vénérable;
quand tout le monde s'abaisse devant elle ; quand un pavs
ainsi voué à l'autorité absolue est entouré d'autres régions
qui peuvent lui communiquer au premier moment l'étin-
celle libérale, la prudence ordonne d'agir comme agit
l'Autriche, et de rendre le joug si léger qu'il ressemble à
l'indépendance.
2l2 ..MOLVEMEXr POLITIQUE
De là, cet étrange phénomène : la France et l'Angleterre
sont les pays du monde où Ton paie, par le plus de dépen-
dance réelle, la liberté des doctrines. Là , tout se dirige
uniformément vers la concentration du pouvoir. Il est
plus difficile d'organiser une conspiration en France qu'en
Angleterre , en Angleterre qu'en Italie , en Italie qu'en
Autriche, en Autriche qu'en Russie; et comme on sait
cela , on augmente de vigilance , et la police s'arme de
plus de force à mesure que le pays a plus de liberté.
Nous nous sommes surtout attaché , dans cet article ,
à démontrer que la plupart des mouvemens extérieurs et
visibles de la politique ne correspondaient nullement
avec ses mouvemens réels et cachés. Notre observation
s'applique à tout. Non seulement l'Autriche , mais l'Alle-
ma"ne entière sera contrainte à prendre parti en faveur
du libéralisme contre la Russie. Les forteresses moscovites
ont trop empiété sur le territoire des Germains; Vienne
et Berlin sont trop près des possessions russes pour que
l'intérêt des nations germaniques ne les porte pas, malgré
elles , à entraver la marche du géant de la Moscovie. La
chute de Napoléon avait démesurément accru le pouvoir
russe : avec cent cinquante mille hommes le czar avait
pris possession de la Pologne et l'avait gardée. La civili-
sation de France , les vignobles de la Champagne et de la
Bourgogne , l'aspect de ces contrées du midi , si peu sem-
blables aux régions du nord , avaient ranimé cet ancien
désir de conquêtes méridionales dont les peuples du sep-
tentrion ont toujours senti la secrète influence. Souvent
battues par Napoléon, mais victorieuses en définitive,
les armées russes avaient appris de lui l'art de la guerre,
et ces hommes, dont la civilisation était au berceau,
étaient déjà des vétérans sous les armes. Jugez du progrès
que ilul faire on peu de tems celte puissance, f[ui échap-
DE l'eLP.OPE ACTCELLt. 2 1 .'i
pail à peine à la barbarie. En une seule campaPine, elle
fit crouler le pouvoir de la Perse, subjugua les {'orteresses
d'Erislan , et établit ses domaines dans la plus ricbe pio-
vince du Korassan. Deux autres campagnes lui suffirent
pour renverser l'ancien et redoutable pouvoir des Osman-
lis, s'emparer des forteresses sur le Danube, franchir la
barrière des Balkans, et dicter une paix glorieuse dans An-
drinople , ancien séjour de la puissance turque en Europe.
Quines'efifravait alors de ce progrès de la puissance russe?
Au milieu des convulsions de 1830, quel homme doué
de la seconde vue politique ne redoutait pas cet accrois-
sement gigantesque qui menaçait toute la partie occiden-
tale de l'Europe?
Mais le remède était à côté du mal. Cette Germanie, qui
professait en apparence les mêmes principes politiques
défendus par la Moscovie , ne put voir sans crainte un
voisin dont la force augmentait d'une manière si mena-
çante, et qui pénétrait jusqu'au sein de son territoire.
Pendant que cette terreur inspirée par la Russie armait
contre elle secrètement les intérêts germaniques , l'An-
gleterre n'en était pas moins épouvantée. Comment aurait-
elle vu avec indififérence le czar prêt à bâtir ses forteresses
dans l'Asie centrale, et à partager avec la Grande-Bretagne
la domination que l'Europe commence à faire sentir à
l'Orient. Non seulement un intérêt commun rapprocha
les désirs et les pensées des cabinets de Vienne et de Saint-
James , mais il y eut plusieurs conférences dans lesquelles
on s'arma d'avance contre les usurpations prévues du
colosse septentrional. Notez bien que , malgré leur appa-
rente diversité, l'Allemagne et l'Angleterre ne forment
qu'un seul pays. C'est la même souche, le même langage
originel, le même fond d'idées et de mœurs. Une infusion
de sang normand nous a donné sans doute ce caractère
214 MOLVEMENT POLITIQUE
hardi et impétueux qui nous distingue de nos frères les
Teutons. Le mélange de la race danoise et de la race
saxonne a pu favoriser cet esprit d'audace el d'entreprise
que l'on remarque en nous 5 aussi avons-nous précédé
l'Allemagne dans la carrière de la liberté. Mais elle nous
suit, et, comme nous, c'est sur l'ordre, sur la propriété ,
sur la religion , seules bases solides , qu'elle fonde lente-
ment sa construction durable. Plus méthodique que nous,
difficile à mettre en mouvement, mais redoutable, une
fois l'impulsion donnée , l'Allemagne ne peut manquer ,
tôt ou tard, de s'unir à nous pour faire face à l'irruption
des hordes scythiques. En vain la révolution de juillet
semble avoir détruit cette alliance nécessaire, et avoir
fait de la Germanie le boulevart et le poste avancé de la
Russie. Un tel état ne peut durer : à mesure que le libéra-
lisme allemand prendra des forces , la puissance russe
faiblira dans ce pays, et si jamais le combat s'établit
d'une manière forte et prononcée entre le nord et le midi,
entre le système de l'obéissance et le système de la liberté ,
il est impossible que l'Allemagne , menacée dans ses in-
térêts par la Moscovie , ne se joigne pas, en dépit de toutes
les prévisions, à la Grande-Bretagne et à la France.
La Grande-Bretagne et la France , deux mots que l'on
s'étonne de voir unis, « deux énormes béliers, dit Cha-
teaubriand, qui se sont unis pour battre en ruine tous les
pays de l'Europe ! »
Nous sommes loin de croire la comparaison exacte :
mais quand les cœurs des deux contrées ne seraient pas
unis, les intérêts le sont tellement, qu'on ne peut les em-
pêcher de rouler el de se confondre dans le même but -, la
France achève sa révolution , l'Angleterre commence la
sienne. L'une est lasse de factions et de combats, l'autre
semble chercher la lulle avec une sorte de fureur juvé-
DE l'europe actuelle. 215
nile. Heureusement, l'exemple de la France est là, exem-
ple terrible, phare allumé dans le champ de la politique
pour éclairer l'avenir. Soit qu'une crise violente menace
la propriété en Angleterre, et qu'elle doive, malgré les ter"
ribles leçons données par un peuple voisin, subir toutes
les phases des catastrophes révolutionnaires 5 soit , que
plus sage , elle ait la patience et l'énergie nécessaires pour
se garantir de ces dangers et pour démolir les abus sans
déraciner la constitution , il est certain que la route de
la France et celle de l'Angleterre sont identiques.
Le champ du carnage se trouve aujourd'hui concentré
en Portugal et en Espagne. Dans ces deux pays, c'est l'An-
gleterre et la France qui ont triomphé des répugnances na-
tionales, des habitudes populaires, et même des lois éta-
blies. C'est sous les veux de la Russie et de l'Autriche que
don Miguel et don Carlos ont été dépossédés. Il est vrai que
la lutte n'est pas achevée, et que selon toute apparence elle
durera long-tems ^ mais cette lutte elle-même servira les
intérêts de la liberté constitutionnelle. Quelle que soit la
cause qui triomphe , il faudra bien avoir recours au peu-
ple. La reine promettra une Chambre des Députés 5 don
Carlos essaiera de faire revivre les vieux fueros de l'Es-
pagne, ou dispensera des franchises municipales. Ainsi
de quelque côté que Ton tourne les yeux, on ne peut s'em-
pêcher de reconnaître que l'Europe, comme le serpent ,
se dépouille de sa vieille peau. La Suisse elle-même , si
dévouée à ses anciennes constitutions, ne cherche-t-elle
pas à les modifier et à les transformer ? L'esprit d'indé-
pendance et de révision politique s'est répandu et infiltré
de toutes parts. Tous les peuples ne deviendront pas répu-
bliques, sans doute ^ tous n'adopteront pas les formes con-
stitutionnelles ^ mais qu'est-ce que la forme auprès de
l'esprit ? Je n'ai pas besoin de faire sentir que cet esprit
21 O MOLVEMEXT POLITIQUE
réformateur a pénétré jusqu'en Orient avec Mahmoud
et Meliemet-Ali. L'avenir des peuples n'est pas dans la
démocratie, que la plupart d'entre eux repoussent, mais
dans l'expansion de celte liberté éclairée qui n'est que la
science du devoir mêlée à celle du droit qui la contre-
balance : enfin l'indépendance dans l'ordre.
Veut-on se faire une idée de ce que deviendra l'Europe
actuelle? que l'on se souvienne de ce qu'elle est devenue
après la réforme. Le protestantisme qui l'avait embrasée
ne la domina pas tout entière -, le catholicisme garda d'im-
menses points d'appui. La France, l'Italie, l'Espagne, res-
tèrent fidèles au pape ; mais voyez quels changemens !
En Italie, le Vatican est forcé de baisser la voix : en Espa-
gne, le fanatisme , de propagandiste qu'il était, est forcé
de devenir domestique, de se renfermer dans des limites
étroites, et de renoncer à son influence sur les autres
peuples. En France , les libertés gallicanes s'établissent ,
et Louis XÏV lui-même , tout en se faisant le champion
armé de la foi catholique , ne souffre pas les usurpations
temporelles du souverain pontife. Si l'on jette un coup-
d'œil philosophique sur toute l'Europe depuis la réforme,
on reconnaîtra partout quelques traces de l'influence pro-
testante. Elle crée la Hollande, fait naître l'Angleterre
constitutionnelle, et par suite l'Amérique. Elle propage
l'esprit philosophique et prépare ainsi l'esprit de réforme
par lequel nous sommes absorbés et envahis. Cet esprit
nouveau , si différent de celui qui soutenait et animait les
querelles religieuses, a jeté sa plus grande flamme, a
produit sa plus violente éruption ; la lave coule encore :
ni la Russie, ni l'Autriche, ni l'Italie ne se préserveront
de ces effets. Mais on verra s'achever l'œuvre singulière
qui se prépare aujourd'hui ; une nouvelle Europe libérale
séparée en fractions plus ou moins hostiles, entrecoupée
DE l'europe actuelle. 217
de nuances diverses, s'élèvera peu à peu sur les ruines de
l'Europe monarchique. Rien n'arrête les destinées des na-
tions : de même que la Hollande et l'Angleterre, puissances
hostiles jusqu'alors, se trouvèrent unies et coalisées pour
résister à l'intolérance religieuse du catholicisme et à l'in-
fluence politique de Louis XIY -, de même l'Angleterre et
la France, unies d'intérêts malgré leur inimitié séculaire,
présenteront un front d'airain aux intérêts absolutistes
qui pourront, grâce à l'Autriche et à la Russie , opposer
une ardente résistance, mais qui, en définitive, seront ab-
sorbés par la prépondérance inévitable des intérêts libé-
raux. Par quels faits se manifestera le développement de
ce drame ? Quelle lutte , quelles batailles renferme-t-il
dans son sein.-^ quels héroismes et quels crimes fera-t-il
éclore.'' Tout cela est dans la main de Dieu, mais la route
est tracée, et les nations, en dépit d'elles-mêmes, ne peu-
vent s'empêcher d'y marcher.
( iVew PoliticaL Register. )
(mx-'^jh.
ARCHITECTURE MODERNE
DE L'ALLEMAGNE.
L'Art a été conçu pendant long-tems d'une manière
étroite, servile et peu poétique. En peinture comme en
architecture et en poésie , certains modèles , types géné-
raux dont il n'a pas été permis de se départir, ont écrasé
Tinvention et étouffé l'originalité. Souvent, lorsque le
type remontait à une haute antiquité , on le comprenait
mal et on l'imitait mal. L'art ancien , dans ses transfor-
mations, est devenu méconnaissable. Tout chargé des af-
fectations et des bizarreries modernes , il a traversé les
siècles , et au moment même où il s'écartait le plus de son
point de départ , il se donnait encore pour le fils de l'an-
tiquité, pour le véritable Apollon des Grecs.
Voyez l'architecture italienne : de combien de recher-
ches puériles, de raffinemens ridicules ne s'est-elle pas mê-
lée ? Tout en prétendant à l'héritage de l'architecture anti-
que, il n'y a guère de folie et de caprices qu'elle ne se soit
permis. Cette école ilalienne du seizième siècle, emportée
vers une décadence rapide, a commencé sans doute par
donner des fruits précieux et hrillans 5 mais , à peine en-
tourée de gloire , elle n'a pas tardé à se livrer aux puéri-
lités et aux caprices d'une imagiii.alion désordonnée. Un
{',oùl fantasque s'est emparé de toutes les productions de
ARCllITECTLUE MODliUXE DE L ALLEMAGNE. 219
l'art : l'Italie, en imitant les Borromini , a cru copier
l'école athénienne^ et la France, en imitant l'Italie, a
cru imiter la Grèce. Pour savoir jusqu'à quel point de
folie et de ridicule le style prétendu classique peut des-
cendre, il faut comparer aux modèles anciens , aux mo-
numens de Pœstum et d'Agrigente, les mille extravagances
contournées dont les palais de Rome sont remplis. Ainsi,
Dorât a pour source première l'imitation classique , et
quelle distance cependant de Théocrite au marquis de
Pezay!
Ne refusons pas aux Italiens un génie architectural fé-
cond et gracieux , mais convenons que les talens supé-
rieurs de Michel-Ange , du Bernin , de Palladio , n'ont
pas réellement reproduit la forme et le caractère antiques.
En croyant marcher sur les traces de leurs maîtres, ils
ont été dominés par d'autres circonstances du sol et du cli-
mat 5 ils ont créé un style nouveau, plein d'éclat et de
charme , de fantaisie et d'élégance , mais aussi éloigné du
vrai goût hellénique , que le Bajazet de Racine est éloigné
de l'Agamemnon d'Eschine. Lorsque les ruines d'Athènes
furent étudiées; lorsque Pompéi , ressuscité et secouant
son vieux linceul , apparut aux yeux du monde surpris ,
bien des révélations se firent. On découvrit enfin com-
bien peu l'architecture grecque et celle de Michel-Ange
se ressemblaient. On s'aperçut que Yignole , en posant les
principes de la prétendue architecture grecque, avait été
inventeur plus qu'imitateur , rénovateur plus que co-
piste, et qu'il pouvait réclamer la gloire d'avoir fondé
une école toute nouvelle.
Quelques Allemands et quelques Anglais ont été jusqu'cà
condamner récemment les idées et les principes de Palla-
dio. « Notre passion pour l'architecture grecque ( dit
VEncjfclopédie Britannique ) ressemble beaucoup à celle
220 ARCllITECTLP.E MODEUNE
du Maure de Shakspeare pour Desdétnone : Nous l'aimons
sans la bien connaître. Cette vénération que les anciens
nous inspirent , n'est qu'une idolâtrie factice , privée de
base, souvent puérile. Nous les étudions comme le gram-
mairien étudie les poètes , comme le rhéteur examine Dé-
mosthène et Socrate. Triste destinée du scholiaste , qui ,
au lieu d'approfondir le génie d'un écrivain , au lieu de
se pénétrer de son ame, ne voit dans l'œuvre qu'il com-
mente que des aoristes et des participes, des dactyles et
des spondées. Le mal qu'a produit le pédantisme dans
l'Europe moderne est incalculable. Un architecte grec
crée l'œuvre de son art , non pas d'après une certaine
formule préliminaire, d'après des axiomes qui dominent
toute l'école , mais pour donner un développement à sa
pensée, pour l'exprimer de la manière la plus naïve , la
plus grande , la plus solennelle et la plus gracieuse. Les
modernes sont venus ensuite , qui ont mesuré les méto-
pes , les diamètres , les entre-colonnemens. Ils n'ont vu
dans l'œuvre du génie qu'une affaire de géométrie , de
trigonométrie , d'arilhmélique. Les diverses modifications
que l'architecte ancien faisait subir au tvpe primitif, ils
les ont posées comme règles ; ils ont imaginé que chacune
des lois qu'ils donneraient se trouvait formulée d'avance
dans le code des architectes grecs. C'était ressembler à un
écolier qui croirait qu'Homère a composé l'Iliade en la
scandant sur ses doigts vers par vers, à un peintre qui
prétendrait que le Corrége n'a dessiné les attitudes gra-
cieuses de ses figures que d'après des courbes géomé-
triques. »
Cette diatribe assez violente a son degré de justesse.
Nous pensons , avec l'auteur de ces lignes, qu'on a donné
beaucoup trop de prise et d'importance à la partie tech-
nique et matérielle de l'art. Mais nous ne sommes pas d'à-
I
DE L ALLEMAGNE. 221
vis qu'il faille mépriser et condamner ces archilecles du
seizième siècle, qui, croyant marcher sur les traces des an-
ciens , ont créé des chefs-d'œuvre si brillans et si origi-
naux. Selon nous, l'art est immense : c'est un vaste do-
maine où tout peut se placer sans confusion.
Le grand crime en pédantisme a été d'étouffer l'inspi-
ration sous les règles. Sachons faire revivre et remettre
en honneur la partie esthétique de l'art 5 accordons la
première place au génie , à l'inspiration , au souffle divin.
C'est ce que l'un des premiers architectes allemands ,
Carie Menzel , exprime avec beaucoup de simplicité et de
force dans le passage suivant : « La plupart des archi-
tectes, dit-il, travaillent d'après des règles établies et ne
croient pas au génie de leur art; ils se condamnent au
métier de maçons , comme s'il n'y avait pas autant d'in-
spiration dans un beau monument que dans un beau
poème ? comme si un temple n'était pas la manifestation
d'une pensée que l'artiste réalise au moyen de colonnades
et de portiques. Le premier germe de toute œuvre , en poé-
sie, en architecture, en musique, c'est l'invention, la
conception qui donne naissance à toutes ces parties, qui
les coordone , qui prête une réalité physique à l'idée en-
fantée dans le cerveau créateur. Ensuite vient la partie
technique qui corrige et élabore les créations du cerveau 5
qui polit , assortit , arrange , embellit d'ornemens variés
les productions, les conceptions de l'artiste. C'est elle qui
distribue, qui arrange, qui fait valoir toutes les parties
l'une par l'autre. Elle agit comme un surintendant qui a
de l'ordre -, mais c'est le génie qui est maitre. C'est lui qui
doit m.archer le premier , c'est lui qui doit dicter des lois ;
je sais qu'il est plus facile de suivre la roule opposée, et
qu'un architecte , en se souvenant des règles, en les ap-
222 AUCllITECTLT.E MODERXE
pliquant avec soin et avec une certaine adresse , peut sa-
tisfaire le {^oût et élever des monumens utiles et agréables
à l'œil, bien proportionnés, bien distribués. Le peuple
applaudira peut-être , mais ces créations secondaires ne
posséderont le cbarme mystérieux qui n'appartient qu'au
génie. On les contemplera sans admiration , sans étonne-
ment, sans émotion ; en vain leur auteur prouvera-t-il que,
sous le rapport de la symétrie et sous celui de l'utilité , ce
sont des œuvres parfaites 5 cette perfection une fois ad-
mise, on n'en dira pas moins : Le génie n'est pas là ! »
Telle est l'opinion actuelle des maitres de l'école alle-
mande • école qui a pris un remarquable développement de-
puis vingt années 5 elle coïncide avec les opinions littéraires
de Gœthe, de Tieck, de Scblegel, qui, divisés sur beau-
coup de points, s'accordent à penser que l'étude des anciens
n'est bonne que si on la féconde par une critique plus
élevée. Ainsi tout se lient dans la sphère des arts et des
lettres. Pendant que Gœthe et Klopstock, renversant les
pédantesques axiomes de Goteschec , s'élevant à des con-
sidérations supérieures et marchant dans la voie tracée par
Lessing, réclament les privilèges éternels du génie et de
l'inspiraiton 5 pendant qu'ils essaient de prouver que l'art
classique moderne n'est pas l'art classique des anciens;
que Racine a créé une tragédie qui lui est propre , mais
non une tragédie calquée sur le modèle hellénique 5 que
les règles, suivies avec l'exactitude Irv plus minutieuse, ne
remplacent pas la pensée , n'équivalent pas au génie , le
même mouvement qui domine la littérature s'empare
aussi des arts. Les peintres essaient de revenir à cette
naïveté de conception, à cette intensité de sentiment qui
distinguent les Giotto et ses contemporains. Les architec-
tes qui ont pour organe Menzel , dont nous venons de ci-
DE LALLEMAGMÎ. 223
ter les paroles, rejettent la loi du Bramante et de Palladio
qu'ils cessent de regarder comme les interprètes fidèles
des anciens.
En Allemagne, tout s'est fait lentement, et pour ainsi
dire selon une méthode scientifique. La première civili-
sation de ce pays a été féodale , puis religieuse. Les armes ,
la guerre de château à château et de province à province,
la lutte contre le pontificat, ont employé et dépensé
toutes les forces nationales jusqu'au seizième siècle. De-
puis le seizième siècle jusqu'à la fin du dix-septième , l'é-
tablissement du protestantisme et les longues guerres de
l'empire germanique ne se prêtent point à un dévelop-
pement de civilisation consacré spécialement aux arts.
Ces derniers éclosentpour ainsi dire, sans que l'on sache
comment personne ne s'embarrasse d'eux et ne les pro-
tège.
Le génie religieux et le génie féodal n'avaient pas laissé
que de donner leurs fruits au milieu de cette confusion.
Toutes les fois qu'un peuple est possédé par quelque idée
forte et grande , cette idée se manifeste spontanément par
des chefs-d'œuvre. Nous nous étonnons que les siècles
que nous appelons siècles de barbarie aient produit les
cathédrales dont l'Europe est couverte, et qui semblent ,
du haut de leurs tours, géans de pierres , écraser d'un
regard dédaigneux nos constructions modernes. Il n'y
avait pas alors d'école d'architecture : mais le génie ca-
tholique se réalisait et se pétrifiait d'une manière sublime
dans ces grands monumens. Contemplez ces belles et an-
tiques forteresses des bords du Rhin; arrêtez-vous aux
pieds de la cathédrale de Cologne ou de Strasbourg, et
vous nous direz s'il n'y avait pas une puissante et féconde
pensée d'art en Allemagne, aux époques même où la force
224 ARCHITECTURE MODERNE
brutale paraissait la dominer sans réserve , où la contro-
verse religieuse et les passions acharnées allumaient leurs
brandons d'un bout à l'autre de la Germanie.
Si l'Allemagne eut ses chantres à' amen et ses con-
structeurs d'églises dès le douzième et le treizième siècle,
la civilisation proprement dite, la civilisation élégante
se fit attendre davantage. Ce fut l'Allemagne qui, la der-
nière , eut une poésie bien réglée , soumise à des prin-
cipes , une critique savante , et des arts dirigés par l'é-
tude. On dirait que , plus timide , plus laborieuse et plus
patiente, cette nation s'est long-tems résignée à l'étude
et à l'observation. Elle laissait passer devant elle toutes
les nations étrangères , essayait d'entrer dans leurs inten-
tions et de se pénétrer de leur génie, mais n'osait rien
peser elle-même : comparant, analysant, étudiant sans
cesse , cherchant les motifs de chacune des formes des
arts, et n'arrivant à la culture réelle de chacun d'eux
que par la voie lente et souterraine des observations mul-
tipliées. Ainsi , en Allemagne , par un phénomène rare ,
la critique a précédé la création 5 la science a marché en
tète de toutes les conceptions humaines. Il est résulté de
ce procédé savant une sorte d'éclectisme vague et vaste
qui s'est subdivisé en beaucoup de ramifications; avant
de rien créer on a voulu tout comprendre , et ces nom-
breuses et différentes admirations ont donné des résultats
singuliers. Les sectaires du style primitif en peinture se
sont élancés au-delà de Raphaël et du Pérugin lui-même.
Ils ont é.té chercher leur modèle dans l'enfance de l'art ,
comme on a vu des poètes parodier les Nibelungen, et se
fîiire naïfs, de propos délibéré. D'autres, amoureux du
style gothique , voudraient, dans notre lems qui manque
à la fois du génie religieux et des ouvriers accoutumés à
de-l'allemagxe. è-25
de tels travaux , ressusciter les gigantesques fabriques de
nos ancêtres. Quelques-uns ont iniil*' l'Inde, d'autres la
Perse, d'autres l'Arabie.
L'école d architecture qui 1 emporte aujourd hui en
Allemagne est celle qui, repoussant à la fois Vitruve et
Vignole , le style gothique et le style français, copie dans
sa pureté le stvle primitif des Grecs. Léon von Klenze
en est le chef. Ses élèves poussent jusqu'au fanatisme l'a-
mour de l'architecture grecque et le dédain de tous les
autres genres. On jugera du degré d'intensité de ce fana-
tisme en lisant les paroles suivantes écrites dans un pavs
semé de monumens gothiques, par Klenze, le chef de
l'école hellénique pure, et l'on y reconnaîtra toute la
liberté intellectuelle de cette Allemagne qui n'a pas pu
conquérir la liberté politique.
« Il ne peut v avoir absolument, dit Rlenze , qu'une
seule manière de bâtir : celle que les Grecs inventèrent.
Avant d'atteindre la perfection de cet art. ils firent plu-
sieurs essais. Un grand nombre de tentatives eurent lieu :
ce furent les degrés progressifs de leur supériorité défini-
tive. Cette route les conduisit à un style caractéristique et
parfait dont les proportions et la beauté répondent à tous
les besoins et satisfont tous les goûts. Les artistes du sei-
zième siècle se sont recommandés à l'estime par d'autres
tentatives brillantes; mais que pouvaient-ils faire de plus
que des tentatives , eux qui sortaient de la magnifique bar-
barie du moven-àge -, eux qui vivaient entourés de ces œu-
vres de mauvais goût prodiguées par Rome à l'époque de
sa décadence? Delà, les énormes solécismes, les fautes im-
menses commises par Buonarotti, aggravées encore par
Maderno , Borromini et Jules Romain. De là, les puérilités
sans esprit qui dégradèrent le goût architectural sous
Louis X\ -, et enfin , ces imitations partielles de quelques
xr. i5
226 AnCHITECTURE MODKP.XK
formes grecques détachées , imitations sans vérité , sans
compréhension de l'ensemhle , sans harmonie , sans gran-
deur, et qui distinguent le dernier style architectural de la
France. Souvent ces imitations se rapportaient aux époques
de la dernière décadence. Grâce à tant d'aberrations , l'art
est tombé si bas dans quelques pays , que l'architecture
ne semble plus destinée qu'à nous protéger contre la pluie
et le vent , contre la tempête et l'orage. Il s'agit de la re-
lever , de la rappeler à sa haute destination. »
Le mot d'ordre était donné; on s'est empressé sur les
traces de von Rlenze. Nous avons cité le passage pré-
cédent , écrit par l'un des premiers architectes de l'Alle-
magne, pour attester l'indépendance d'opinions propre à
ce pays, privé d'ailleurs de liberté d'action. L'école
grecque-allemande a dépassé en sévérité tout ce que les
écoles d'architecture française et italienne ont jamais posé
d'axiomes. Celte sévérité pèse et plane sur lensemble 5 elle
s'occupeavant tout de l'harmonie parfaite des proportions;
elle recommande non seulement la sobriété des ornemens ,
mais l'accord le plus complet des accessoires avec le tout :
et cela, sous les veux des partisans exclusifs du genre go-
tliique qui s'agenouillent devant la cathédrale de Cologne,
et lui sacrifieraient volontiers le Panthéon de Rome et
le Parthénon d'Athènes.
Avant de nous arrêter sur les détails relatifs à von
Klenze et à Menzell , les deux principaux architectes de
l'Allemagne moderne, nous nous occuperons de quelques
artistes qui les ont précédés et qui leur ont ouvert la
voie. Avant l'apparition de Frédéric JVeinhrenner ^ les
édifices publics que l'on construisait en Allemagne n'a-
vaient ni grâce ni grandeur; ils ne se rapportaient pas
au style gothique, et n'approchaient pas non j)lus de la
pureté des formes grecques: c était une archilocture bà-
DE L ALLEMAGNE. 227
larde et domestique. Dénué de génie, mais patient, in-
lellijjent , apte à former de bons élèves , Weinbrenner
(•onlril)ua, sinon par son .{i^énie, du moins par ses travaux
et son talent , à rendre quelque honneur et quelque au-
torité à Tart qu'il professait. Parmi ceux qui suivirent
sa trace on peut citer surtout Georges Muller . qui a
('•tudié profondément l'architeeture du moven-dge. Le
théâtre, le Casino et l'église catholique de Darmstadt ont
été construits sur ses dessins. Il a réparé la partie orien-
tale de la cathédrale de Mavence et construit le théâtre de
cette ville , auquel il a donné la forme extérieure des
ihéàlres antiques.
Son œuvre la plus remarquable est une imitation du
Panthéon de Rome , édifice construit pour l'église catho-
lique de Darmstadt. C'est une rotonde dont le diamètre
intérieur a cent soixante-quatre pieds (mesure de Darm-
stadt); une seule ouverture pratiquée au centre du dôme
donne la lumière à l'édifice. L'auteur a voulu conser-
ver le caractère de grandeur imposante et de solennité
qui distingue le Panthéon romain , qu'il a simplifié en
supprimant les espaces inégaux, la multiplicité des détails
et la double ordonnance des colonnes. Il a substitué à
cette double ordonnance un péristyle continu de vingt-
huit colonnes isolées qui soutiennent l'entablement.
L'effet de cette simple colonnade circulaire est noble ,
singulier , et peut-être unique dans son genre \ chaque
colonne n'étant séparée de l'autre que par un espace
d'un diamètre et demi. Il y a dans cette disposition de la
richesse , de la nouveauté , de la simplicité , même une
certaine naïveté architecturale. Rien de plus sévère ,
de plus simple , et même de plus nu. La dimension des
colonnes, qui ont à peine neuf diamètres de hauteur, aug-
mente encore cette sévérité. On ne se douterait pas que
228 ARCHITECTURE MODERNE
cette architecture si mâle et si grave appartient an
stvle corinthien, tant il est vrai que les règles sont tou-
jours fausses et insuffisantes. L'ordre ionique peut, à lui
seul, fournir une gamme entière de caractères différens,
depuis Taustérité la plus chaste jusqu'à l élégance la plus
raffinée. Ici l'ordre corinthien , que les professeurs nous
donnent pour si brillant et si riche, est devenu simple
jusqu'à la nudité. Les murailles sont privées d'ornemens,
et peut-être doit-on reprocher à l'auteur un certain dé-
saccord qui résulte de la beauté de la colonnade elle-
même et de son contraste avec la simplicité du monument.
Frédéric-le-Grand , aussi infatigable maçon que con-
quérant intrépide, donna une impulsion vive à l'art dont
nous ])arlons. Plusieurs des édifices qui font le plus
d'honneur à l'Allemagne ont été construits sous les aus-
pices de. ce monarque. Il protégea spécialement Carie
Gottard Langhans ^ né en 1732, à Landshut, en Silé-
sie. C'est à lui qu'est due la belle porte de Brandenburgh
qui signala le retour de l'art germanique vers la pureté
grecque. Il construisit le théâtre de Breslaw et plusieurs
autres monumens très-remarquables. Appelé à Berlin par
Frédéric, il trouva dans ce prince, non seulement un
patron, mais un ami. Çàtir était une manie pour Fré-
déric. Au retour de ses campagnes, il quittait l'épée et
saisissait l'équerre et la truelle. On le vovait monter sur les
échafaudages, diriger ses ouvriers. Langhans jouit d'une
grande faveur auprès de lui , et donna les dessins du Ca-
sino, du théâtre, incendiés en 1817, et de cette porte de
Brandenburgh qui est son véritable titre de gloire, et à
laquelle les propyb'es d'Athènes ont servi de modèle. De-
puis celte époque et d'après l'exemple donné par Lan-
ghans , les architectes du siècle de Louis XV qui avaient
faitla loi en Allemagne y jierdirent tout leur cn'-dit. On dit
DE L allemagm:. •2-20
adieu pour jamais aux formes tourmentées et mesquines,
aux involutes bizarres que nos pères avaient admirés dans
les boudoirs de ïrianon. Les deux Boumauii, Goiiltard,
Ungar,N<mman, concoururent avec Langhons à régéné-
rer le goût allemand : jusqu'alors, comme la littérature
de ce remarquable et singulier pays , l'architecture ger-
manique avait flotté indécise entre toutes les formes étran-
gères, antiques et modernes, qu'elle n'avait pas même
osé copier exactement. N'oublions pas Knobelsdoî'ff, dont
Frédéric daigna, dans un de ses caprices royaux, pro-
noncer l'éloge public- Z,o?/i5-jp/eV/enc Calol , connu par
un excellent ouvrage sur la construction des églises pro-
testantes; enfin Genze , dont le chef-d'œuvre est le nou-
vel Hôtel de la Monnaie de Berlin.
Ce dernier eut un mérite spécial. Il comprit que les or-
nemens eux-mêmes, dans tout édifice, avaient un sens dé-
terminé, et il introduisit une amélioration excellente dans
le système des sculptures en relief. Autour de ce monu-
ment d'ordre dorique, règne une frise de 116 pieds de
longueur et de G pieds de profondeur. Elle représente
toutes les opérations qui ont rapport à l'art monétaire ,
depuis l'extraction du minerai jusqu'à l'action du balan-
cier. La plupart des architectes emploient avec une légè-
reté étourdie les ornemens les plus disparates. On serait
tenté de croire que tous les styles d'architecture s'accor-
dent également bien avec toutes les espèces de bas-reliefs.
Ge/zze démontra par des exemples l'erreur de cette opinion .
Il n'y apasd'ornement, quelque subalterne que vous le sup-
posiez, qui ne doive se trouver en harmonie avec le reste de
l'édifice. Pourquoi ces détails brillans, s'ils n'embellissent
pas l'ensemble, s'ils ne se confondent pas avec lui ? Ces bas-
reliefs ne seront-ils donc que des tablettes insignifiantes, sus-
pendues aux murailles et divisées par intervalles égaux?
Dans l'ordre dorique , le plus simple de tous, employez des
230 AllCIllTFXTURE MODERNE
sculptures plates, des bas-reliefs très-peu saillans : vous pour-
rez en au(jmenter la saillie quand il s'agira de l'ordre ioni-
que ; et enfin Valto-jelicuo, la demi-bosse, la saillie très-pro-
noncée de toutes les figures paraîtra convenable quand il s'a-
gira de l'ordre corinthien, le plus riche de tous les ordres,
celui qui s'environne du luxe le plus varié, des décorations
les plus splendides , celui qui se rapproche le plus de la
peinture et qui comporte le plus d'ornemens. On s'étonnera
de ces nouveaux principes ; ils sembleront surprenans à
ceux qui n'ont étudié l'art que dans les livres ; mais nous
qui aimons à remonter jusqu'aux principes généraux et
naturels, nous qui apercevons au-dessus de toutes les cri-
tiques une critique plus élevée et plus grande , celle qui
imite les procédés de la nature , nous voulons que dans
une œuvre tout soit d'accord et très-proportionné. L'art
n'existe pas sans l'harmonie de l'ensemble ; la plus grande
faute des modernes dans leurs imitations de l'antique ,
c'est d'avoir copié , ici un détail , là un ornement , plus
loin un accessoire , jamais la largeur et l'harmonie des
masses 5 c'est leur obstination à ne copier qu'une partie, ou
de l'Iliade d'Homère, ou du Parthénon d'Athènes, ou du
Laocoon mourant, sans comprendre le génie total de ces
œuvres , sans en reconnaître l'inspiration harmonieuse ,
une et grandiose.
Catel exerça une heureuse influence sur la décoration
intérieure des maisons et des édifices publics. Charles-
Théodore Oitîiier, aujourd'hui architecte de la cour de
Brunswick, contribua aussi à faire naître la nouvelle <''cole
grecque primitive , à la tête de laquelle se sont plac('s Schin-
kel et Menzel. Le chef d'œuvre d'Otuner est la nouvelle
Académie de chant de Berlin , édifice oblong de 1 40 pieds
sur GO. Austère ri gracieux, cet édifice, semblable à un
temple grec sans colonnades et sans portiques (apieros) ,
aurait excité sans doute plus d'admiration si l'on ne s'é-
DE L ALLEMAGNE. 231
lait souvenu du plan donné par Schlnkel , plan gigan-
tesque, mais dont la simplicité égale la beauté.
Charles-Frédéric Schinhel^ né au IVouueau-Rtippin^
en 1781 , est l'un des plus remarquables artistes de l'é-
poque^ il est à la fois peintre, poète, architecte. Loin de
penser que Tarchilecture soit tout simplement une sorte
de maçonnerie sur une plus grande échelle, un art dénué
d'inspiration, il la considérée comme une poésie réalisée
avec le marbre et la pierre. Suffit-il donc de bien tracei
des lignes et de savoir Palladio par cœur pour être archi-
tecte.'^ Non : Schinkel s'est aperçu du lien intime, de la
chaîne indissoluble qui unit tous les arts ; il a reconnu
que la partie technique , la science des aplombs , celle
des lois statiques , celle des entre-colonnemeiis et des
diamètres est au génie architectural ce que la logique est
à la poésie. Il a su que les préceptes didactiques ne peu-
vent aboutir qu'à une correction froide et morte, sans
valeur et sans énergie véritables. On voulait faire de lui un
jurisconsulte. Comme la plupart des hommes distingués,
il contraria les intentions de sa famille, et après avoir fait
ses études au gymnase de Berlin, il partit pour l'Italie.
Long-tems il mena la vie d'artiste dans toute l'acception
de ce mot 5 cherchant des antiquités, copiant des camées ,
ne dédaignant pas de donner les dessins de vases , d'us-
tensiles et de figurines , peignant des décorations pour le
théâtre de Palerme; enfin, ne méprisant aucune .des bran-
ches de son art.
En 1810, il fit partie du comité d'architecture (Bau-
deputation) : nommé ensuite membre de l'académie et
créé Geheimer-uher-baurath , il enrichit Berlin d'une
foule de constructions publiques et particulières. Quand
les batailles de Moscou et de Waterloo eurent j)ermis le
repos au peuple allemand 5 lorsque le conquérant de l'Eu-
'232 ARCHITECTURE MODEHAE
vope, isolé sur son rocher lointain , laissa enfin la paix à
TEurope qu'il avait bouleversée et fécondée , le roi de
Prusse mit à profit le talent varié de Schinkel. Si les évé-
nemens n'avaient pas pris ce cours , peut-être l'artiste
remarquable eiil-il langui dans l'obscurité. S'il n'avait
pas fallu satisfaire par des créations architecturales la
A'anité germanique, que serait devenu Schinkel? quelle
voie se serait ouverte à son talent si varié ?
Nous avons déjà signalé le rapport inévitable qui unit
l'architecture allemande à la poésie allemande. L'une et
l'autre sont les produits tardifs et réfléchis de l'élude et
de l'observation. L'une et l'autre se distinguent surtout
par une profonde compréhension des différens styles et
par une application heureuse des spécialités qui les carac-
térisent. Voyez Gœthe: il entre dans toutes les nationalités;
il pénètre dans toutes les formes que peut revêtir la pensée.
C'est une vraie métempsycose : il est Indien , Grec, Ro-
main du tems d'Auguste, habitant féerique des bois de la
Germanie, Druide, Suisse et Italien tour à tour. Il ne
veut pas seulement emprunter les costumes; il veut fon-
dre son ame dans les âmes étrangères qu'il interroge et
auxquelles il servira d'organe, j
Plus original que Menzel , Schinkel ne s'est pas voué
il une seule imitation ; il semble avoir voulu , dans ses
créations, comme Goethe dans ses odes, prouver qu'il s'ap-
proprie aisément le caractère et le génie de tous les tems
et de toutes les époques. Alors même qu'il parait copier
un modèle antique, il est créateur. La touche puissante
de l'invention et de la nouveauté fait vivre son œuvre
d'une vie forte et originale. Il est loujours guidé par le
sentiment artistique. Ses licences sont naturelles et nais-
sent sans effort ; elles rcssorlcnt c\v l'ensemble de son œu-
vre, et ne choquent point le regard. Souvent il enfreint
1)L L ALLLM.V(.NE. 233
les règles : on ne s'en aperçoit pas. Il varie les chapi-
teaux des colonnes avec une audace singulière et qui lui
réussit. C'est surtout dans le plan des édifices qu'il dé-
ploie son originalité. C'est là qu'il brille : il soccupe
beaucoup moins de X élév'alion. 11 aime à établir une fo-
rêt de colonnes , à varier ses issues , à égarer le coup-
d'œil, à le perdre dans de longues perspectives à ])rali-
quer dans les murailles des ouvertures inattendues , qui
laissent entrevoir l'air et le ciel : hardiesses architectu-
rales dont on ne trouvera pas d'autres exemples que dans
ses ouvrages.
Si le langage pouvait donner quelque idée du talent de
l'architecte, nous ferions admirer à nos lecteurs cette va-
riété de distribution intérieure qui distingue les plans
de Schinkel^ il a donné plus de vingt dessins admirables
pour un monument à ériger en l'honneur de Frédéric-le-
Grand. Il y règne quelque chose de la splendeur pitto-
resque et de la riche magnificence qui caractérisent no-
tre peintre Martin. Ces projets, tous différens, se font
remarquer par la grandeur de leur conception : tantôt ce
sont des groupes de monumens destinés à divers usages et
qui , malgré la dissemblance de leur forme , s'harmonisent
entre eux et forment une masse imposante; tantôt ce sont
des temples religieux , des sanctuaires guerriers, des jar-
dins suspendus comme ceux de Babvlone. Tout ce luxe
oriental demanderait des millions , et la réalisation de ces
rêves gigantesques s'accorderait mal avec l'économie,
premier devoir des monarques actuels. Aussi ne verra-
t-on jamais les plans de Schinkel s'exécuter; mais, pris
en eux-mêmes et jugés comme conceptions poétiques, ils
attestent sa puissancede création. Le peintre dont nous ve-
nons de palier, Martin , si renommé pour son génie gran-
diose , ne nous semble pas posséder cette qualité au même
234 .vr.ciiiTKCTURE modehni;
degré que Schinkel. Les lignes de Martin ont assurément
de la grandeur, mais trop souvent cette grandeur est sans
variété. Prolonger jusqu'aux limites de l'horizon une per-
spective indéfinie d'arcades et de portiques ; montrer des
masses, colossales sur le premier plan, et qui diminuent
et se dégradent jusqu'à ce que l'œil perde la faculté de les
saisir : ce n'est pas un effort de génie : il y a même dans ce
procédé quelque charlatanisme de grandeur. Rochers, pa-
lais , nuages , tout est sur une échelle démesurée ; mais
distribuez silr des milliers de lieues les créations de Mar-
tin , et analvsez-les pièce à pièce , vous reconnaîtrez que
souvent l'immensité des proportions couvre et dissimule
le défaut d'originalité. Les projets de Schinkel sont au
contraire magnifiques et réalisables. Quand l'architecte
s'est restreint à des proportions qui n'ont rien d'exagéré ,
ses travaux frappent encore l'esprit de cette espèce de stu-
peur que provoque le grandiose dans tous les genres.
Il V a surtout un édifice construit par Schinkel , \eBau-
schule (école d'architecture de Berlin), qui offre l'exem-
ple frappant du génie spécial de cet homme singulier.
Schinkel l'a construit en dehors de toutes les idées reçues .
de tous les dogmes de l'architecture scientifique. C'est un
vaste monument de briques d'une structure parfaitement
bizarre et où la richesse, ou plutôt le luxe des ornemens,
s'allie à la simplicité la plus grave.
Il a essavé aussi le style golhifjue, ou plutôt il a tenté
de le modifier selon ses idées personnelles. Si l'on ne peut
le justifier complètement dans cet essai, du moins on ne
peut lui enlever le mérite del'orijjinalité la plus marquée.
Au lieu de copier l'ogive et les colonnotles, il lésa fait
servir à de nouveaux usages. On sait fjue le caractère
principal de ce genre consiste dans l'élévation des pilastres
cl dans leur merveilleuse hardiesse : il semble que la pen-
ui: L allemagm: . 2o.'<
sée humaine, resserrée dans l'espace étroit des galerie*; et
des ailes latérales, soit foroée de s'élancer avec la courbe
des pilastres, de voler vers le ciel et de c[uilter la terre:
privez le genre dit gothique de son élévation, vous le
changez totalement -, aussi ne peut-on confondre avec le
gothique de nos cathédrales le stvle lombard et ludesque
dont on voit de si brillans exemples en Italie , à Venise , à
Pise et à 3Iilan. Les modifications que Schinkel a tentées
dans ce style d'architecture semblent se rapporter à ce
dernier système ; il v a mcme mêlé quelques vestiges du
génie byzantin.
Voilà bien des matériaux pour une seule œuvre : le diffi-
cile était de les classer. On blâme, non sans raison, la confu-
sion des genres qui appartiennent aux écoles diverses , et
nous ne donnons pas comme exemples qu'il faille imiter les
essais de Schinkel: de moins habiles s'v égareraient aisé-
ment. L'homogénéité, la grandeur et la grâce qui les distin-
guent prouvent que, tout en disposant d'élémens dispara-
tes, un homme de goût et de génie peut créer un ensemble
complet ; c'est un vrai tour de force que cette harmonie
inattendue. On ne sait trop comment le plein-cintre et
l'ogive font pour s'accorder , ni par quel prestige les ca-
ractères les plus saillans des deux styles s'allient sans dé-
plaire à l'œil : aussi faut-il avouer quel'architecte habile n'a
rien oublié pour dissimuler ce mélange adultère. Il a em-
ployé mille artifices de détail et mille nuances de transi-
tion. Dans le Werdersche Marine, des corniches à feuilles
d'acanthe et plusieurs autres formes helléniques viennent
s'allier sans disparate aux formes évidées et presque arabes
qui régnent dans le reste de l'édifice.
Si une teinte romantique et le besoin de la variété pit-
toresque semblent dominer le génie de Schinkel , celui de
Léon von Klenze . dont nous avons déjà cité le nom .
236 AIICHITECTLRE MODElîNE
obéit à des principes tout différens. Klenze est presque un
Français : élève de l'école Polytechnique , il a conservé ,
il a même épuré les principes sévères de l'école parisienne,
calquée sur le modèle de l'architecture gréco-italienne.
Après avoir terminé ses études à Paris , il parcourut l'Ita-
lie, fut nommé architecte du roi de Westphalie, et devint ,
eu 1815 , architecte du roi à Munich. En 1823 et 1825,
il accompagna le roi actuel , alors prince roval de Bavière.
Savant laborieux, il s'est occupé long-tems et presque
exclusivement de la partie archéologique de son art ; moins
fécond et moins original que son rival Schinkel, il y a
surtout de la souplesse , de la facilité et de la gravité dans
son talent. Imbu des principes de ses maîtres, je ne con-
nais qu'un seul style auquel il n'ait jamais pu s'accoutumer
et qu'il ait constamment rejeté avec mépris : le genre go-
thique. Tour à tour, dans la construction du JValhalla ,
de la Gl} ptolhèque , de V ^lierheiligstefi-Capelle , de la
Pinacothèque, de l' Ocléon, du Nom'eaii-P alais et du Ba-
zar, il a imité les genres hellénique, romain, byzantin, ita-
lien. Ce n'étaient après tout, pour lui, que les variétés d'un
seul style : comme l'Italie, Byzance et Borne n'ont fait que
modifier le style grec , Klenze adopte leur architecture,
fille légitime de son genre spécial et chéri. Mais l'art go-
thique n'est pas un art pour lui : c'est une aberration ,
c'est une barbarie, c'est une folie 5 ce n'est rien.
Les succès et la vie de Klenze sont tellement mêlés à
la vie du roi de Bavière, qu'il est difficile de parler de
l'un sans citer l'autre. Sans le roi de Bavière et son amour
passionné pour les arls, la gloire de Klenze n'existerait pas.
Heureux l'artiste qui rencontre un pareil Mécène , un
homme qui joint au pouvoir et à la richesse nécessaires
j)0ur faire fleurir les arls l'amour plus rare encore des
arts et tles artîslcs! Ce prince mérile mieux que son
hv. i.'ai.lemag.nk. 237
aïeul Maximilien I" le litre de Médicis de la Bavière. Il
est rare de voir unis chez les individus le sentiment qui
accepte l'art comme une jouissance, l'intelligence qui le
comprend . la noblesse d'ame qui accepte sa supériorité,
le pouvoir qui le protège , et l'opulence qui l'enrichit :
condition que réunit le roi de Bavière actuel. Je le re-
garde comme un génie jeté par le hasard hors de sa sphère
et que Dieu, par caprice, a fait naitre dans des langes de
pourpre. Il a passé la plus grande partie de sa jeunesse à
parcourir l'Italie 5 son âge mûr et sa vieillesse sont con-
sacrés à protéger ces arts qu'il a non seulement étudiés
avec attention, mais aimés de toute la force de son ame.
Dans les poèmes qu'il a composés en 1817 et qui ont
paru sous le titre de Poèmes , par Louis I" , roi de Ba-
vière , se trouvent des preuves évidentes de cette vive pas-
sion artistique. On les ar blâmés, on les a critiqués comme
écritsd'un stvle trop facile et trop lâche ; pour moi, j'v ai
reconnu un accent si vrai et un amour si profond du
beau moral, que, malgré le dédain de quelques juges
poétiques, je n'ai pu m'empêcher de les relire et de les
admirer.
Voici quelles paroles Louis adresse aux artistes : « C'est
dans les profondeurs de la méditation et du silence , leur
dit-il dans un de ses sonnets , que l'art peut se préparer
et s'élancer vers l'énergie et 1 influence active. C'est dans
le fond du cœur qu'il faut qu'il éclose , s'il veut aller frap-
per un autre cœur I
)) Sans doute, l'ancien monde, qui produisit de grands
artistes, était plus pur et plus libre ; mais vous , Artistes ,
creusez dans les mêmes profondeurs, éveillez la sensibi-
lité qui sommeille , et l'avenir portera de vous à jamais
un honorable témoignage I
» Esclaves de l'antiquité, vous cranijionnerez-vousà ses
238 AI'.i.iilTiiCTUr.E MODERNE
(jcuvres:' Non ; tel ne sera' pas le but de vos travaux ; cela
ne peut être : fixez vos yeux vers la lumière éternelle
et sainte , qu'elle vous dirige , qu'elle vous soutienne! »
Quoi qu'il en soit , la passion du roi de Bavière pour les
arts a produit , comme toutes les passions exclusives et ex-
cessives, des résultats assez {"unestes. La cour s'est mise à
l'imiter, et les bourgeois ont imité les courtisans. Bâtir est
devenu une manie bavaroise: on sait combien cette manie
est ruineuse. Beaucoup de grands seigneurs et de ricbes
marchands se sont modelés sur leur maître, et après avoir
fait construire de très-beaux édifices , iL-; ne trouvent plus
dans leur fortune épuisée assez de ressources pour habiter
ces palais qui sont aujourd'hui déserts. Munich est une
merveille d'architecture, et les logemens y sont pour rien.
Quelques-unes des maisons récemment construites sem-
blent faites pour des rois plutôt que pour des particuliers.
J'ai compté jusqu'à trente-trois pièces de plain-pied dans
un seul rez-de-chaussée. Dans la rue Louis et autour de
la place Caroline et de la place Maximillen , vous trouvez
des palais dont la location n'équivaut pas à celle d'un pre-
mier étage de la rue Saint-Honoré à Paris, ou de quatre
petites chambres dans la rue du Bégent à Londres.
Klenze est plutôt l'ami que le protégé du roi ; sous tous les
rapports , il est digne de celle distinction. C'est un homme
(lu monde et un homme aimable. Je le rencontrai pour la
première fois chez l'ambassadeur de France à Munich. On
dînait à cinq heures : chose extraordinaire dans celle ville
patriarcale o\i le diner plébéien a lieu de onze heures à
midi,lediner bourgeois à une heure, le diner fashionable
à deux heures, et le diner ultra-dandv à trois heures. Quant
au diner servi à cinq heures, c'est précisément l'analogue
de nos diners-soupers aristocratiques qui commencent à
neuf heures du soir. Au milieu d'un Iracas élourdissanl de
DE L'AI.Li:.M.\Gi\K. 239
croix et de cordons,cle crachais et de décorations, je clislin-
{>uai l'archilecte von Klenze, dont les Irails jieu rép^uliers se
font remarquer par ce caractère de simplicité douce et
d'observation réfléchie que l'on retrouve chez la plupart
des hommes dé talent. Je ne sais pourquoi, ma sympathie
qui ne s'arrêtait point sur les ducs, les princes et les barons
réunis dans la salle à man(;er , se porta tout entière sur
rarchitecte. Je me rapprochai de lui , et l'aisance de ses
manières , la facilité gracieuse de sa conversation apla-
nirent bientôt l'embarras d'une première entrevue. H me
parla de ses œuvres avec simplicité , du roi de Bavière
avec enthousiasme, me raconta plusieurs anecdotes pi-
quantes et sans causticité qui caractérisaient bien l'im-
patience presque juvénile du roi et sa vive affection pour
les artistes. Le lendemain, il voulut bien me conduire
dans la Glyptothèque , un de ses chefs-d'œuvre , et que
le roi de Bavière a payé (non du trésor public, comme il
arrive à la plupart des rois), mais de sa fortune privée et
de ses économies annuelles.
La Glyptothèque et la Pinacothèque de Munich sont
les deux princi{)aux édifices construits par Klenze ; car
Klenze est pour Munich ce que Schinkel est pour Berlin.
A peine un volume suffirait-il à donner l'idée de ces deux
édifices : ce sont de petits Vaticans en miniature. Je ne
prétends pas promener le lecteur à travers ses douze ad-
mirables et resplendissantes galeries , avec leurs fresques ,
leurs peintures, leurs détails infinis, leurs recherches de
toute espèce , leurs nombreux ornemens , leurs sculptures
précieuses , leurs curiosités , leurs arabesques et leurs
cartons. Je me contenterai de tracer ici, autant que le per-
mettent les ressources du style et du langage, une esquisse
de leur plan architectural. A quelque dislance de Mu-
nich, dans ini espace isolé , vous apercevez un monument
240 ARCHITECTURE MODEtîXE
d'un style simple, de forme carrée, entouré de beau<
arbres verdovans 5 c'est la Glyptothèque , le musée de
sculpture.
Il y a quelque chose de chaste et de noble dans le pre-
mier aspect de l'édifice. Une grande cour équilatérale en
occupe le centre ; point de fenêtres à l'extérieur -, le jour
destiné à la Glvptolhèque ne vient que de fenêtres qui
ouvrent sur la cour et de quelques dômes intérieurs. La
cour est spacieuse ^ les fenêtres , dont nous venons de par-
ler, occupent presque toute la hauteur de l'édifice ; cette
distribution , qui ne permet pas à l'œil des curieux qui se
promènent de pénétrer dans le sanctuaire des arts, n'est
pas sans grâce et sans convenance. Rlenze a choisi pour
les ornemens extérieurs l'ordre ionique, mais l'architecte
en a légèrement modifié le caractère selon les nécessités du
plan général. La façade principale est majestueuse et singu-
lière : c'est un portique de douze colonnes ioniques dont
l'aspect est très-imposant, et dont la disposition, offrant un
grand nombrede colonnes juxla-posées, mais sans désordre,
frappent le regard d'un jeu d'ombre et de lumière plein
d'originalité. Le portique fait saillie en dehors 5 cette
saillie est égale à la largeur d'un entre-colonnement 5 il
s'enfonce également dans l'intérieur et forme un renfon-
cement dont la profondeur est égale à la saillie extérieure.
Des douze colonnes du portique, il y en a quatre qui font
saillie, quatre qui reculent et quatre qui forment une
rangée intermédiaire. On arrive à ce portique par trois
degrés très-larges et très-élevés. Les colonnes ne sont pas
cannelées: preuve du ])on goût de l'artiste qui a senti le
danger de multij)licr dans un petit espace les lignes droi-
tes, déjà si nombreuses à cause du grand nombre des co-
lonnes.
Ce portique conduit à mie salle pav(''e de marbre; en
DE i/allemagxe. 241
face, au-dessus de la porte principale, vous lisez le nom
du roi et la date de la construction ; au-dessus de la porte
à droite , le nom de Kleiize , et au-dessus de la porte à
gauche, celui de Pierre Cornélius , peintre chargé d'exé-
cuter toutes les fresques de la Glyptothèque. Ces trois in-
scriptions fraternelles qui placent de niveau la puissance
du talent et celle de la royauté j cette association de trois
noms , si diversement classés dans l'échelle des grandeurs
humaines , m'a paru d'un bon goût et d'un bon exemple.
La distribution intérieure est extrêmement simple : à
gauche du vestibule , se trouve la salle destinée aux anti-
quités égvptiennes. On passe ensuite dans la salle qui ren-
ferme lesmonumens de l'art étrusque et de l'art grec an-
tique : rotonde éclairée par un dôme et qui occupe l'un
des angles du bâtiment ^ puis, dans la salle des marbres
d'Egvne , et de là , dans la salle d'Apollon et dans celle
de Bacchus. La salle de Niobé vient après et conduit aux
deux vastes appartemens consacrés aux grandes récep-
tions 5 aux repas solennels et aux bals de la cour ( Fest-
Saale). Un petit vestibule les sépare Tun de l'autre. Ils
sont ornés, avec beaucoup de magnificence, de fresques
représentant l'ensemble et les détails de la mvthologie
grecque, et exécutées par Cornélius et ses élèves. Après
avoir traversé une autre salle qui fait face à la salle de
Niobé , on descend par deux degrés dans la salle /o-
uiaine , galerie de cent trente pieds de long qui occupe à
elle seule l'un des pans du carré j elle contient tous les
chefs-d'œuvre de la sculpture romaine. Un autre escalier
mène à une seconde rotonde remplie de bronzes et de
sculptures antiques en marbres de couleur , en por-
phyre, etc. La dernière salle, qui nous ramène sous le
vestibule après avoir fait le tour de ces belles galeries de
plain-pied, est consacrée aux œuvres de l'art moderne.
XI. i6
■2 M Ar.ciiiTEcrup.E moderne
Toutes les salles sont pavées de marbre , revêtues de stuc
de diverses couleurs, ornées de corniches, chargées d'or-
nemens dorés et embellies d une pompe et d un luxe qui
v'ont en augmentant depuis le point de départ jusqu'au
point d'arrêt. C'est une belle idée, c'est une noble créa-
tion que cette histoire progressive de Fart, que ces annales
du génie plastique , représenté par tous les monumens de
ses diverses époques. A mesure que l'on avance de la salle
étrusque à la salle grecque, et de là jusqu'au dernier salon,
la magnificence de l'architecture suit le progrès de l'art et
se déploie avec plus de splendeur. Ainsi, la salle romaine ,
beaucoup plus riche que toutes celles qui la précèdent,
semble digne des profusions impériales de Néron et de Dio-
clétien. Rien de plus beau que l'effet de ces trois dômes
et des arabesques d'or dont le plafond est orné. Je ne parle
pas des trésors nombreux que les galeries renferment : ce -
sujet réclamerait un ailicle à part, et je ne m'occupe
ici que de l'architecture en elle-même.
Les architectes anglais pensent, en général, que la
simplicité des décorations intérieures est une convenance
impérieuse pour un musée de peinture ou de sculpture.
Tl suffit , selon eux , de donner aux sculptures et aux ta-
bleaux de l'espace et du jour; des murailles sans orne-
ment, revêtues d'une légère teinte azurée, doivent faire
le fond de la Glyptothèque. Nous ne sommes pas de cet
avis : peu de tableaux satisferaient le regard s'ils n'étaient
pas encadrés. La sculpture, si sévère en elle-même, de-
mande à être rehaussée et mise en relief. Que des orne-
mens brillans, placésavecgoùt, prêtent un nouveau charme
aux créations du sculpteur 5 que l'on environne d'arabes-
ques gracieux la Vénus et l'Apollon. Des couleurs variées,
dont on ménagera les contrastes, lêront mieux ressortir
et valoir les chefs-d'œuvre d un arl qui ne s'occupe que
DE l'allemagne. 243
tle la forme , et qui doit vaincre , à force de beauté et d'é-
nergie, la monotonie de la couleur.
Il, est impossible de traverser les douze {;aleries de la
Glyptolhèque, sans payer à Klenze un trllnit d'admira-
tion. La lumière, sans tomber à flots éblouissans, se ré-
pand avec harmonie sur les chefs-d'œuvre que les salles
contiennent. L'ensemble est simple, les détails sont riches.
Les sculptures dont la façade de la Glvptothèque sera
ornée ne sont pas terminées encore; mais déjà, malgré
l'état incomplet de cette façade , on peut juger l'ensemble
de l'édifice , un des plus beaux de Fart moderne.
Le Walhalla, autre chef-d'œuvre de Klenze, s'élève
sur une colline voisine de Regensburg ; c'est un temple
magnifique construit dans le style dorique, avec toute
cette sévérité que les anciens attribuaient à ce stvle. Il
s'annonce par un beau portique de huit colonnes de front,
derrière lesquelles se trouvent six autres colonnes. Dix-
■sept colonnes de marbre sont disposées des deux côtés :
on arrive par des degrés à ce monument majestueux ,
Panthéon allemand destiné à recevoir les bustes de tous
les héros et de tous les hommes célèbres de la Germanie.
Une frise magnifique , exécutée par le sculpteur Wagner.
en décore l'intérieur.
La Pinacothèque se rapporte encore au stvle grec 5 mais
Rlenze, homme d'esprit et de goût , a compris qu il n'é-
tait plus question de la simplicité un peu froide de la
sculpture, art spécialement antique et primitif j aussi le
plan de la Pinacothèque, encore inachevé, est-il plus
varié et plus orné; c'est le même génie, modifié, rafEné,
orné, empreint de quelques souvenirs de l'Italie , de quel-
ques nuances empruntées aux modernes. La première
pierre de ce beau monument fut posée le 7 avril 1826,
jour anniversaire de la naissance de Raphaël. Sa forme gé-
•244 ARCHITECTUP.E MODERNE
nérale est un parallélogramme terminé par deux corps de
bâtimens en saillie qui produisent à peu près l'effet de
deux HH ainsi disposés. Ces deux ailes ou extrémités
ont chacune 170 pieds de longueur 5 l'édifice entier a
500 pieds de long sur 90 de large.
L'emploi du style rustique, dans cette construction, est
imposant et remarquable : les fenêtres et les portes sont
cintrées , mais encadrées et entourées de sculptures fort
élégantes. Autour de l'édifice règne une colonnade d'ordre
ionique engagée dans le mur, avec une console très-riche.
Les entre-colonnemens sont occupés par de larges fenêtres
cintrées sur lesquelles repose l'architrave. La largeur
des ouvertures , en découpant à jour tout l'édifice , lui
donnerait peut-être un caractère de légèreté peu compa-
tible avec sa destination première , si la solidité massive
des ailes et des murailles ne corrigeait cette légèreté ap-
parente , et ne mêlait heureusement la grâce à la force
et l'aplomb à la légèreté. L'ensemble est d'un effet so-
lennel , élégant et singulier • un vrai chef-d'œuvre dans
le genre italien. Ce style, moins pur et moins sévère qu'il
n'est agréable , a rencontré en Allemagne plus d'un
critique ; nous devons avouer que l'habileté de Rlenze en
a su tirer le meilleur parti. Il y a plus d'une hardiesse,
plus d'une licence dans ce plan ; mais l'architecte les a
rachetées par un caractère de grandeur spéciale , et par
une originalité brillante qui se détache à la fois des mo-
dèles italiens et des types helléniques.
Le corps de l'édifice est en briques d'une nuance sin-
gulière 5 c'est une teinte assez douce à l'œil et qui reste
indécise entre le jaune et le vert. Les architraves, les ba-
lustrades et les frises sont en pierres de taille d'un beau
gris. L'harmonie de ces couleurs est très-flatteuse pour
l'œil.
DE L ALLEMAGNE. 245
Les vingt-cinq fenêtres de front de chaque galerie sem-
bleraient devoir suffire à l'éclairer; Klenze a senti qu'un
musée de peinture réclamait une plus grande variété dans
la distribution du jour; la lumière tombe, non seulement
des fenêtres latérales, mais des voûtes.
Autour du toit règne une balustrade de pierres, ornée
de vingt-quatre statues colossales qui représentent les
peintres les plus célèbres de toutes les nations et de
tous les tems. Un jardin que l'on commence à planter et
qui sera embelli d'urnes , de vases, de statues, entoure
la Pinacothèque d'une verdovante ceinture. Le rez-de-
chaussée sera consacré à la collection de monumens étrus-
ques , aux mosaïques , aux dessins des vieux maîtres , au
cabinet de gravures et à la bibliothèque composée de li-
vres relatifs aux beaux-arts. L'étage supérieur servira de
musée. Un vaste escalier de pierre , richement sculpté ,
y conduit 5 on se trouve d'abord dans un vestibule occupé
par les gardiens et les surveillans ; puis on passe dans une
belle salle de réception qui contiendra tous les portrciits
des princes fondateurs de cette collection. Une galerie ou
corridor, de 18 pieds de large sur 400 pieds de long, suit
toute la ligne tracée par l'édifice du côté du sud. Elle re-
çoit la lumière des vingt-cinq fenêtres dont j'ai parlé et
donne accès par dix portes dans les huit salons réservés
aux tableaux : ces salons , éclairés par de grands dômes ,
ont 40 pieds de large sur dO pieds de haut jusqu'au som-
met du dôme. Leur longueur varie de 50 à 80 pieds. Der-
rière ces vastes galeries se trouvent vingt-trois cabinets ,
éclairés chacun par une fenêtre latérale, longs de 19 à
15 pieds, et qui doivent recevoir les cadres de petite di-
mension .
On voit que, d'après cette excellente distribution, les
salles consacrées aux grands tableaux occupent le centre
246 AKCIilTECTLRE .MODEK.Mi
de l'édifice; que siu^ l'un des côtés rèj^ne une série de
vingt-trois cabinets réservés aux petits tableaux , et de
l'autre côté un corridor ou loggia dont vingt-cinq croi-
sées éclairent le vaste espace (400 pieds). Vingt-cinq com-
partimens, qui seront occupés par des fresques, corres-
pondent à ces vingt-cinq fenêtres et aux vingt-cinq dômes
pratiqués à la voûte. Les premiers artistes de Munich doi-
vent travailler aux fresques de ce grand et magnifique cor-
ridor , d'où l'on aperçoit les cimes bleuâtres et lointaines
des montagnes du ïyrol. Tous les plafonds seront enrichis
d'ornemeus en stuc ; la plinthe et l'encadrement des
portes sont d'un marbre grisâtre ; les murailles seront ta-
pissées de damas moiré, vert ou cramoisi. Tout, dans cette
galerie , est combiné dans l'iniérét de l'art. On peut, du
corridor, passer, soit dans la salle des vieux tableaux alle-
mands, soit dans celle des peintres italiens. Ainsi l'on
échappe à la fatigue insupportable que font éprouver à
l'œil le chaos et l'entassement de tous les styles.
Quelle distance se trouve entre cette splendeur, cette
richesse, cette délicatesse de sentiment artistique, cette
recherche de tous les movens qui peuvent augmenter les
jouissances des arts, et la pauvreté de nos musées d'Angle-
terre, soumis à l'économie la plus mesquine et la plus
stricte ! On semble avoir regretté l'espace accordé à cha-
cun de nos tableaux ^ on croit avoir fait assez quand on a
badigeonné de jaune les murailles qui doivent supporter
les chefs-d'œuvre des maîtres. A Munich, la hauteur de
la plinthe et l'angle très-ouvert (]ue forme la voûte réser-
vent un espace de vingt pieds au cadre des plus grands ta-
bleaux. Impossible d'accumuler comme à Paris les ta-
bleaux sur une ligne perpendiculaire de cinquante pieds.
D'après le système adopté par Klenze . on ne peut ni reb'--
guer des chefs-d'œuvre bien loin au-delà du point que
i)L L allemagm:. 217
le rayon visuel alleinl, ni l'blouir et étourdir le specta-
teur en lui offrant une multitude d'œuvres différentes
entassées dans un espace étroit. Ici, au niveau du specta-
teur, une froide peintuie de van der Werff; au-dessus un
Rembrandt 5 plus haut un Raphaël 5 et plus haut encore
un Poussin : que de dissonances pour l'œil î Et comment
fixerait-on son attention sur un chef-d'œuvre? comment
porter un jugement intime et sincère, réfléchi, au milieu
de toutes ces distractions, de toutes ces disparates ?
Peut-être les Allemands ne sont-ils pas les plus grands
artistes du monde; mais ils sont doués, au-dessus de tous
les peuples, de la compréhension des arts. C'est bien
ainsi, dans des salles de plain-pied, sous une lumière
égale et douce sans être éclatante, qu'on aime à contempler
les œuvres des Raphaël et des Michel-Ange ; séparées les
unes des autres par un assez grand espace pour que leurs
beautés mutuelles ne se portent pas ombrage et ne se con-
fondent pas j assez rapprochées pour que la pensée et la
mémoire les comparent, et déposées dans un temple digne
d'elles.
Voilà ce qu'a fait pour les arts le prince d'un petit
royaume. La Bavière a dépassé de bien loin l'opulente et
fîère Angleterre ^ grâce au noble enthousiasme et à la
persév'érante passion de son roi , la Bavière a élevé à la
peinture et la sculpture les deux plus nobles monuraens
que les peuples du nord leur aient consacrés (1).
Il ne faut pas oublier \e. Nouveau- P niais ^ qui est en
(1) Les journaux ont aunoiicé que le loi de Bavièi'e avait envoyé Léou
von Klenze eu Grèce . pour choisir l'emplacement d une capitale et
veiUer à la conservation des monumens helléniques. Après un sé-
jour de quelques semaines, von tvlenze a fait choix d'Athènes, qui
retrouvera aiusi son ancienne splendeur el sa prépondérance. Il a
aussi obtenu de la régence lassigiiafion d'une somme annuelle pour
24H AnCHIlECTLIiK MODEr.XE
construction depuis plus de sept ans, qui coulera sans
doute sept autres années encore , pour lequel Klenze a
donné plus de sept cents dessins, et dont les moindres
détails ont été réglés d'avance et combinés par lui. L'ex-
térieur de l'édifice est simple et convient à un monarque
patriarcal , à un roi allemand qui aime la vie de famille,
qui donne le bon exemple à ce qui l'entoure , et qui re-
commande aux peintres chargés de décorer sa salle à man-
ger de ne pas y introduire de figures nues et lascives ,
à cause de ses enfans , dit-il.
Les instructions que le roi de Bavière avait données à
Klenze l'ont guidé dans son travail. « Bâtissez un palais,
non pour aujourd'hui, non pour la mode actuelle, mais
pour l'avenir, pour mes descendans, pour mon peuple : un
palais dont les ornemens soient durables autant qu'élégans,
et qui, deux siècles après moi, puisse offrir à mon succes-
seur un domicile digne de lui. » En effet , il est difficile
d'unir, plus complètement que ne l'a fait l'architecte, la
solidité à la magnificence. L'édifice formera un carré dont
les appartemens du roi et ceux de la reine, exposés au midi
et au premier étage, occuperont une face. L'escalier de
la couseiTalion des antiquités. Il a proposé MM. Pitakir et Riso
comme inspecteurs ; ou a commencé à faire, sous sa direction, des
fouilles dans l'Acropole et l'on a placé des postes de soldats invalides
devant les édifices principaux. Les fortifications de l'Acropole seront
démolies , à l'exception des anciennes. Ou espère prémunir ainsi ce
beau débris contre les dangers du bombardement. En déblayant, d"a-
près les ordres de von Klenze , le terrain situé devant le Parthénou ,
on a déjà trouvé quatre plateaux de la grande frise, et l'on espère
encore faire de plus riches découvertes. I^e Parthénou sera déblayé
en trois ou quatre ans ; on s'occupera ensuite des Pi'opylées et de
l'Ericthéon. Malheureusement poiir la Grèce , Klenze doit y passer
peu de tems; les nf)mbieux travaux dont il est chargé et qu'il a com-
mencés à Munich le rappellent en Bavière.
DE l'alllmagxe. 249
l'est conduit chez le roi, celui de Touesl chez la reine ^ ces
deux suites d'appartemens s'uniront à leur centre, où se
trouve la communication de la chambre à coucher du roi
et de celle de la reine. Le reste est destiné au service du
palais. Tout cela est extrêmement simple, comme on le
voit : mais la manière dont ces appartemens sont ornés
est admirable -, c'est un goût , une poésie , un luxe bien
entendu , une magnificence qui se mêle toujours de grâce
et de gravité. Les poètes grecs ont fourni tous les sujets
dont l'appartement du roi est orné -, les poètes allemands ,
ceux qui embellissent l'appartement de la reine. Un bel
escalier en marbre de Bavière , sans ornemens et sans do-
rure , conduit chez le roi. La première antichambre est
décorée avec simplicité-, la seconde, nommée l'anticham-
bre étrusque, et dont l'effet est fort singulier, mène à un
salon de réception chargé d'arabesques d'une richesse in-
croyable. Ensuite , vient la salle du trône dont le luxe est
plus splendide encore : puis un nouveau salon qui ouvre
dans le cabinet particulier du roi, d'où l'on passe dans
son cabinet de toilette , et de là , dans sa chambre à cou-
cher. Les sujets des peintures de ces deux dernières cham-
bres, empruntés à Théocrile et à Aristophane, sont gais
et gracieux. Les appartemens de la reine, semblables
pour la distribution à ceux du roi , seront embellis d'or-
nemens moins sévères et plus nombreux. Ce qui est re-
marquable dans ce palais et ce qui caractérise bien les
mœurs germaniques 5 c'est que, malgré sa splendeur, c'est
un palais pour la vie privée : Klenze a parfaitement bien
compris son Mécène.
Comparons aux chefs-d'œuvre de Klenze, à sa Pinaco-
thèque et à sa Glyptothèque , l'édifice que Schinhel a
construit à Berlin pour la même destination et qui doit
servir à la fois de musée de sculpture et de musée de pein-
250 MlCIirrECTLKE mouekxe
ture. C'est un édifice isolé qui forme un long parallélo-
f^ramme , régulier et non interrompu, de 276 pieds de
long sur 170 de largeur. La façade principale, qui se
trouve du côté du sud , consiste en une grande colonnade
de dix-huit colonnes ioniques , cannelées , séparées par
dix-neuf en Ire-colonnemens. Il v a deux étages supérieurs,
percés de fenêtres sur trois cotés. Les colonnes reposent
sur un slylobate solide qui n'est interrompu que par les
degrés de la colonnade centrale : ces dernières occupent
l'espace de sept entre-colonnemens et de leurs colonnes.
L'escalier ne se laisse apercevoir qu'à travers une seconde
colonnade et dans une perspective presque mvstérieuse ,
qui emprunte du charme et de la grandeur aux nombreux
ornemens dont ce vestibule est enrichi. Lorsque tous les
artistes auront mis la dernière main à cette œuvre monu-
mentale, nous doutons que l'Europe moderne puisse citer
un musée plus brillant et plus majestueux que celui de
Berlin. Simplicité, variété, originalité de dessin, senti-
ment classique, nouveauté d'invention, luxe des détails,
tout s'y trouve 5 c'est le palais des arts. Les trois faces ex-
térieures du bâtiment, malgré leur nudité, conservent
encore le caractère qui distingue la façade principale.
Guidé par ce goût et ce tact exquis que Klenze a puisé
dans l'étude des anciens, il n'a pas voulu que le centre
d'une construction dont toutes les formes sont carrées
appar.ût surmonté d'un dôme. Il a senti qu'il y aurait là
contraste et désharmonie; aussi le dôme est-il caché par
une superbe structure de forme carrée, et dont les orne-
mens déguisent le but et la nécessité.
La rotonde elle-même, placée au centre, a 66 pieds de
diamètre sur 70 de haut, et sa partie inférieure est en-
louréed'un péristyle de vingt colonnes cannelées avec des
chaj)ileaux ornes de feuilles d'acanthe. Au-dessus dç ce
Dii l'allemagxe. 251
péristyle est pratiquée une galerie qui commuiu(|ue avec
les appartemens de l'étaj^e supérieur. Au rez-de-chaussée
se trouvent les sculptures et les antiques qui occupent une
{jalerie de 200 pieds de long et deux autres galeries de
125 pieds chacune. Elles sont divisées en trois portions
égales par deux rangées de colonnes d'ordre dorique. L'é-
tage supérieur, consacré aux peintures, est divisé en cabi'
nets qui reçoivent un jour très-égal. Les cloisons qui sé-
parent ces cabinets ne vont pas d'une muraille à l'autre :
il y a un espace de dix pieds ménagé entre chacune
d'elles et le mur du fond , de manière à laisser jouir le
spectateur du coup-d'œil de la galerie tout entière : elles
n'atteignent pas non plus le plafond , et ne s'élèvent qu'à
la hauteur des fenêtres.
En Italie, dans cette contrée des arts où le ciel , le sol
et l'organisation des habilans concourent également à
créer les grands artistes et les chefs-d'œuvre, il est fort
rare de trouver un musée où les distributions du jour et
de l'espace, où l'arrangement architectural permettent
au spectateur de jouir, aussi complètement qu'on pourra
le faire à Munich ou à Berlin , des productions de l'art.
En général, tel est le caractère de l'Allemagne : une faculté
merveilleuse d'assimilation , le don de tout comprendre ,
le soin de tout placer dans son véritable jour , de ne rien
laisser échapper à la critique la plus lumineuse , la plus
intelligente, on pourrait presque dire la plus créatrice,
{Foreign Quarterly Review.)
économie ^^orititjuc.
DE L'EXUBERANCE DE LA POPULATION ET DES CAPITAUX
EN AKGLETEHRE,
ET DES MOYENS, DE LES UTILISER (i).
Il doit s'opérer dans la vie {générale des nations un
double phénomène alternatif assez semblable à celui que
les physiologistes ont constaté chez l'homme, et qu'ils ap-
pellent vie de nutrition et vie de relation. Un peuple se
concentre et s'étend; il produit et il échange ; il agit en
dedans et en dehors , et si l'harmonie ne se maintient
(1) Note du Tr. L'autour de ccl article a eu surtout pour but de faii-e
ressortir les avantages que présente un nouveau système de colonisa-
tion , conçu et médité depuis près de deux ans par une société de
philantropes et d'économistes anglais , à la tête desquels figui'ent
MM. VVithmore , Lyttou Bulwer , le colonel Torrcns , Campbell ,
W. Clay , Poulelt Scrope . etc. , etc. Ce système ingénieux , cpii sera
bientôt soumis à la sanction du Parlement, nous a pai'u dun intérêt
trop immédiat pour la France pour différer de le porter à la con-
naissance do nos lecteurs. Aujourd'hui que l'administration coloniale
d'Alger vient d être déCnllivement constituée; aujourdliui que le
■gouvernement français est bien décidé à conserver cette belle posses-
sion, nous pensons qu'il est important de rechercher tous les moyens
qui pourront accélérer les progrès de l'établissement colonial de cette
régence et conti-ibuer à lù'er le meilleur parti , et en moins de tems
. possible, des richesses qui appartiennent à son teiTÏtoire. La Société
Sud- Australienne . tel est le nom (pi'a pris la nouvelle société . jiarcc
DE I. EXUBÉRANCE DK I,A POPULATION EN ANGLETERRE. ^à.l
point entre ces deux ordres de fonctions, il y a malaise ,
langueur et atonie. C'est ce spectacle fâcheux que I'Ar-
gleterre présente aujourd'hui. Depuis une vingtaine d'an-
nées, le mouvement intérieur est infiniment plus con-
sidérable que le mouvement d'expansion qui devrait lui
correspondre, quoique ce dernier ait pris de grands déve-
loppemens. Par un phénomène social extraordinaire ,
notre pays souffre à la fois d'une exubérance de capitaux
et de population. Le premier cas s'explique par la diffi-
culté qu'il y a à créer de nouveaux débouchés 5 l'autre,
qu'elle doit fixer le centre de ses opérations en Australie . s" est pro-
posée , en se livi'ant à cette entreprise , de résoudre ce double pro-
blème : favoriser ci lu fois l'émigration de la population surabon-
dante de la Grande-Bretagne et celle des capitaux inactifs. Pour at-
teindi'c ce résultat , la société sinterdit toute concession gratuite , et
s'oblige à consacrer le montant total de la vente des tenes à procurer
à la colonie le nombre de travailleurs nécessaire pour leur exploi-
tation. Ainsi , chaque capitaliste , en achetant une poition de
tCTre , sera sûr d'avoir sous la main des tiavaiUeui's prêts à l'exploiter,
et les travailleurs de leur côté pouiTont. dès leur arrivée dans la co-
lonie , trouver de 1 omn'age ainsi que toutes les ressources nécessaires
pour commencer le travail. Loi'squ'on veut rendre fertiles des ter-
rains vierges , éloignés des grands foyers de civilisation , les ti'avail-
leurs ne sont que des instrumens très-secondaires ; il faut des capi-
taux considérables accunndés , et smtout des intelligences capables
de diiiger les travaux dutililé publique, d'établii' des routes, de creu-
ser des canaux et d'assainir le pays ; sans cela, quelle que soit la bonne
volonté des émigraus , elle ne pouiTa jamais triompher des obstacles
de la natm-e. Aussi pensons-nous que le système de la Société Sud-
Australienne pourrait être parfaitement applicable à notre colonie
d Alger. Au lieu de laisser les terrains encore vacans devenir la proie
de spéculatems avides et sans bonne foi ; au lieu d'offrir comme
appât à quelques malbeui'eux émigrans des lots de tene , souvent
très-éloignés du centime de la colonie , ne vaudrait-il pas mieux adop-
ter cette méthode plus rationnelle, qui favorise à la fois les intérêts
du capitaliste et cexix de lindustiiel ?
254 DE L EXUBÉUANCE DE LA POPULATION
par des causes toutes physiques. Les progrès de la science
médicale ont reculé le terme moyen de la vie humaine.
Il y a chaque jour trois naissances pour un décès.
Si l'état de paix et de stagnation où nous sommes devait
se prolonger , il en résulterait un encomhrement qui se
fait déjà pressentir. Si nous pouvons encore nous mou-
voir librement sur le sol de la patrie , nous éprouvons déjà
des difficultés pour y acquérir l'aisance qui partout doit
être le fruit du travail. Quelle est la profession où le père
j)eut lancer ses enfans avec l'espoir fondé de les voir
réussir? Nos universités regorgent d'étudians. Jamais les
dissensions domestiques ni les infirmités humaines ne suf-
firont pour occuper cette foule d'aspirans qui se pressent
dans les templçs de Thémis et d'Esculape.
Toutes les classes delà société exercent Tune sur l'au-
tre un froissement fâcheux. Dans le commerce: des chefs,
d'ateliers et des fabricans se livrent une guerre achar-
née pour se disputer de mesquins bénéfices , tandis que
les travailleurs s'irritent et se coalisent sans résultat. Le
négociant qui, pour échapper au malaise qui les accable,
se livre aux exportations, voit sur les marchés étrangers
ses articles dépréciés et avilis par la concurrence. Le ma-
nufacturier cherche vainement un débouché qui ne soit
pas obstrué par les produits de ses compétiteurs. Dans
([uel port l'armateur enverra-t-il ses vaisseaux? quel est
le havre où ne flotte déjà le pavillon anglais? Le détaillant
voit son bénéfice diminuer d'année en année , parce qu'à
côté de lui un capitaliste, pour utiliser ses fonds, vend
les mémos denrées, en se contentant d'un moindre profit.
l*artoul lutte générale de capitaux et d'inlc'-rètsqui se heur-
tent. Dans la dernière session du Parlement, n'a-t-on pas
vu deux compagnies rivales se présenter simultanément ,
avec toutes les ginanties désirables, pour obtenir la con-
ET I)RS CAI'ITALX F.X AN(.I.ETK RHE. 2ri;>
rrssioii d'un cliemin de fer dans la même direction et sur
le même terrain !
Il s'est formé depuis quelques années une secte de vi-
sionnaires, se décorant du nom de philosophes, qui croient
avoir trouvé un remède fort simple aux inconvcniens que
nous venons de signaler. Ces doctrinaires établissent en
principe que tous les maux du pays provenant d'un ac-
croissement trop rapide de la population , il ne s'agit pour
les neutraliser que de les arrêter dans leur source , c'est-
à-dire de faire cesser cet accroissement. La voie qu'ils in-
diquent à cet effet consisterait dans une sage abstinence,
ou , en d'autres termes , dans la stricte observance du
célibat. Cette secte fit, à sa naissance, de nombreux pro-
sélytes qui prêchaient de parole et d'exemple. Par bon-
heur, la nature fut plus forte que lesargumens de M. Mal-
thus et de ses disciples; le goût du mariage ne s'en est
pas moins propagé , et la population n'a pas cessé de s'ac-
croitre.
Mais pourquoi nous affligerions-nous de posséder sur-
abondamment deux choses que tant d'autres pars nous
envient? La population et les capitaux, qui deviennent
chez nous une cause de détresse, sont partout ailleurs une
source de prospérité publique. Au lieu de chercher à
restreindre nos richesses aux proportions de notre sol ,
élargissons notre sol en proportion de nos richesses. La
colonisation, établie sur des bases larges et bien conçues,
nous en offre les moyens. Il n'est rien de plus heureux
pour vin pays que de se créer ainsi des espèces de succur-
sales composées d'individus qui, long-tems et toujours
peut-être, seront unis à la mère- patrie par une commu-
nauté d'usages , de goûts et d'intérêts. D'ailleurs l'expé-
rience prouve qu'il n'y a point de commerce plus avan-
tageux que celui qu'on fait avec un peuple nouvellement
256 DK i/eXUBÉRAXCE de la POI'LLATIOX
créé. En changeant ou en modifiant nos lois commer-
ciales , il est possible qu'on étende ou qu'on facilite
nos relations avec les puissances de l'Europe -, mais nous
ne trouverons jamais dans ces relations les mêmes avan-
tages que nous offrent nos transactions avec les colo-
nies. Toutes les nations d'Europe entrent avec nous en
concurrence et en rivalité. Les colonies, au contraire,
sont à notre égard dans une position toute de franchise;
placées dans un climat différent du nôtre , elles trouvent
comme nous leur intérêt dans un échange continuel
de produits. Pour nous convaincre de cette différence,
vovons quelle est l'importance de nos exportations 5 d'un
côté, avec les divers étals de l'Europe; de l'autre,
dans les États-Unis et les Indes-Occidentales. La popula-
tion de l'Europe continentale est d'environ 200,000,000.
La totalité de nos exportations absorbée par celte popula-
tion a été, en 1 829, de 25,000,000 liv. st. Les populations
réunies des États-L'nis et des Indes-Occidentales n'étaient,
en 1830, que de 14,500,000 habitans : et dans celte
même année, le chiffre de nos exportations dans ce pays
s'est élevé à 12,200,000 liv. st. Ainsi , en considérant les
États-Unis comme colonie, en raison de la nature de leurs
relations avec l'Europe, et par rapport à leur population
respective, la masse de nos exportations y a été six fois plus
forte que dans l'Europe tout entière. Quant aux résultats,
il est incontestable que nos relations avec les États-Unis
nous donnent relativement une plus grande somme de
bénéfices que celles que nous entretenons avec l'Europe.
Examinons maintenant quelle est la partie du globe qui
nous offre le plus d'avantages et de facilités pour tirer parti
de l'exubérance de notre population et de nos capitaux.
Si nos possessions en Afrique et dans les Indes-Orien laies
repoussent l'Européen par l'insalubrité deleurclimal; si
!
ET DES CAriTALX EN ANGLETERRE, 257
le Canada et le TVoiiveau-Bi unswick l'effraient par la ri-
gueur de leurs hivers, le vaste continent de la Nouvelle-
Hollande ne le cède en rien aux plus l^elles contrées de
TEurope. L'air y est sain , la température égale et modé-
rée , le sol d'une fécondité extraordinaire ; des rivières
navigables assurent des moyens de communication de l'in-»
térieur aux côtes; enfin, les mers qui l'entourent offrent
aux diverses branches de l'industrie des troupes nom-
breuses de cétacées, source inépuisable de richesses.
Aux avantages que présente le climat de l'Australie se
joignent ceux qui résultent de sa position géographique.
Placée entre l'ancien et le nouveau continent, l'Australie
est destinée à servir d'intermédiaire aux relations com-
merciales qui s'établiront entre l'Amérique occidentale,
le sud de l'Asie, la presque totalité de l'Afrique, et enfin
avec l'Europe, lorsque l'isthme de Suez, disparaissant sous
les efforts de l'industrie, permettra d'éviter la circumna-
vigation de l'Afrique. Qu'on jette un coup-d'œil sur ia
carte, et on verra que l'Australie est au centre d'un bassin
immense qui s'étend depuis le cap Horn jusqu'au détroil
de Behring, d'un coté, et depuis la presquile de Malacca
jusqu'au cap de Bonne-Espérance, de l'autre-, ainsi, de
toutes les contrées de l'univers, c'est l'Australie qui est le
plus à portée des grands corps de nation. L'Angleterre
ne pouvait laisser inaclifs de tels élémens de prospérité.
A peine découverte , l'Australie servit à Taccomplisse-
ment d'une œuvre d'utilité publique. On sait comment,
peuplée d'abord par le rebut de la société européenne,
la Nouvelle-Galles du Sud retrempa dans le travail ces
âmes dégradées , comment un reluge de malfaiteurs est
devenu le siège d'une industrie florissante , et com-
ment une ile voisine (f an-Dientens Land) participe
déjà à ses succès. Au moment où nous écrivons, Ho-
XI l-j
5f)S DE l'fALPÉRAX.'.K de la rOPUI.ATIOS
bart-Town , fondée sur les mêmes principes et régie
par les mêmes lois coloniales que Sidney, rivalise avec la
capitale de la colonie-mère.
Mais il est tems enfin que cette ébauche grossière soit
remplacée par un système de colonisation plus large ,
mieux combiné et qui offre à la fois à nos produits manu-
facturés un écoulement sûr et progressif, à notre population
exubérante et honnête un débouché avantageux , enfin à
nos capitaux improductifs un emploi utile et profitable
pour tous. Depuis long-tems attirés par les avantages que
présentent le climat et la fertilité du sol del'Auslralie, les
émigrans anglais se dirigent vers cette contrée , mais un
sentiment de répugnance et de dégoût retient le plus grand
nombre. L'émigrant n'est point un être flétri, dégradé;
il faut, au contraire, une grande force dame pour se dé-
cider à abandonner volontairement le sol de la patrie, pour
affronter mille dangers et braver toutes les incertitudes
que présente un établissement nouveau. Aussi , quoique
l'Australie offre aux émigrans de plus grands avantages
que les autres colonies anglaises, la plupart d'entre eux
préfèrent se rendre dans la Nouvelle-Angleterre plutôt
que de rester confondus avec cette population de comncts
que la Grande-Bretagne envoie chaque année à Botany-
Bav, à Sidney , à Port-Jackson , etc. , etc. Il faut bien se
garder de croire que ces braves gentlemen , après leur
traversée , arrivent dans leur nouvelle résidence entière-
ment dépouillés de leurs inclinations vicieuses , et que les
lois de la colonie sont toutes-puissantes sur eux. Ce serait
une grave erreur que de croire à de semblables transforma-
lions, et le tcmsdes miracles est passé. Nulle part , relati-
vement, la dépravation des mœurs n'est aussi générale,
la mauvaise foi dans les afîaires plus commune, les meur-
tres et surtout les vols plus fn-quens qu'en Australie.
I
KT UES CAI'IT.MX EX A.\<jLE TKnP.E. 25'J
Aussi la forluiie et la vie même des émij^rans honnêtes
sont-elles sans cesse exposées. Pendant notre séjour à Sid-
nev, nous avons connu une dame très-respectable, mère
de deux jeunes personnes , qui avait pour domestiques
deux hommes et une femme. L'un des hommes avait été
condamné pour homicide volontaire, et l'autre pour vol
avec efFraclion. La femme ne s'était rendue coupable que
de bigamie. Avec de pareils serviteurs , quelle mère ne
doit tremblei-, non seulement pour les mœurs, mais encore
pour la vie de ses enfans I^
Ces craintes, malheureusement trop fondées, sont très-
nuisibles aux progrès de la colonisation de l'Australie.
Elles en éloignent un grand nombre de familles honnêtes
et empêchent qu'il ne s'établisse des relations entre ce
pavs et nos établissemens de l'Inde. On sait combien le
climat de cette contrée est funeste à la santé des Euro-
péens. Les employés de la Compagnie sont dans Tusage
d'envover leurs enfans et quelquefois leurs femmes en
Europe ; aussi presque toutes les familles sont-elles sé-
parées par des distances immenses pendant un grand
nombre d'années , souvent même pour la vie. Ne se-
l'ait-il pas plus agréable pour les habilans de Bombav ,
de Madras et de Calcutta , de pouvoir envover leurs fa-
milles dans la Nouvelle Hollande, qui leur offrirait une
température analogue à celle de l'Europe, et qui n'est sé-
parée d'eux que de cinq à six semaines de navigation 1
Les invalides de nos régimens pourraient à peu de frais
y aller rétablir leur santé délabrée. Déjà plusieuis familles
anglo-indiennes, attirées par la douceur de la température
australienne, ont établi leur résidence à Sidnev. Cape-
Town et Hobart-Town. Mais aucune de ces villes n'offre
aux étrangers qui viennent les visiter sans but d'intérêt, ce
charme de la société que des personnes bien nées regardent
260 DE l'exubérance de la population
comme une des nécessités de la vie. Yoilà donc un noyau
de colonisation toul trouvé, et qui ne manquera pas.
D'ailleurs, le continent australien, dont la superficie
est presque égale à celle de l'Europe, peut largement suf-
fire à tous les essais qu'on voudra tenter. La population
européenne ne s'élève pas aujourd'hui à plus de 60,000
âmes, c'est-à-dire six habitans par mille carré; et cette po-
pulation , comme on sait, se trouve en grande partie con-
centrée dans la partie méridionale appelée la Nouvelle-
Galles du Sud (1). Certes, le littoral australien est assez
développé, pour que , sans se rapprocher de la colonie pé-
nitentiaire, on puisse fonder un vaste établissement exclusi-
vement coinposé d'hommes libres, qui aura des institutions
et des lois tout-à-fail indépendantes de celles qui régissent
Sidney et Botany-Bay. Alors plus d'hésitation parmi les
émifrans et les capitalistes d'Europe ; leur route sera
toute tracée , et la civilisation avec de tels élémens fera
des progrès rapides dans la nouvelle colonie. Les employés
civils et militaires des stations anglaises de l'Inde vien-
dront y rétablir leur santé délabiée par l'ardeur du cli-
mat hindou ; les jeunes Anglo-Indienspourront y recevoir,
sous les yeux de leurs mères, une éducation presque aussi
soignée qu'à Brigh ton ; enfin, les invalides et les vétérans
(1) La populatioa européenne de la Nouvelle-G ailes du Sud, y com-
pris le6 établissemens qui en dépendent , à l'excepliou do la Terre de
Van-Diemen, se compose de la manière suivante :
Émigrans volontaires. . . 7.300 j Exportés graciés 1.200
Créoles 10.000
Exportés devenus libres. 8.000
Eiporté-s non affranchis. 15,940
TOTAI li-î.^k^
La nourriture et l'enlrolien de chaque criminel exporté coule par
an 13 liv. st. 6 shell. G d. (33/i l'r. 10 c. (.
ET DES CAPITAUX K.\ ANGLKTKKIii:. 261
anglais seront certains cI'a' trouver le comfort nécessaire à
leur position sans être en contact avec des criminels. Tel
clait le plan conçu par les fondateurs de la colonie de
Swan-River, sur la côle occidentale de l'Australie. On ne
doit attribuer la ruine de ce malheureux établissement
qu'à des motifs étrangers au choix de sa position, et que
nous ferons bientôt connaître, en analysant le nouveau
système de colonisation que vient de publier une société
très-recommandable pour favoriser l'émigration de notre
population surabondante, et pour donner un emploi utile
à nos capitaux improductifs.
Cette association a pris le nom de Sud-Australienne , et
a choisi pour théâtre de celte vaste expérience la partie de
la Nouvelle-Hollande , qui s'étend du 132^ au \AV degré
de longitude orientale et dont Port-Lincoln peut être
considéré comme le centre. Cette contrée comprend un
espace de 420,000 milles carrés, soit 2/0,000,000 d'a-
cres, et l'étendue de ses côtes, ainsi que celles de l'ile des
Kangarous et du lac Alexandrina, présente un dévelop-
pement de 2,150 milles. Ces dispositions naturelles four-
niront aux colons des moyens de transport très-faciles, soit
pour leurs échanges avec l'intérieur , soit pour expédier
sur les marchés éloignés leurs produits. Partout , sur ces
côtes, on trouve des havres excellens où le débarquement
s'effectue sans peine \ aussi le port Lincoln, par son éten-
due, l'extrême facilité de ses abords, deviendra avant peu
le marché central de l'Australie 5 car, outre les avantages
que nous venons de signaler , il offre au commerce ma-
ritime de l'Europe une économie de dix jours sur Port-
Jackson, Sidnev et Botanv-Bay.
Les navigateurs anglais et français qui ont visité cette
partie de la Nouvelle-Hollande sont d'accord sur les traits
principaux qui la caractérisent. Le climat y est sain et la
262 DE L EXUBÉRANCE DE LA POPULATION
température modérée ; clans les plus fortes chaleurs , le
thermomètre s'y lient à hord entre 66 et 78°, et à terre
à 76° Fahrenheit. On n'y rencontre aucun insecte veni-
meux ou nuisible. En creusant à peu de profondeur , on
trouve presque partout de l'eau potable de bonne qualité.
Les belles forets , dont les côtes sont presque généralement
couvertes et qui s'étendent au loin dans l'intérieur des
terres, sont un indice assuré de la fertilité du sol; quant
aux parties de terrain qui ne sont point boisées , elles
nourrissent un gazon épais qui donne à l'ensemble du pays
l'aspect le plus pittoresque.
Jusqu'au moment où elle pourra se suffire à elle-même,
la colonie naissante n'aura point à redouter les embarras
sans nombre qui sont inséparables de ces sortes d'établisse-
mens. Située à douzejournées de Sidney, et à six de Hobart-
Town , elle peut, au moyen d'une navigation assurée en
toutes saisons , tirer de ces établissemens les vivres , les
grains et le bétail nécessaires à sa consommation. Nous
donnons ici le cours des principales denrées sur les mar-
chés de la Nouvelle-Galles du Sud et de Yan-Diemen's
Land , pour démontrer combien il est facile de satisfaire
dans ce pays aux premiers besoins de la vie.
Prix, des principales denrées dans la Nouvelle-Galles du Sud et
dans la Terre de Van-Dienicn.
A SIDNEY. A IIOBART-TOWN.
i.iv. s. ,1. Liv. s. a.
Bière anglaise (le tonneau) 5 » i 5 « ..
— de la colonie 3 » » 3 » »
Pain ( les deux livres ) » » 2 » » 5
Bœufs (la pièce) 2 15 » 2 15 »
Vaches... — 1 10 « \ 10 «
Veaux. ... — » 6 » » 12 »
Moutons. . — » C> i' » 12 u
ET DKS CAlMTAtX EN AXt-LETERUi: .
■263
A SID.NKY.
T.iT S. cl.
A HOBART-T0\TS.
10
Porcs .... —
Œufs ( la douzaine )
(îrains : tels que blé , orge , inaïs .
aA'oine . riz (le boisseau)
Drèche anglaise (le tonneau). . .
Mande de boucherie : bœuf (la
livre) . .
Mouton (la livre) • «
Porc. . .. — • •
Volailles diverses » 2
Sucre (la livre ) • S
Tabac — • »
Bois à brûler (la charge) • 4
Vins de Porto (les 12 bouteilles). 1 15
1 i/ï
I 3/.'(
5
1 1/i
15
Les végétaux de toute espèce sont aux prix les plus modérés. Si l'on
rapprochait ces prix de ceux de la Xouvelle-AngleteiTe et de l'Union, on
verrait que la vie animale en Australie coûte 50 p. "/<, de moins que
dans ces deux pays qui sont aujomd hui les points vers lesquels se
dirige la plus grande masse des émigrans d'Europe.
Une fois installée , la colonie trouvera dans ses propres
limites des moyens d'échange nombreux. On peut les di-
viser en trois classes générales :
1° Les productions spontanées du sol et des mers qui
Tenvironnent.
2" Les produits communs à toutes les colonies austra-
liennes.
3° Un grand nombre de denrées et d'objets manufac-
turés que l'Australie importe et qu'elle pourrait produire
ou exporter elle-même en augmentant ou combinant mieux
ses moyens productifs.
Dans la première classe , nous plaçons en première
ligne :
L'ardoise, dont on trouve d'immenses carrières dan>
264 DE l'exubérance de la popolatioîc
l'île des Kangarous, et qui serait précieuse pour l'Ile-de-
France, où on la transporte à grands frais d'Angleterre.
Le charbon de terre, qu'on trouve en abondance dans
l'Australie , et que jusqu'ici l'Angleterre a fournie exclu-
sivement à Calcutta, à Madras, à Bombay, à Java, à
Canton , à Singapore et à l'Ile-de-France.
Des bois de diverses espèces propres à l'ébénisterie , qui
trouveront un débouché facile en Chine et même en An-
gleterre, où le gommier australien est déjà très-eslimé.
Diverses écorces, et surtout celle du mimosa, qui con-
tient au plus haut degré les sucs propres au tannage.
Les gommes de toute espèce, surtout la gomme ara-
bique et la manne , que les arbres du pays distillent en
abondance.
Le sel, dont l'île des Kangarous produit une qualité
excellente et bien supérieure à celui de la Nouvelle-
Galles du Sud.
Le poisson salé et autres provisions salées qui se ven-
dront à la Chine et dans l'Inde , et qui pourront servir à
ravitailler les vaisseaux de passage.
La pèche de la baleine qui , outre ses profits particu-
liers , attirera dans les ports de la colonie tous les vais-
seaux qui Y sont employés.
Dans la seconde classe nous placerons :
Le blé et la farine qui ont un débit assuré à l'Ile-de-
France, et à Sidney, dont la colonie de Van-Diemen
approvisionne seule les marchés en ce moment.
La laine 5 on connaît la supériorilé de cet article, el
les profits considérables qu'il laisse aux producteurs ac-
tuels.
On peut comprendre dans la troisième classe :
Le vin. Jusqu'à présent, lesdifficult«'s et les soins d'un
premier établissement ont empêché les colons auslru-
ET DES CAPITAUX EN ANGLETERRE. 2G.1
liens de se livrer à la culture de la vif^ne , qui demande
plusieurs années d'attention et de patience avant de don-
ner des résultats positifs. Ce nouveau produit doit être le
résultat d'une combinaison bien entendue des capitaux
avec la main-d'œuvre.
Le lin el le clianvre, qui ne sont point indigènes de
l'Australie comme ils le sont de la Nouvelle-Zélande, mais
qu'on peut y transplanter avec un peu de soin. Le lin de
la Nouvelle-Zélande est d'une qualité admirable, et sa
naturalisation , en augmentant les ressources de la colo-
nie , donnerait . une occupation utile et agréable aux
femmes du peuple.
Le coton formerait encore une branche d'exportation
considérable, si l'on se livrait avec persévérance à sa
culture. Nous abrégerons en indiquant rapidement les
amandes, l'anis , la cire et le miel , la barille , la coche-
nille, la coriandre, les fruits secs, le houblon, l'huile
d'olive , les citrons, les oranges, enfin la soie qui peut de-
venir un objet industriel de la plus haute importance.
Nous venons d'indiquer quels sont les principaux élé-
mens de la nouvelle colonie, examinons maintenant par
cjuels movens les fondateurs et directeurs de la Sociéfr
Suâ-j4ustralienne se proposent d'v utiliser à la fois l'exu-
bérance de notre population et de nos capitaux 5 mais
avant, jetons un coup-d'œil sur les principaux svstèmes
de colonisation qui ont déjà précédé cette entreprise.
La première colonie anglaise fut fondée sous le règne
d'Elisabeth, dans une partie de l'Amérique septentrio-
nale, qui, en l'honneur de la reine, reçut le nom de
Virginie. Le sol de cette province avait toute la fertilitt*
désirable , et les vaisseaux anglais v transportèrent des
colons nombreux avec des outils , des provisions , de l'ar-
gent ; en un mot , avec tous les élémens possibles de suc-
266 DE l'exlbéraxcl; de la pûpllatio.^
ces. Cependant cette expédition périt de misère. Une se-
conde lui succéda et eut le même sort. Deux ans après,
une troisième tenta de nouveau la fortune, et ne fut pas
plus heureuse que les deux premières. A la même époque,
l'Espagne formait dans l'ile d'Hispaniola une colonie dont
la prospérité excitait l'étonnement de l'Europe entière. A
quoi faut-il attribuer cette différence de résultats ? à la su-
périorité de l'énergie espagnole sur l'énergie anglaise.
Non , car alors les troupes et les flottes de 1 Angleterre
battaient et détruisaient celles de l'Espagne dans toutes
les rencontres. Il faut donc chercher ailleurs la solution
de ce problème.
Les Anglais allaient coloniser un pays fertile , chacun
d'eux possédant assez de capitaux pour se suffire à lui-
même. Que faisaient-ils dès leur arrivée ? Ils se dissémi-
naient sur la surface du pays. lisse faisaient adjuger d'im-
menses concessions de terre et détruisaient ainsi toute
proportion entre la main-d'œuvre et l'étendue du sol.
Chaque famille se trouva bientôt isolée, sans moyens de
communication avec les autres familles. Dès lors plus de
combinaisons, plus d'ensemble possible dans les travaux ,
point de roules, point de marchés; et les colons anglais,
avec toute leur énergie , avec tous leurs capitaux , fu-
rent hors d'état de produire, et périrent de besoin.
Voyons maintenant ce qui se passait à Hispaniola. Le
"ouvernement espagnol, en doiniant des terres aux colons,
leur avait concédé , à titre d'esclaves , les habitans de l'ile
conquise. La main-d'œuvre se trouva dès lors proportion-
née à l'étendue du sol, et il en résulta une production
proj)ortionnée aux besoins des producteurs. Suivons les
progrès du système d'esclavage dans la colonie espagnole.
Les colons surchargèrent de travail les indigènes, dont lo
iionihro diminua rapidement. A mcsnic (|ue celte d(''po-
ET DES CAPITAUX KN ANCLliTKr.r.i:. '167
pulalion iivait lieu, rélendue du sol el la niaiii-d œuvre
cessèrent d'èlre en rapport, el la prospérité des colons
déclina rapidement. Elle ne se releva que lorsque leur
criminelle industrie alla arracher aux cèles de rAlViquc
les esclaves que leur refusait le sol américain.
A Dieu ne plaise qu'aucune de nos |)aroles puisse ser-
vir d'argument en faveur de l'esclavage. Nous voulons
seulement tirer de l'exemple d'Hispaniola cette induc-
tion que le grand , le seul moyen de succès pour une
colonie, c'est la concentration du travail et la juste pro-
portion entre la main-d'œuvre et l'étendue du sol.
Si nous avions besoin , pour appuyer cette assertion ,
d'exemples puisés chez des peuples étrangers , nous cite-
rions deux colonies fondées par les Hollandais , celle du
cap de Bonne-Espérance et celle de New-York ( qui était
dans l'origine une colonie hollandaise). Dans cette der-
nière , la population resta concentrée ; le caractère belli-
queux des Indiens qui l'environnaient l'obligea à combi-
ner ses efforts et ses moyens de défense. îl n'en fut pas de
même au cap de Bonne-Espérance : on prodigua follement
les terres-, les colons s'éparpillèrent, il n'y eut point d'en-
semble dans les travaux. Qu'arriva-l-il ? La colonie de
New-York était florissante , tandis que celle du cap de
Bonne-Espérance alla toujours en dégénérant, et les des-
cendans des premiers planteurs hollandais qu'on y trouve
encore ne diffèrent guère des Hottentots qui les environ-
nent.
Dans nos colonies australiennes , partout où l'on a suivi
le principe de concentration, le succès a été prompt et
complet, tandis que la ruine a été le partage de ceux qui
l'ont négligé. Dans la Nouvelle-Galles du Sud et dans Van-
Diemen'sLand, les propriétaires du sol ont, pour utiliser
leurs fermes, le travail des condamnés; aussi, ces deux
268 DE L EXLBERA.NCE DE LA POl'LLATION
ëtablissemens sont-ils arrivés à un haut degré de prospé-
rité. Quel a été , au contraire , le sort de la colonie de
Swan-River? En renonçant au travail des convicts , elle
n'a point songé à le remplacer en proportion égale par le
travail libre . et elle a abandonné le principe de la con-
centration. On V a fait des concessions de terres inconsi-
dérées, beaucoup d'individus en ont reçu 50,000 acres ;
un seul en a obtenu, dit-on , 500,000 ! Les colons , isolés
les uns des autres par ces vastes propriétés inoccupées,
n'ont pu communiquer entre eux; ils mouraient de faim
sans pouvoir se secourir les uns les autres. On leur a fait
passer de l'argent , secours inutiles / On leur a envoyé des
ouvriers, mais les uns sont morts de faim, les autres
se sont réfugiés à Yan-Diemen's Land. De quatre mille
personnes dont se composait primitivement la colonie,
il n'en reste peut-être pas quinze cents.
Instruite par les fautes du passé , la Société Sud- Aus-
tralienne a dû cbercher à en prévenir le retour. L'un des
premiers objets de sa sollicitude a été le mode de réparti-
tion des terres , cause primitive de tant de ruines et de
mécomptes. Par le premier article de ses statuts , elle dé-
clare propriété publique le sol tout entier de la colonie
projetée. Personne ne pourra, sous quelque prétexte que
ce soit, en obtenir aucune partie à titre gratuit ^ car cette
distribution , faite presque toujours sans discernement ,
détruit léquilibie des colonies, et détourne les colons de
leur spécialité. Le j)rix , calculé d'abord au minimum,
sera élevé au fur et à mesure que les demandes afflue-
ront, et dans aucun cas le montant des concessions ne
pourra être emplové qu'à approvisionner la colonie de
travailleurs. Cette mesure doit produire de très- bons
elfets : les capitalistes n'auront point intérêt à acheter
plus de lerie (ju'ils ne poui ront en faire cultiver , ou
KT DES CAPITAUX KX AXr.LKTF.RRK. 260
qu'ils n'espéreronl en recéder avec avantage clans un court
espace de tems; d'un autre côté, sûrs d'y trouver des tra-
vailleurs, ils n'hésiteront pas à faire des acquisitions de ter-
rain, dont les produits décupleront bientôt leurs capitaux.
Les émigrans adopteront des principes d'économie plus
justes et mieux entendus. En général, ils arrivent d'Eu-
rope, imbus des idées les plus fausses. Habitués dans les
pays populeux à voir affecter une valeur considérable à
la propriété foncière, ils s'habituent à considérer la terre
comme ayant une valeur intrinsèque', tandis qu'en réa-
lité cette valeur ne lui est donnée que par la main-
d'œuvre. Aussi, dans le système des concessions gratuites,
voit-on les nouveaux arrivés refuser de travailler (;omme
journaliers, et s'ériger en propriétaires sans avoir les
moyens nécessaires pour subvenir aux frais de culture
pour attendre la récolte. Dans le nouvel ordre de choses,
les émigrans de la classe pauvre ne seront plus séduits par
cette faculté décevante ^ si l'indépendance a des attraits
pour eux, ils devront l'acquérir par des services rendus,
et se mettre en état de la conserver.
En même tems qu'elle s'occupait à concentrer la po-
pulation , la société a cherché les moyens les plus sûrs de
l'accroilre rapidement. Elle a décidé que la totalité des
fonds provenant de la vente des terres serait consacrée à
payer le transport de jeunes couples choisis dans la classe
agricole et dans la classe ouvrière. On sait que, dans tous
les établissemens nouveaux , la main-d'œuvre est généra-
lement bien payée. Ces jeunes colons , trouvant dès leur
arrivée les moyens de pourvoir largement aux besoins de
leur famille, ne seront point tentés de quitter brusque-
ment un état lucratif pour les chances incertaines de
spéculations à leur propre compte; ils attendront pour
cela d'avoir un cajiital. Alors on verra s'établir daur^
270 DE L lîXUBÉr.AXCE DE LA l'OPl-LATIOX
la colonie celle diversité de professions indispensable
à la prospérité publique. En effet, il est difficile de voir
réussir un établissement dans lequel tous les capitaux
et toutes les industries sont employés au même genre
de production. D'abord, les movens d'échanges inté-
rieurs sont restreints ; ensuite, chaque industriel, obligé
de se procurer par lui-même tout ce dont il a besoin ,
perd une grande partie de son tems dans des occupations
de détail, et n'en trouve plus assez pour l'objet principal :
la production. Il résulte de cette non-division du travail
un état de demi-civilisation qui permet aux colons , si le
sol qu'ils cultivent est fertile, de soutenir leur existence,
mais qui ne les mettra jamais en état d'acquérir de l'ai-
sance.
L'état de perfection vers lequel toutes les colonies se
traînent péniblement, la Société Sud-Australienne pré-
tend V arriver sans transition et sans efforts. Ce ne sont
point les élémens confus d'une société qu'elle veut trans-
porter au-delà des mers j c'est une société toute complète,
toute formée. En un mot, elle veut transplanter l'arbre
avec ses racines el ses branches. Il ne Aiut pas se le dissi-
muler , cette entreprise est hérissée de mille difficultés ;
mais sa réalisation n'est pas impossible, et si elle réussit,
les résultats seront immenses pour l'Angleterre. Comme
les Benthamistes, nous ne voyons pas dans ce projet une
ligue de capitalistes décidés à importer en Australie le
système de la servitude et de la glèbe des tems féodaux.
Nous n'y voyons , au contraire, qu'une heureuse alliance
de l'intérêt du prolétaire avec celui du capitaliste.
Nous convenons avec la Revue de Jfestwiiisler
« qu'un des motifs les plus puissans qui décident certai-
nes familles à quitter leur patrie pour aller coloniscM- \\\\
pays, c'est l'espoir qu'elles ont de devcnii" possesseurs dtin
F.T DKS CAIMIAIX K.\ AXl.l.EiEnP.r. . 271
petit domaine et propriétaires indépentlans. L'ouvrier qui
.*agne chez lui 10 et 12 schellings par semaine ne s'ex-
patrie que parce qu'il compte gagner au moins 30 ou 40
schellings, ne dépenser que G pences pour sa nourriture,
et parvenir enfin, à force de travail et d'économies, à être
un jour possesseur de quatre ou cinq acres de terre : le
cultivateur dont les affaires sont en mauvais état désire
au moins dans la colonie une position sociale égale à celle
qu'il vient de quitter ; le capitaliste qui a un fonds de 4
ou 5,000 livres , ou une rente de 160 à 200 livres par an
pour entretenir une nombreuse famille, s'attend à possé-
der une quantité de terres en proportion de ses capitaux ,
afin de vivre au moins dans une aisance honnête et de
pourvoir aux besoins de sa famille. » Mais la Société Sud-
australienne n'a jamais songé à empêcher les travail-
leurs de devenir propriétaires ^ elle a voulu, au contraire,
préparer leur bien-être dans la colonie en leur assurant
du travail. S'il y a ligue contre quelqu'un , c'est plutôt
contre les grands capitalistes , car tout a été combiné
pour favoriser l'arrivée des petits capitaux et l'émigration
des travailleurs.
Lorsqu'il s'agit d'entreprises aussi utiles , et dont les
résultats doivent avoir une si grande influence sur le bien-
être de tout un pays , c'est à résoudre les difficultés , à
dissiper les erreurs, et non à soulever les passions, que
nous devons employer les ressources de notre esprit. Voilà
270,000,000 d'acres (1) qui, à une estimation moyenne
de 10 à 12 schellings, représentent un capital de 160 mil-
lions liv. si. (4,000,000,000 fr. ). Avec ce capital , c'est
donc au minimum plus d'un million d'émigrans qu'on
peut transporter en Australie; car le prix du transport ne
(1) Un acre r(p\iv;mt à 'lO aifs . '{(> rcniiares.
272 DE l'exubkp.axce i)k la population
dépassera pas 20 liv. st. ( 500 fr. ) par individu. Quel
bienfait pour les Trois-Royaumes qu'une telle émission!
Sans doute, les hommes à argent seront plus lents à se déci^
der que les travailleurs ; mais , d'un côté, pressés par l'ac-
croissement imminent de la taxe des pauvres , découragés
par le faible intérêt qu'ils retirent de leur argent en An-
gleterre ; de l'autre , stimulés par le bas pris des terres de
l'Australie et par les bénéfices qu'ils espéreront en retirer,
au moyen des instrumens intelligens qu'ils seront sûrs de
trouver sur les lieux , ils ne balanceront pas à se décider.
On ne saurait trop encourager une entreprise aussi
loyalement conçue et à laquelle se rattachent les intérêts
les plus puissans du pays. Le nouveau système créé par
la Société Sud-yluslralienne donne toutes les garan-
ties désirables aux pauvres comme aux riches. L'homme
qui n'a pour lui que son travail se trouve transporU', lui
et sa famille, sans avoir, pour acquitter les frais du
voyage, à subir des conditions pénibles qui souvent équi-
valent à une sorte d'esclavage. A son arrivée dans la colo-
nie, tout son tems lui appartient^ et le premier argent
qu'il gagne est le principe de son aisance future. Le capi-
taliste, de son coté, n'a plus à craindre ces violations d'en-
gagemens, si fréquentes dans les autres colonies. Il peut
compter sur un nombre de travailleurs toujours propor-
tionné à la quantité de terre qu'il acquerra, puisque le
prix payé par lui pour cette terre est consacré à lui pro-
curer des travailleurs. Mais les capitalistes et les journa-
liers ne sont pas les seuls à qui le système de la Société
Sud-Australicniie offre de grands avantages. Beaucoup
de personnes, sans acheter des propriétés, sans être sou-
mises à des occupations en dehors de leurs habitudes ,
trouveront aussi à s'utiliser d'une manière plus profitable
qu'en Europe. On aura bientôt besoin d'arcbilecles . d'in-
ET DKS CAI'ITAIX EN AXGI.ETERP.K. 27. '5
génieurs, de commis, d'insliluleurs, de jurisconsultes,
etc. Enfin , il y a aujourd'hui dans la société européenne
une classe malheureusement trop nombreuse qui doit
trouver des avantages immenses dans une colonie fon-
dée sur les bases que nous venons d'indiquer. C'est celle
des hommes à fortune médiocre et à famille nombreuse,
qui , sans être incapables , ne possèdent pas assez de
connaissance des affaires pour parvenir dans un pays
où l'argent rapporte un intérêt si minime. Ces hommes,
placés par leur fortune au-dessous de la position qu'ils
devraient occuper dans le monde, vont s'ensevelir dans
quelque misérable ville d'Angleterre ou de France : là
ils voient leurs fils lutter contre la pauvreté , et leurs
filles demeurer près d'eux comme un reproche vivant.
Cependant ils n'iront pas se faire pionniers dans le Ca-
nada, ou gardiens de convicts dans la Nouvelle-Galles
du Sud. Mais qu'on leur offre une colonie possédant
les principaux élémens de civilisation, où l'argent rapporte
un intérêt plus élevé , et où la société n'a pas encore
pris toute son expansion, ils s'empresseront de s'y rendre.
Là , ils se caseront sans être obligés de renoncer ni à leurs
mœurs, ni à leurs habitudes. Ils y trouveront une carrière
honorable pour leurs fils , des maris pour leurs filles 5
el pour eux-mêmes , s'il ont quelque aptitude, un champ
sans limites à leurs efforts et à leur ambition.
( Foreign Monthly Re^'iew. )
^i^ittcraturc.
(3
SUPERSTITIONS POÉTIQUES DE I.<ÉCOSSE(r
La dernière chose qu'un peuple abandonne , soit aux
prédicateurs d'une religion nouvelle, soit aux professeurs
d'une philosophie toute mondaine, c'est ce qu'on appelle
ses superstitions. Pour les détruire brusquement , il fau-
drait détruire les passions inhérentes à la nature intime
de l'homme, passions contre lesquelles échouent le raison-
ment et la raison tant qu'elles accélèrent ou ralentissent
les baltemens du cœur. Il y a en nous un inépuisable be-
soin de croire qui se nourrit souvent des opinions et des
idées les plus contradictoires. Noire orgueil et notre fai-
blesse appellent sans cesse à leur secours des forces imagi-
naires. Il n'y a pas jusqu'aux vertus qui ne soient au
nombre des complices de notre crédulité : l'amour est
aussi superstitieux que la haine; la foi et l'espérance.
vertus théologales , ne le sont pas moins que la peur
que dis-je? le courage lui-même a ses superstitions.
L'étude des superstitions d'un peuple fait partie de
l'examen philosophique de ses mœurs , de ses coutumes,
de sa littérature, de tous les élémens qui constituent son
(1) IS'oTE DE Tn. Dans le 1''' iVumi'TO de la 2"" série (juillet 1830) .
nos lecteurs trouveront un article fort remarquable intitulé : De la
Mao'ie au dix-neuviànc siècle. Dans cet article rauleur s'était surtout
appliqué à retracer tous les actes barbares auxquels on avait eu re-
cours pour réprimer ce prétendu crime. Le but spécial de celui-ci est
de reproduire la partie gracieuse et poétique des croyances des pre-
miers âges de la civilisation écossaise.
SLTEr.STlTIONS POÉTIQUES DE LÉCOSSE. 275
individualité nationale. On s'extasie sur Tinvention fé-
conde des poètes primitifs : qu'ont-ils fait , la plupart ,
que traduire en un langage harmonieux les contes du peu-
ple? à eux la forme du récit, au peuple la création. Les
belles fictions d'Homère, toutes ces allégories auxquelles
les philosophes de la Grèce attachèrent un sens mythique,
n'eurent pas d'autre origine. Les sages accusèrent maintes
fois l'aveugle de Chio d'avoir calomnié ou dégradé les
dieux , en leur prêtant les passions des hommes , en leur
attribuant un rôle indigne d'eux dans le grand drame de
la vie; mais le peuple défendit ces divins mensonges et di-
vinisa Homère lui-même pour le remercier d'avoir donné
l'immortalité de la poésie à ses croyances grossières.
Un des moralistes les, plus distingués du siècle dernier,
le docteur' Johnson qui nourrissait depuis l'enfance une
antipathie déclarée contre les Ecossais , fit exprès le
voyage des Hébrides pour donner sur les lieux mêmes un
démenti aux fictions héroïques de Macpherson. Il nia
qu'Ossian et Fingal eussent jamais vécu , combattu et sur-
tout chanté eux-mêmes leurs exploits; il ne voulut aper-
cevoir dans aucun nuage d'Ecosse les héros fingaliens , il
se moqua en philosophe caustique du char de Cuchulhn,
de la harpe de Malvina , du bouclier de son père aveugle,
de toute la mvthologie pseudo-calédonienne : mais le même
philosophe avouait ingénument qu'il croyait à la seconde
vue, aux revenans et à tous les contes de la tradition ; s'il
avait osé, il eût cru aux sorciers et aux fées de la moderne
Ecosse ; il n'en parlait du moins qu'avec respect: pour-
quoi ? parce que c'était la croyance populaire , et Johnson
eût volontiers fait briller les poésies erses, qui n'étaient,
selon lui, que l'invention du poète, un faux en littérature,
une imposture odieuse. Si un vassal du clan Mac-Lean ou
du clan Mac-Grégor, lui eut dit : « Je crois à Ossian la-
276 SIPF.RSTITIOXS POÉTIQUES
veugle , comme je crois à Oian le ressuscité , je crois à
Malvina comme à la svrène de Colonsav , ou à la sorcière
(le Corrvvreckan . » Johnson se fût converti à la Voix de
Selma. Mais comme il ne trouva qu'un seul maitre d'école
qui prétendit défendre sérieusement l'authenticité littérale
de la prétendue traduction des vieux bardes , il défia Mar-
[iherson de montrer ses textes originaux.
Depuis l'expédition de Johnson aux Hébrides, Ossian
il paru un peu moins poétique à l'orgueil national des com-
patriotes de Macpherson : celui-ci est fort heureux d'a-
voir été de nos jours le poêle favori de Napoléon ^ car, en
Ecosse même, >a ravthologie factice n'a jamais pu réveil-
ler aucun souvenir populaire. Burns et Walter Scott ont
puisé à une autre source le merveilleux de leurs ouvrages.
Ils se sont faits peuple en fait de croyances, et n'ont pas
rraint de déroger par leurs continuelles allusions au vieux
Yick , aux fées , aux hrownies ou lutins familiers, aux
spunkies, au sorcier 3Iicliel Scott ; en un mot, à tout ce qui
paraissait vulgaire aux poètes de salon, leurs prédécesseurs
du dix-huitième siècle. Grâce à ces deux hautes renom-
mées qui les ont prises sous la protection de leur muse,
les superstitions populaires de l'Ecosse sont devenuesy^o^ji-
iaires au-delà de la rive sud de la Tweed, et bien au-delà
(les iles britanniques. Les fées, les brownies des Highlands
>ont allées en joyeuse excursion danser sur les théâtres
de Londres et de Paris ^ non plus au son de la cornemuse
montagnarde, mais au bruit divinement harmonieux de
ia musique de Rossini. A notre tour, nous autres criti-
(jues, successeurs de Johnson, nous pourrons aller rendre
visite aux lutins du Ben-Lomond et à la fée du lac Katrine.
On suppose, en général, que les superstitions de l'Ecosse
son t divisées en superstitions pari iculières à la Haute-Ecosse
[Hiyjilou(ls). et en superstitions parlicnlières à la Basse-
DE L ECOSSE. 27 7
Ecosse (Lowlauds ou basses-lenes ) : si nous voulions
faire une dissertation didactique, nous adopterions indil-
fi'remment cette distinction ou toute autre, dont se sont
emparés, à l'appui de leurs systèmes, les auteurs de très-
savans traités sur la différence des races. Avant que les
Lowlanders, ou hy.bitans delà Basse-Ecosse, devinssent des
mangeurs de pain de froment , comme les appelaient les
montagnards, par mépris ou par ejivie , les superstitions
de tout le royaume étaient probablement les mêmes ^ car
l'aspect physique des deux divisions territoriales ne diffère
pas assez pour produire seul des modifications d'idées bien
remarquables ; mais , avec les coutumes et les mœurs du
peuple, les croyances populaires ont du insensiblement re-
cevoir de nouvelles formes et de nouvelles couleurs. Ainsi,
par exemple, les superstitions décrites par Burns dans son
IJalloweeii appartiennent presque toutes aux habitudes
d'une contrée pastorale ou agricole, tandis que celles que
nous retrouvons de nos jours dans les montagnes sont l'ex-
pression caractéristique d'un peuple guerrier, chasseur et
sauvage
\J Halloween est la nuit qui précède la Toussaint i^All-
Hallows) : les sorcières, les diables, les lutins, etc., par-
courent librement les airs pendant cette nuit, qui est une
espèce de trêve entre les esprits et l'homme ; l'époque de
l'année où , par certains charmes , l'intelligence la plus
vulgaire peut connaître l'avenir. Les paysans d'Ecosse ,
de tems immémorial , célèbrent V Halloween par des rites
puérils ou bizarres. Les jeunes filles se prennent par la
main et vont deux par deux , les yeux fermés dans le po-
tager , arracher le premier chou qu'elles rencontrent :
suivant que le chou est gros, petit, tortu ou droit, leur
futur sera beau ou laid, grand de taille ou bossu. Si un
peu de terre adhère à la racine, c'est signe qu il sera
278 SUPERSTITIONS POÉTIQUES
riche: si la tige du chou est douce, le mari aura un bon
caractère 5 si elle est aijjre, il grondera souvent. Deux
jeunes fiancés atlachent aussi le présage de leur bonheur
ou de leur malheur à deux noix qu'on fait brûler ensem-
ble dans le feu, et qui tantôt se consument tranquillement
côte à côte, tantôt s'écartent et éclatent en pétillant, se-
lon que le ménage doit être paisible ou troublé par les
querelles et les brouilles. Une jeune fille qui n'a pas en-
core d'amoureux s'approche d'un miroir, et ferme les yeux
en mangeant une pomme : puis, quand elle les rouvre, elle
voit dans la glace la tète de celui qui l'aime ou l'aimera ,
penchée sur son épaule. La même apparition est obtenue
par celle qui sème des graines de chanvre en répétant
quelques paroles consacrées 5 enfin presque tous les autres
rites de l'Halloween ont pour but encore de satisfaire
cette curiosité de jeune fille.
La fête du Bel-Tein, dans les montagnes, est une céré-
monie plus sérieuse , mais celle qui rappelle le mieux un
âge de mœurs pastorales. C'est le 1" mai que s'assemblent
les membres du clan , dans un emplacement désigné
un mois d'avance 5 chacun apporte du whisky et une ga-
lette ou gâteau de farine d'orge , car personne ne doit ve-
nir les mains vides. On commence par creuser une fosse
carrée dans la terre , au milieu de laquelle on laisse un
tertre ou aulel de gazon. C'est là que le feu est allumé.
Un grand vase est placé sur le feu : les assistans font le
cercle et jettent dans le vase leurs offrandes : ce sont des
œufs , du beurre, de la farine d'orge et du lait. Quand ce
mélange culinaire a bien bouilli , on en fait des libations
aux esprits invisibles du monde. Alors les dévols du Bel-
Teni apportent leurs galettes votives, pétries par la mé-
nagère elle-même, avec neuf échancrures ; ils se tournent
vers le feu, cassent la fialette en neu( morceaux et les
DE l' ECOSSE. 279
jettent par-dessus l'épaule en s' adressant aux êtres natu-
rels et surnaturels qu'ils espèrent se rendre propices ou
dont ils veulent conjurer le mauvais vouloir : « A loi !
disent-ils , préserve mes chevaux ! — A toi .' préserve mes
moutons» -, ainsi de suite, sans désigner autrement l'être
inconnu qu'ils invoquent. Puis c'est le tour des destruc-
teurs visibles : «A toi, renard; je te donne ceci pour que tu
épargnes mes agneaux ! ceci à toi, corbeau noir ! ceci à toi,
aigle de la montagne ! » Ce sacrifice achevé, les sacrifica-
teurs s'asseyent et partagent entre eux le reste des provi-
sions qu'ils arrosent de whisky, afin que le repas soit com-
plet : quelquefois le repas se termine par une danse.
La veille du Bel-Tein, les montagnards ont envoyé
leurs enfaus ou sont allés eux-mêmes dans le bois pour v
cueillir des branches de fi'êne, qu'ils placent en croix sur
les portes, attribuant à cet arbre la vertu de chasser les
mauvais esprits. Cette partie du rite rappelant le gui des
Druides, plusieurs antiquaires ont prétendu que ce devait
être une tradition obscure du culte druidique ; d'autres
ont voulu y voir un reste du culte païen de Paies , la
déesse des bergers. Belton, ou Beltein, ou Beltane, dé-
rive de deux mots gaéliques signifiant le feu de Bélus, ou
le feu de Baal ; mais les antiquaires classiques ont changé
le B en P, et ils traduisent par \e feu de Pal , le feu de
Paies. La fête de Paies, dans le paganisme, était toujours
célébrée en avril. On n'offrait à la déesse aucune victime
vivante, mais comme au Bel-Tein les fruits de la terre,
du lait, des fromages , des œufs et les gâteaux pétris par les
femmes des pasteurs. On purifiait les troupeaux avec la
vapeur du soufre et la fumée d'un feu de buis , de gené-
vrier et d'autres arbustes. Les partisans de la superstition
druidique citent aussi leurs analogies : quant aux monta-
gnards eux-mêmes , ils continuent la tradition >ans cher-
280 SUPERSTITIONS POÉTIQUES
cher à se rendre compte de son origine : ils la regardent
comme fille du sol. Quels sont les esprits invisibles qu'ils
invoquent ainsi? ils 1 ignorent, et ce mvslère ajoute en-
core à la solennité de la fête.
En général , les esprits des montagnes sont plutôt som-
bres que gracieux, plutôt horribles que beaux. Le Gaël
solitaire, vivant an bruit de l'orage ou du torrent, avec
des nuages gris de plomb devant les yeux , ne peut souvent
avoir des visions douces et agréables. Il ressemble à cet
enfant du spectre dont W alter Scott a fait le sacrificateur
du clan de Roderick Dhu, dans la Dame du Lac (1). Pour
lui les rochers aux formes âpres se changeaient en monstres
hideux, il voyait surgir de la cascade écuraeuse un démon
aquatique-, la vapeur de la montagne devenait tout-à-coup
le manteau d'une vieille sorcière; le vent delà nuit était
le chant prophétique des morts d'une prochaine bataille.
Loin des hommes, enfin, l'hôte du désert s'entourait d un
monde de fantômes. Les fables des montagnards partici-
pent de cette sombre imagination. S ils prêtent à un esprit
infernal des formes gracieuses , c'est pour cacher le poison
sous ses baisers , pour rendre mortel l'éclair de ses beaux
yeux. Telles sont \e^ femmes vertes qui apparurent à
deux chasseurs occupés à se reposer des fatigues de la
journée dans une hutte de Glenfinlas. La nuit était épaisse
sous le triple dais d'un ciel nuageux , de l'ombre des mon-
tagnes et du feuillage des arbres. Cependant les deux chas-
seurs étaient jeunes ; le toit de leur bat.hy ou hutte fores-
(1) VEnfant du Spectre était , selon la tradition , le fils d une jeune
fille qui s'était endormie auprès d'un feu allumé jiom' brûler les osse-
mens d un champ de bataille. Pendant son sommeil le vent la cou-
vrit des cendres de ce bûcher funèbre , cendres fécondes qui la ren-
dirent mère. Nous connaissons peu de superstitions aussi étranges
que celle-là.
DE L i:(.USSE. 281
tière pouvait délier le veiil et la pluie ^ un liouc de pin
dévoré par la flamme du fover emoyail jusqu'aux solives
les gerbes d'une lumière pélillante-, ils avaient vidé à
demi la gourde du whisky, et ils achevaient de la vider en
chantant de vieilles ballades, dont s'étonnaient les tristes
échos de minuit.
« Nous avons de joyeux refrains et du whisky généreux,
dit l'un; que n avons-nous une troisième chose pour que
notre félicité soit parfaite ?
— Vous avez raison, dit l'autre, que n'avous-nous
deux filles de la montagne, pour rire et folâtrer avec
nous ? »
Soudain, comme en réponse à ce double souhait, deux
voix se font entendre à quelque distance de la hutte ; un
bruit de pas qui s'approche se mêle à ce son réjouissant :
on frappe deux petits coups à la porte qui, privée de
loquet, s'ouvre d'elle-même 5 deux jeunes filles entrent
riant et chantant. Elles étaient vêtues de vert; leur
robe était d'un tissu de la plus riche soie. Leurs
seins et leurs blanches épaules sortaient à demi de leurs
corsets. Un poète eut pu les comparer à l'écume que le
torrent printannier fait bouillonner sur ses rives, où
croît une bordure de bruyère. Ces deux in<;onnues avaient
passé l'âge de la première jeunesse , mais elles en conser-
vaient la fraîcheur unie à la brillante maturité de la
femme faite , et le snuod ou ruban des vierges nouait en-
core les boucles de leur abondante chevelure. A l'âge
qu'accusait leur maintien, la beauté peut cesser d'être ti-
mide sans rien perdre de ses grâces. Leurs veux bleus
semblaient animés par une heureuse gaité et un peu aussi
par l'expression d'une voluptueuse allenle; on eût dit
enfin qu'une ivresse inaccoutumée leur avait donné le
courage imprudent de quitter seules la maison maternelle.
282 SUPEKSTITIU.NS l'OETlgLES
Dans un momemt plus calme, les deux chasseurs eussent
sans doute adressé des questions curieuses à ces belles in-
connues : qui étaient-elles ?d'où venaient-elles? pourquoi
venaient-elles ? mais à quoi bon efTaroucher leur impru-
dence avant d'en profiter ? Un des deux amis, le premier
voulut saisir dans ses bras la plus grande des deux sœurs;
car, si elles n'étaient pas sœurs par le sang, elles l'étaient
par la beauté. Un léger cri d'effroi lui fit craindre d'être
trop \ite coupable, et il ne put retenir la belle effravée
lorsqu'elle sauta en arrière et repassa le seuil de la porle;
il lui sembla toutefois qu'en fuyant, elle lui avait adressé
plutôt un regard de tendre reproche que de sérieuse colère,
et il courut pour la ramener ou pour la suivre; en un
instant le couple se perdit dans les ténèbres.
« Où ont-ils passé? dit la plus jeune sœur . allons voir.
— Non , non ; gardons-nous de les déranger.
— Nous pouvons sortir ensemble sans les déranger ,
reprit la demoiselle verte avec un agaçant sourire , accom-
pagné de ce signe du doigt qui dit si tendrement : Venez!
— Venez, ajouta-t-elle , voyant que le chasseur restait
dans la hutte , venez , la vallée est assez grande pour
eux et pour nous,
— Il fait ft-oid , la nuit est noire, assevons-nous ici au-
près de ce bon feu.
— La lune brille avec tant d'éclat sur le sommet du
Ben! La cascade tombe comme un torrent d'argent li-
quide; venez, venez.
Ses yeux exprimèrent alors tant d'impatience, que le
chasseur commença à croire qu'il v avait quelque chose
de surnaturel dans leur flamme amoureuse.
« Attendons le retour de mon ami, dit-il.
— Ce sera trop tard ; je suis forcée de parlii'. . . adieu ,
ou venez : allons, donnez-moi la main.
DE l'kcosse. 283
— Un moment , encore^ répondez à une seule ques-
tion... Mais, chut... écoulez! »
C'était un cri dans l'éloignement, et le chasseur crut
'reconnaître la voix de son ami ^ mais la belle inconnue
recommença à chanter , et à chanter toujours plus haut
comme pour étouffer l'écho de ce cri de mauvais augure.
Le chasseur effrayé reconnaît alors le piège où il allait
tomber-, à son ardeur imprudente succède une froide
crainte. Il invoque la vierge Marie. Plus il met d'onction
à répéter les versets du Saline regiiia, plus faibles devien-
nent les accens de la mystérieuse demoiselle, plus sa
beauté pâlit et s'efface. Cependant elle demeure, elle con-
tinue ses chants , elle darde sur le chasseur ses regards de
tendre coquetterie, et quand parut l'aube matinale, le
chasseur était épuisé , sa voix expirait sur ses lèvres
Heureusement qu'à son dernier signe de croix , il vit s'é-
vanouir la séductrice et n'entendit plus ses incantations
magiques.
Dès qu'un ravon du soleil eut percé les nuages, il alla
à la recherche de son ami... Hélas! il ne retrouva plus
qu'un cadavre et revint seul à la ville , remerciant le ciel
d'avoir échappé aux embrassemens homicides desfeuinws
vertes.
Plus généralement les mauvais génies des Highlands ne
craignent pas de se montrer aux montagnards dans tout
l'appareil de leurs terreurs et tendent des pièges plutôt à
leur courage qu'à leur amour du plaisir. Le démon de la
foret de Glenmore, nommé Llani-Dearg ou Main-Rouge ,
alaforme d'un guerrier armé de pied en cap. C'estcomme
un chevalier qui défie au combat ceux qu'il rencontre.
Malheur à l'audacieux qui accepte et lui dit de jeter son
gant ! il voit une large main rouge qui saisit une épée
dont la lame a été trempée dans les fournaises de l'enfer.
584 SL'PERsirrioxs poétiques
Leclioc esl terrible: quelques braves chefs, dijjnes de In
valeur de leurs ancêtres, sont parvenus à désarmer Llam-
Dearg ; mais alors commence entre les deux adversaires
une lutte corps à corps, dont l'issue est fatale au vain-
queur du premier combat ; car, s'il laisse Llam-Dearg ter-
rassé , il se retire les membres meurtris par les étreintes de
la terrible main rouge , et ne survit pas long-tems à sa
double victoire.
Le canton de Knoidarl est aussi habité par un démon
appelé GLas-Lich, ou la Sorcière des nuits. Glas-Lich esl
un géant femelle dont les longs bras vous saisissent au pas-
sage, si vous êtes assez hardi pour continuer votre route
lorsque vous l'apercevez. Telle qu'un télégraphe, qui vous
avertit de rebrousser chemin, Glas-Lich suspend par
les cheveux le malheureux qu'elle étrangle au plus haut
sapin de Knoidart , et elle rit lorsque les amis du tîiort le
plaignent d'avoir rencontré le sort d'Absalon, en poursui-
vant une jeune corneille ou un écureuil de branche en
branche.
Le lac et le torrent ont en Ecosse leurs démons , comme
le désert et la forêt. La Mennaid ou Sirène , que les na-
luralisles onlsavammeutconfondueavecle])hoque on veau
marin , a quelquefois la perfidie des femmes 'vertes de
Glenfinlas. Elle séduit par son chant le montagnard ama-
teur de la musique , elle l'invite à sa grotte de corail el
l'endort à jamais dans un humide tombeau. Quel(|uefois
aussi la sirène est séduite à son tour ; elle aime d'amouï-
sincère, et quand elle est trahie et abandonnée ^ elle mau-
dit, comme la Calvpso antique , son odieuse immorlaliti'.
Mais les lacs d'Ecosse, parcourns aujourd'hui en tout sens
par des bateaux à vapeur , ont perdu peu à peu leurs si-
rènes amoureuses. Les dernières se sont réfugiées d'ans
l'aK hipel des H«'lirid(^s . près des îles d'Iona cl do Colon-
DR I. KCOSSK. 5S,î
sav. Heureusement avec elles a disparu aussi le rruei
helpie ou cheyal-dénion, qui venait caracoler p,Tacieuse-
ment sur le rivage , invitait par ses gambades coquettes les
jeunes enfans ou les jeunes filles à se hasarder sur sa
croupe, comme Europe sur le taureau de Crète, puis
soudain se précipitait dans le lac ou le torrent avec ses
imprudens cavaliers. Le kelpie du loch Tav emporta
ciinsi, en 1809, quatre beaux enfans tout fiers d avoir
dompté ce bucéphale sauvage.
Le kelpie a la plus grande analogie avec ces dracs du
Rhônedont parle le maréchal du rovaume d'Arles, le vieux
Gervais de Tilburv. dans ses Otia imperialia, recueil cu-
rieux de sombres légendes composées par un Anglais sous
le ciel riant de la Provence.
Le spunkie n'est guère moins à redouter que le kelpie.
C'est lui qui allume ces lueurs trompeuses qui courent
lelong^d'un marécage, et persuadent au voyageur anuité
qu'il approche de quelques hameau. Burns , dans son ode
au diable, traite le spunkie de singe malfaisant ( wii.ç-
chievous nionkey). Ce nom lui va à merveille. Ce mali-
cieux lutin appartient également à la Haute et à la Basse-
Ecosse ; on le retrouve sur les deux rives de la Tweed et
dans tous les pavs de marécages. Les Anglais l'appellent
jack-with-a laniem , les Y raxxQsÀ'è feu-follet , etc. 11 v a
encore sur le Ben Loraond la race hideuse des / risks ou
Sylvains , espèces de satyres aux jambes de bouc comme
les compagnons du vieux dieu Pan.
Nous parlerons avec plus d'i-gards du lutin lamilier et
domestique nommé Brownie. C est l'hôte bienveillant de
la ferme ou de la cabane, préférant la société du monta-
gnard ou du lowlaiider à celle de ses semblables. Quand il
adopte une maison, quand il a pris l'habitude de venir
chaque soir . dès que le fovcr est désert et les lumières
286 SLPEttSTITIOXS POÉTIQUES
éteintes , se réchaufifer au reste de chaleur qu'exhalent la
plaque de l'àtre ouïes tisons éteints, on doit le laisser jouir
en paix de cet asile. Loin d'abuser de cette hospitalité , il
devient bientôt l'invisible ami du maître , le surveillant
désintéressé des étables et de la laiterie. Si les servantes
négligent leur tache , Brownie range les meubles , balaye
la cuisine et le salon , retire des vases de lait les mouches
qui s'y sont noyées , etc. Quelquefois il suit les agneaux au
pâturage , chasse les taons importuns et démêle les toisons
des brebis. Si Brownie se permet quelques malices , s'il
effraie quelque servante paresseuse , s'il chatouille avec
une paille les lèvres de quelque rustre qui s'endort sur le
fauteuil du maître , il rend tant de services aux maîtres et
aux domesliques. qu'on doit lui pardonner un caprice de
tems en tems. Brownie est à la fois de la famille d Ariel
et de celle dePuck.
Les fées d'Ecosse ne sont pas non plus d'ordinaire une
race malfaisante. Les Highlanders et les Lowlanders les
appellent les Bonnes gens. Elles habitent dans les cavernes
des Bens du Perthshire , et là , ceux à qui il a été donné
de les surprendre dans leurs danses ont pu avoir une idée
du pandémonium de Milton, car les fées d'Ecosse affectent
volontiers la taille des pygméespour se rassembler dans un
moindre espace.
Il y a aussi des fées de deux sortes : les /ee^ domestiques
et les fées indépendantes ; les fées domestiques s'attachent
à une famille , et assez volontiers à une famille noble ,
laissant les cabanes et les fermes au rustique Brownie.
Heureux le clan dont le chef est protégé de père en fils par
une benshie l c'est ainsi qu'on appelle ces sortes de fées;
tout est joie et bonheur dans sa demeure et parmi sa tribu.
Si un revers menace le protégé de la benshie, elle l'avertit
par un cri de douleur; ce cri retentit plus mélancolique
DE L ECOSSE. 287
quand il s'a» il d'un malheur irréparable, quand arrive
la veille du jour où le chef doit descendre au tombeau.
Quelquefois ces avertissemens d'une mort prochaine sont
donnés à un chef par le spectre de quelque ancien ennemi
de sa famille. Tel est le Bhoda Glas de Mac Ivor dans
IVaverley.
Les fées indépendantes forment un royaume nomade
qui a ses mœurs, ses institutions, sa hiérarchie. Véritables
bohèmes du monde merveilleux , les fées d'Ecosse se re-
crutent quelquefois parmi les hommes , par le vol des en-
fans au berceau. Certains mortels priviléc,iés ont été aussi
admis , dans l'âge mûr , aux secrètes faveurs de leur
reine , et en ont reçu le don d'immortalité. Thomas d'Er-
celdoune vit encore dans Elflnnd, ou le pays de féerie (1).
On raconte que, de leur côté, certaines fées indépen-
dantes ont quitté leur demeure inconnue pour venir con-
soler, par leur afFection innocente, les jeunes filles per-
sécutées dans leur famille. Une de ces fées avait lié une
étroite amitié avec la jolie Kilmenie , surnommée la Rose
du Perthshire. Kilmenie allait tous les jours ramasser
dans la tourbière la provision de combustible pour le
ménage, pendant que ses frères, gâtés par la préférence
d'une mère injuste, passaient leur vie dans l'oisiveté ou à
la chasse. La fée amie, voulant abréger la tâche pénible
imposée à sa favorite, l'attendait le matin à l'entrée d'un
tourham ou petite colline féerique qui lui servait d'asile.
Kilmenie frappait trois coups sur le rocher , et par une
petite ouverture elle voyait sortir une petite main qui lui
(1) Il n'y a guère plus de cinquante ans qu'un Ténérable ministre
des montagnes , le docteur Kirbj' , qui avait trahi les secrets des fées
en les publiant , fut enlevé par elles : on tous montre son tombeau
à Aberfoyl; mais en vous assurant qu'il est vide. Le docteur Kirhv
apparaît quelquefois à ses anciennes ouailles.
Î288 SLPF.RSTITIOXS POÉTIQI.KS
tendait un petit couteau. Avec ce petit couteau . elle avait
amassé toute la tourbe dont elle avait besoin en quelques
minutes. A son retour elle frappait deux coups , la petite
main sortait encore pour repiendre son petit couteau. Les
frères de Rilmenie remarquant qu'elle s'acquittait de sa
tâche sans fatigue, s'imaginèrent que quelqu'un l'aidait.
Ils l'épièrent et découvrirent ce merveilleux secours ; ils
lui arrachèrent le couteau, et la devançant à la colline,
frappèrent deux coups comme elle ; la fée répondit au si-
gnal, mais ces misérables lui coupèrent la main avec son
propre couteau. La fée poussa un cri de douleur, et se
croyant trahie par sa protégée , ne la revit plus.
La nombreuse famille des Gohelins écossais mériterait
bien son chapitre , s'il était possible de parler de tous les
êtres surnaturels dont la crédule Ecosse a peuplé ses mon-
tagnes et ses vallées solitaires. Les villes elles-mêmes ont
leurs revenans, leurs spectres et leurs fantômes , comme
les vieux châteaux et les huttes de bergers. Il y a quelques
années, il fallut changer la garnison de la citadelle d'Ediii-
bourg pour déloger le spectre d'un soldat fusillé injuste-
ment, à ce que prétendaient ses camarades. Le malheureux
avait trouvé ses officiers inexorables devant la cour mar-
tiale, et il était mort en protestant de son innocence. Son
spectre continua cette protestation après son supplice,
jusqu'à ce qu on lui laissât le champ libre, mais il vécut
en bonne intelligence avec le nouveau régiment.
Le spectre écossais a cela de particulier, qu'il existe
avant comme après la mort do chaque homme dont il est
Vombre. Avant la mort il s'appelle -wiaith .• tout homme
qui % apparaît ainsi à lui-même n a plus que le tems de
faire son testament.
Les apparitions ont (juelquefois en Ecosse un car.u-
lère reli'Meux. et le ciel les a lui-même fait servir davcr-
DE l'écosse. 289
tissement aux rois et au peuple. S'il faut en croire les
chroniqueurs , on vit à Edimbourg , comme à Jérusalem ,
des armées se livrer bataille dans les airs à la veille d'une
guerre funeste 5 on entendit des tambours et des trom-
pettes invisibles donner le signal d'une victoire à la veille
d'une guerre heureuse. Une des apparitions les mieux
constatées de l'histoire est celle qui ne put empêcher
malheureusement le roi Jacques IV d'aller se faire tuer à
Flodden-Field , si toutefois le roi Jacques IV est mort ,
car bon nombre d'Écossais prétendent que, comme le
roi Sébastien de Portugal, il fut enlevé par des esprits
qui lui permettront un beau matin de revenir conti-
nuer son règne. Le roi était à l'église dans sa bonne
ville de Linlithgow, lorsqu'un homme âgé de plus de
cinquante ans, dit Pitiscote, se présente à la porte,
traverse le cercle des seigneurs et se fait faire place d'un
air d'autorité, en déclarant qu'il veut parler au roi. L'in-
connu portait une robe ou blouse bleue avec une cein-
ture blanche qui lui serrait les reins -, il avait des brode-
quins aux pieds, mais pas de chapeau, et ses cheveux^
blonds pendaient sur ses épaules. Le roi priait lorsque cet
homme l'aborda sans cérémonie, se pencha sur sop
prie-dieu et lui dit : « Messire roi , ma mère m'envoie
vers vous pour vous avertir de ne pas aller où vous avez
l'intention d'aller; sinon, il vous arrivera malheur à vous
et à tous ceux qui iront avec vous. )> Jacques , étourdi
de cette singulière apostrophe, baissa les veux comme
pour réfléchir ou se recueillir avant de répondre 5 mais
lorsqu'il releva la tète, l'homme n'était plus là; on ne
sut ni où il avait passé, ni comment il avait disparu;
chacun l'avait vu entrer , personne sortir. Les uns vou-
laient que ce fut saint André , les autres saint Jean , par-
lant au nom de la Vierge mère. Ce n'est que de nos
XI. 19
290 SLPEnsrnio.NS FuÉrigiES
jours que la critique historique a prétendu que ce pou-
vait bien être aussi un saint de la façon de la reine, femme
de Jacques, très-opposée à la guerre méditée par son che-
valeresque époux ; mais, dit Waller Scott, il faut choisir
ici entre une imposture ou un miracle.
Le roi crut avoir fait un songe; cependant , il était si
déterminé à la guerre qu'il ne céda pas même à un second
avis qui lui fut donné quelque tems après avec une nou-
velle solennité. A l'heure de minuit, quand toute la ville
d'Édinbourg dormait, un bruit étrange fit mettre tout le
monde aux fenêtres. On entendit distinctement des fan-
fares de trompettes , et du haut de la croix en pierre où
se faisaient les proclamations des ordonnances et décrets
du royaume , une voix retentissante se mit à réciter un
catalogue de noms. C'étaient les noms de toute la brave
chevalerie d'Ecosse , comtes et barons , qui furent som-
més de comparaître sous quarante jours devant le tribunal
de la mort. Tous ceux qui furent compris dans cette fan-
tastique proclamation succombèrent peu de tems après
avec le roi sur le champ de bataille, à Flodden ; tous, ex-
cepté un seul homme qui . s'en tendant citer d'une façon
si étrange, s'écria de son balcon qu'il en appelait à la mi-
séricorde de Dieu, son sauveur.
Ce n'est encore que de nos jours qu'on a mis en doute
cette voix surnaturelle , ce héraut d'armes infernal.
C'était, H-t-on dit, un second stratagème pour détourner
.lacques do la guerre. Mais ces traditions n'en font j)as
moins partie des croyances de. l'Ecosse. Si elles n'étaionl
pas conformes au génie du j)cuple cl à la foi populaire, on
ne les eut pas inventées, ou celui qui les inventa naui.til
])as été cru si facilement. Les Écossais obéirent à leur roi et
marchèrent en grand nomhre sous sa bannière, mais avcM-
la triste conviction qu'ils avaient contre eux les puissances
UK l.KCOSSE. 291
du. ciel et celles de l'enfer. Qui sait juscju'à quel point
celte conviction contribua à la perte de la bataille?
La citation solennelle de la croix d'Edinbourg a fourni
à Walter Scott une des plus belles pages de son poème de
Marmion; les notes de ce poème, comme celles de tous
ses ouvrages de poésie , sont ricbes en anecdotes de féerie ,
de sortilèges et d'apparitions : c'est en effet dans ces notes
que le romancier-poète a presque toujours relégué le mer-
veilleux de ses sujets, car ce n'est que par allusion et
sous la forme du doute que, dans ses compositions même,
il rappelle les légendes superstitieuses de l'Ecosse.
A l'exception de la Dame blanclie dans le Monastère ,
exception peu heureuse, on trouve dans les poèmes comme
dans les romans de AValter Scott bien moins d'esprits, de
spectres, de fantômes, de fées, de sorciers, qu'on ne
pourrait s'y attendre. Walter Scott a été surnommé le
magicien du nord (^the wizard of the north)-^ mais
aucun auteur n'a été plus sobre de ressorts extraordinaires,
aucun n'a plus répugné à appeler au secours de ses dé-
nouemens le Deus intersit d'Horace. Les personnes qui
ont vécu dans son intimité assurent que l'auteur de la
Dame du Lac était secrètement aussi superstitieux que
Samuel Johnson lui-même, et qu'il craignait d'exposer
ses Dieux au ridicule , en les exposant au grand jour de
la publicité 5 mais dans la conversation , surtout au coin
du feu, sous la rose , comme disaient les anciens , Walter
Scott aimait par-dessus tout les vieilles légendes , et les
racontait avec tout le sérieux d'un homme convaincu. Sa
bibliothèque offrait aussi des trésors en ce genre 5 ses li-
vres ou brochures sur la magie et la féerie s'élevaient à
plus de trois mille volumes. Au soin avec lequel ces ou-
vrages sont classés, à leur reliure originale, l'étranger
visitant Abbotsford reconnaît tout d'abord que ce furent
292 SLI'EUSTITIONS POliTIQLES
là les livres de prédilection du châtelain. Par le même
motif, ce qu'il aimait le plus, et il le disait souvent, dansla
situation d'Abbotsford , c'était le voisinage des lieux im-
mortalisés par les prodiges de deux fameux nécromans,
dont l'un lui avait au moins légué son nom , Thomas d'Er-
celdoune et Michel Scott. D'un coté , ce sont les sommets
coniques de l'Eildon triplés par un coup de baj^uette • de
l'autre, des ponts improvisés en une nuit sur la Tweed par
deux ou trois ouvriers. Michel Scott avait à ses ordres un
si grand nombre de ces ouvriers actifs, les uns visibles, les
autres invisibles , que son embarras consistait à leur trou-
ver de l'emploi. Croyant tromper cette activité effrayante,
il leur avait commandé un jour de construire uneehaussée
depuis Fortrose jusqu'à Arde, sur le golfe de Morav.
Le lendemain matin , la chaussée allait être terminée, et
Michel , c[ui ne voulait pas forcer le fleuve ni la mer à
changer de lit, n'eut d'autres ressources que de la faire
détruire 5 il n'en reste plus que le cap de Fortrose , qu'on
appelle encore la chaussée de Michel Scolt. Mais alors les
infatigables manœuvres de l'architecte revinrent le trouver
pour lui demander de l'ouvrage ; Michel ne sachant com-
ment les employer, imagina une mystification cruelle.
« Allez , leur dit-il , me faire des cordes avec du sable. »
Les démons essayèrent , mais ce fut pour eux la tache des
Danaides dans l'enfer classique , et ils revinrent prier
Michel de leur permettre d'ajouter au moins un peu de
paille à la matière première de cette bizarre corderie ,
dont on voit encore les vestiges sur les bords du golfe de
Solway. Michel refusa, et les démons sont encore occu-
pés à leur tâche impossible.
Michel Scott était un de ces nécromans vertueux qu'on
ne brûlait pas et que les souverains consultaient même
sans danger pour leur foi. C'étaient les sorciers de la
DE l'kcosse. 293
science el du génie, ceux qui arrachaienl à la nature ses
secrets par l'étude et le travail. L'Ecosse eut ensuite ses
sorciers et ses sorcières par pacte diabolique, sorciers ou
sorcières sentant le fagot , et dont plusieurs périrent par
le feu, comme l'attestent les fastes judiciaires d'Édiu-
Ijourg et d'Aberdeen. Quelques-uns de ces malbeureux
n'arrivaient même pas jusqu'au lieu de l'exécution : le
peuple les arrachait au bourreau pour se donner le plai-
sir de les égorger lui-même. Tel fut le sort de la fameuse
sorcière Cornfoot. Quelques-unes de ces sorcières de par
Satan avaient l'art de racheter de tems en tems leurs
noirceurs et leurs méfaits par quelques services. Il y
avait aussi en Ecosse des sorcières insaisissables qui fai-
saient plutôt partie du monde des esprits que du monde
matériel. Les sorcières de Macbeth, par exemple , n'au-
raient pu être traduites en justice. Par la description qu'en
fait Shakspeare, d'après les chroniques sans doute, ces fa-
tales sœurs (^wierd sisiers) rentrent dans la classe des êtres
mythologiques de l'Ecosse. Elles n'ont pas de sexe , elles
participent plutôt de la nature du démon que de celle de
l'homme. On dit que le docteur Johnson les invoqua en
vain dans la bruyère de Fores : il est vrai que le docteur
Johnson leur parla, je crois, en vers latins, comme il eût
parlé à la Canidie d'Horace ou à l'Erichto de Lucain : elles
auraient répondu plus volontiers à une incantation gaéli-
que. Les fatales sœurs existent encore dans le comté de
Fife, et l'on prétend que tous les fils aînés de la maison
de DufF ont le secret du charme auquel elles répondent.
J'aimerais mieux voir apparaître, pour ma part , la jo-
lie sorcière du Tain O'ShaTiler de Burns \ car Burns a été
fidèle aux superstitions locales en faisant sa sorcière jeune
et jolie. Plus d'une fille d'Ecosse a été accusée, de nos
jours encore, d'allfr danser au sabbat dans le costume in-
294 SUPERSTITIONS POÉTIQUES
délicat qui inspire à l'enthousiasme de Tarn celte excla-
mation devenue classique : « Bravo , courte-chemise ! »
(TPeel done cutty-sark ! ) Cependant la vraie sorcière
écossaise, le type de Madge et des ensevelisseuses de la
Fiancée de Lammermoor est une vieille à la peau ridée,
au chef branlant, hideuse et morose, entretenant un
reste de chaleur animale auprès de quelques charbons re-
couverts de cendres dans un pot cassé, marmottant des
paroles mvstérieuses, et n'ayant plus d'autre compagne,
d'autre amitié dans ce monde , que celle de son vieux
chat-, encore celui-ci n'est-il, chez la vieille sorcière, un
chat que pour la forme : sous sa fourrure c'est le vieux
Nick qui se cache. Telle est la seule sorcière que connais-
sent les Ecossais aujourd'hui , dans la Haute comme dans
la Basse-Ecosse , dans les montagnes comme dans les lies
Hébrides. La pauvre vieille î elle monte encore à cheval
sur son balai pour se rendre au sabbat; mais tout le pou-
voir qu'elle en rapporte, c'est quelque sortilège à jeter
sur les vaches de Sawney ou de Donald. Elle ne risque
plus d'être brûlée , sans doute , mais elle ne peut plus
commander aux élémens , ni se faire obéir de la tempête,
comme jadis la sorcière de Corrivreckan (1) , dont nous
(1) Corri^Tcckan , entre le cap Jura et lile Scarba, est encore au-
jourd liui un golfe dangereux poiu" les matelots ; mais il y a long-tems
qu'on n'y a \u apparaître la vieille sorcière qui jadis n'avait qu'à agiter
son moucLoù- pour exciter une tempête à engloutir une flotte. Un
prince danois osa braver la sorcièn^ nn jour quelle agitait ainsi son
mouchoir : il fit naufrage coi^ps et biens. La dame qu'il aimait avaîl
exigé de lui cet acte de courage pour l'éprouver avant de lui donner
sa main. Saint Colomba fut plus heureux , dit une chronique . quand
il franchit le passage du Vreckan. Déjà la tempête grondait ; le saint
s'adressa à son ami , saint Keunelh. qui entendit sou cri de détresse
et sa piière du fond de l'Irlande au moment où il allait s'asseoir à
table. Saint Kcnnclh courut à l'église, u'ayaul eu que le tems dt-
i>t I. KCOSSK. 296
.tlloiis raconter un Iruit (]ui piouM' que iclle lecloiilable
alliée de Salua avail du moins le seiuimeul du patriotisme
«'oossais.
Pendant le règne de Mac-Donald, roi ou lord des Iles,
une princesse espagnole , allirée par la répulalion des
saints édifices d'Iona, vint en pèlerinage pour faire sa
prière et déposer son offrande à l'autel de Saint-Colomba.
La belle étrangère lit le tour des côtes sauvages de Mull,
et sa présence fut comme l'apparition d'une fée mortelle
pour les chefs de l'archipel des Hébrides. Ils furent ton?
irappés de cette belle peau brune et de ces beaux veux noirs,
qui contrastaient avec le genre de beauté des Hébridien-
nes au teint blanc, aux yeux bleus, aux cheveux blonds.
Il y avait surtout un charme inexprimable pour ces chels
guerriers f'ans sa démarche langoureuse, dans ce mélange
de mollesse et de vivacité qui caractérise les châtelaines
andalouses. « Elle est noire comme un corbeau! dit l'un.
— Elle ne saurait pas danser un réel (espèce de danse
des Hébrides) , dit un autre. — C est quelque princesse
échappée de l'Afrique, dit un troisième, » Mais tous au fond
du cœur éprouvaient quelque chose qui démentait leurs
dédains affectés pour létrangère. Le plus franc de ces chefs
fut Mac-Lean de Duart, qui s'éciùa que, noire ou brune,
africaine ou espagnole, la pèlerine lui semblait la plus
belle femme qu il eût jamais vue, et qu'il oserait le lui
dire à elle-même. Il se jeta dans une barque , aborda la
galère de la princesse , s'offrit pour lui servir de pilote
mettre uu de ses souliers, et il célébra bien vite la messe , à liuteii-
tion de son ami . avec un pied en pantoufle. D était neuf heures du
matin loi-squU consacra Thostie : ce fut à neuf heures précises (|uc
Colomba vit lout-à coup les flots courroucés du Vrcckan sécarter de
sa barque au moment où ils semblaient s'avancer en montaf:;n(s pour
I écraser et 1 ingloutir. Lcixctulc du saint Oran. )
296 SUPERSTITIONS POÉTIQUES
jusqu'à lona, et la guida heureusement à travers les dan-
gers du golfe de Corrivreckan. La princesse, de son côté,
trouva à Mac-Lean un air noble et digne de Taltention
d'une reine :
« Etes-vous le roi de ces lies! lui demanda-t-elle.
— Je suis le roi de la mienne, répondit Mac-Lean.
— Mais vous avez un roi au-dessus de vous?
■^^ Mac-Donald est roi des Iles , moi je suis roi de
Duart. ))
La princesse d'Espagne trouvaque ces titres lui suffisaient
pour avoir l'honneur d'être son chevalier, après avoir eu
l'honneur d'être son pilote. Il n'y a pas de fière Espagnole
qui ne soit égalée en fierté par un chef écossais. Celle-ci
entra dans la grande église d'Iona, appuvée sur le bras de
Mac-Lean. Mac-Lean eût voulut lui parler d'amour, mais
c'eût été se mettre en rivalité avec Dieu. Il respecta les
dévotions de la dame étrangère. Son silence fut peut-être
mal interprété d'Iona : la dame voulut être conduite à
DunstafFnage , ayant, disait-elle, une mission diplomati-
que pour le roi des Iles. Mac-Lean n'osa pas encore se
déclarer, et comme il y avait une querelle héréditaire en-
tre son clan et celui de Mac-Donald, il ne put la suivre
jusqu'à DunstaETnage.
Le roi des Iles ne fut pas moins frappé de la beauté de
l'Espagnole que les autres chefs hébridiens ; mais il fut
plus hardi queMac-Lean. Aulieudesoupirer discrètement,
d'attendre toujours un moment favorable pour parler, il
fit l'amour dans les règles. La princesse avait trouvé Mac-
Lean trop timide, elle trouva Mac-Donald trop hardi , et
refusa de le payer de retour. Le tems la rendra plus rai-
sonnable , se dit Mac-Donald , et la princesse, quand elle
désira remettre à la voile se vit prisonnière. Elle voulut
alors éprouver si elle avail dans Mac-Lean un champion
DÉ l' ECOSSE. 297
aussi digne d'elle par son courage que par son respect. Elle
lui fil sayoir sa situation. Mac-Lean était comme tous les
montagnards, toujours prêt à la guerre et à la vengeance :
il lui semblait déjà que la visite diplomatique de la belle
Espagnole se prolongeait un peu trop : sur de son appro-
bation , il fit ses préparatifs, surprit le château de Duns-
laffnage, et s'empara à la fois du lord des Iles et de s-a cap-
tive qu'il emmena au château de Duart.
Là, la belle Espagnole se montra reconnaissante, et elle
eût épousé Mac-Lean sans faire long-tems la prude , lors-
que son père, inquiet à son tour de l'absence si prolongée
de sa fille, envova son amiral avec une flotte pour la ré-
clamer. Cet amiral, qui avait fait jadis la guerre dans ces
mers sous le comte de Buelna , menaçait de mettre à feu
et à sang le territoire de Duart si on ne lui rendait la prin-
cesse.
Mac-Lean avait résisté par les seules forces de son clan
au clan de Mac-Donald et à ses alliés ; mais il ne pouvait
espérer de résister par des moyens aussi simples à toute
une flotte espagnole. Il alla donc consulter la sorcière de
Corrivreckan. La sorcière prit son mouchoir pour tout
bagage, et vint au rocher sur lequel est bâti le château de
Duart.
Quand l'amiral espagnol jeta l'ancre sous le rocher sour-
cilleux , il commença à s'étonner de la tranquillité qui ré-
gnait autour de lui. Pas de préparatifs de défense, aucun
signe d'alarme. C'était un marin expérimenté^ il regarda
à droite et à gauche : rien.
« Mousse, cria-t-il enfin , grimpe au faite du mal, et
dis-moi ce que tu vois :
— Amiral, je vois un corbeau noir qui vole en tour-
nant sur la crête du rocher.
— Mousse, regarde encore.
298 SLI'EP.STITIOXS POÉTIQLES
— Amiral , voici deux autres corbeaux qui viennent
joindre le premier.
— Mousse, regarde encore.
— Amiral, voici trois autres corbeaux, six en tout ^ eh!
pardon, amiral, en voici un septième.
— Redescends, dit l'amiral dont le front se rembrunit
à cette nouvelle : matelots, à vos postes ! » Mais il était irop
tard : une tempête épouvantable, comme celle qui devait
un jour engloutir l'Armada, fondit sur le vaisseau amiral
et sur toute la flotte qui se dispersa et n'osa plus repa-
raître.
Chaque fois que la sorcière de Corrivreckan avait agité
son mouchoir, un corbeau était accouru , et chaque cor-
beau apportait un grain d'orage sous son aile. La prin-
cesse espagnole épousa Mac-Lean et oublia TEspague
dans les Hébrides. La tradition dit que les sept corbeaux
de Duart étaient sept sorcières transformées ainsi.
Les formes que peuvent prendre les sorcières d'Ecosse
sont réglées par une espèce de code de leurs privilèges :
elles peuvent se changer, 1" en pierres; alors elles se
placent dans un champ qu'on laboure, et le fermier voit
le soc de sa charrue se briser dans le sillon ; 2° en pies ,
elles se sauvent ordinairement sous cette forme; 3° eu
corbeaux , c'est pour apporter les tempêtes ou annoncer
les morts; 4° en chats, c'est sous celte forme qu'elles
s'introduisent dans les maisons; 5" en lièvres, pour dé-
truire les légumes dans les jardins et les champs cultivés.
Quelques heures avant la bataille de Falkirk, en 174G,
un lièvre avant passé tout-à-coup devant la ligne du gé-
néral aiiglais, les soldats se mirent à crier : voilà la com-
tesse de Kilmarnock qui passe. » La comtesse était une
vieille douairière jacobile qu on accusait dans le canton
flêtre sorcière.
DE l.'l- COSSE. 290
N'est pas toujours sorcier qui veut , en Ecosse comme
ailleurs 5 mais en Ecosse, il est des personnes qui sont,
bon gré mal gré , forcées de correspondre avec les malins
esprits , qui ont le don de les voir en tous lieux et à toute
heure. Ces personnes sont nées le jour de Noël ou le ven-
dredi-saint : singulier privilège qui remonte à l'époque
où le catholicisme régnait dans tout le rovaume de Bruce,
mais dont la réforme n'a point privé les Ecossais.
Le don de seconde vue est encore un privilège du même
genre , qui est particulier à l'Ecosse , et surtout aux ha-
hitans des Iles ; privilège fatal, car il en est des prophètes
ou voyans des Hébrides , comme de la Cassandre des
Grecs : ils sont malheureux par anticipation d'un danger
qu'ils prédisent en vain à l'imprévovance opiniâtre des
hommes. Lochiel fut bien prévenu par un voyant de l'issue
qu'aurait la bataille de Culloden- mais l'honneur lui fit
une loi d'aller périr avec son clan sous la bannière de
Charles-Edouard .
La seconde vue est un phénomène dont la phvsiologie
s'est occupée et qu'elle a analvsée comme le svmptôme
d'une manière d'être propre à certains tempéramens , à
certaines organisations. Je ne sais plus quel est le savant
docteur qui en a fait une variété de la catalepsie. Quoi
qu'il en soit , c'est un de ces miracles qui ont pu impuné-
ment subir l'épreuve suggérée par Voltaire , l'examen
d'une académie ou d'une faculté de médecine. La seconde
vue existe : reste à l'expliquer. Je la définirai provisoire-
ment un rêve sans sommeil. Si une fois on admet qu'on
peut dormir éveillé , les yeux ouverts , ces rêves sont-ils
des prédictions plus sûres que celles que l'oniroscopie tire
des rêves du sommeil? Yoilà comme vous pourriez poser la
question à la faculté d'Edinbourg; mais dans les High-
lands et les Hébrides, on attache un sens moins fortuit
300 SUPERSTITIONS l'OÉTIQLES
aux révélations de la seconde vue. Les voyans sont des
êtres à part, écoutés avec respect, consultés sérieusement.
L'anecdote suivante vous est souvent racontée pour prou-
ver combien leurs prophéties sont indépendantes d'aucun
calcul.
Dans une auberge de Killin , ville du comté de Perth ,
un de ces voyans était à table, lorsqu'entre un inconnu.
A la vue de cet homme, le voyant tressaille, se lève de
table et se sauve en courant. On le poursuit, on l'atteint,
on l'interroge et il avoue qu'il s'est enfui parce que le
nouveau venu , qu'il ne connaît pas, est destiné à périr
sur l'échafaud dans deux jours , et qu'à cette révélation
s'est joint en lui un irrésistible instinct de terreur per-
sonnelle. Cet homme s'irrite de cette prédiction comme
d'un outrage, tire sa claymore et l'enfonce dans le cœur
du voyant. L'assassin est arrêté , jugé à l'instant et périt
deux jours après du supplice qui lui avait été prédit.
Certes, voilà qui surpasse tout ce que les anciens disaient
et croyaient de ce pouvoir indéflnissable et supérieur aux
dieux , la fatalité.
Enfin il est aussi des Ecossais qui prétendent que la se-
conde vue est à la fois une science et un don naturel ,
qu'elle peut se communiquer par initiation. Voici com-
ment s'exprime à ce sujet un vieil auteur qui a traité gra-
vement la question :
« C'est par d'étranges solennités qu'on investit un homme
de tout le secret de la seconde vue. Il faut d'abord que
celui qui prétend l'acquérir se serre la taille avec une
corde en crin , ayant servi à fixer le couvercle d'un cer-
cueil. Il faut ensuite qu'il courbe la tcte comme fit Elisée
(Rois, liv. I", ch. XVIII, vers. 42), jusqu'à ce qu'il
aperçoive à travers ses jambes un enterrement qui passe.
Mais si le vent change pendant ce tems-là , il est en danger
DK l'kCOSSI?. -"^01
de mort. Il est donc plus prudent pour le néophyte cu-
rieux de cette science de mettre son pied gauche sous le
pied droit d'un voyant, qui pose en même tems sa main
sur sa tète. Dans cette attitude, il regardera par-dessus
Tépaule du voyant et il apercevra une multitude de per-
sonnages furieux qui accourront à lui de toutes les parties
de r horizon , aussi nombreux que tous les atomes qui flot-
tent dans l'air. Ces personnages ne sont pas des non-entités
ni des fantômes, créatures émanées d'une imagination ef-
frayée, d'un cerveau troublé ou malade ; ce sont des réalités
se montrant telles qu'elles sont à un homme dans son bon
sens , et qui peut les examiner avec une attention scrupu-
leuse 5 mais cette vue devient bientôt si terrible que l'ap-
prenti vovant reste tremblant, respirant à peine etmuet.»
Terminons par la mention des singulières idées qu'ont
tous les Ecossais sur les morts. L'ame, disent-ils, ne quitte
la chambre où elle s'est séparée du corps qu'après que les
funérailles sont accomplies. Elle plane autour de la couche
funèbre, et si on s'adresse à elle avec certaines paroles
d'incantation , elle peut rentrer dans sa prison mortelle ,
la ranimer un moment et répondre aux questions qui lui
sont adressées sur la cause de son trépas. L'ame n'est pas
seule dans la chambre , toutes les âmes de sa connaissance
viennent lui tenir compagnie pendant l'intervalle qui sé-
pare la mort des funérailles. Invisibles à tous les yeux,
les âmes peuvent cependant manifester leur présence si
elles sont provoquées par quelque indiscrétion. L'usage
est de tenir la chambre d'un mort ou large ouverte ou en-
tièrement fermée-, si on la laissait entrebâillée, la première
personne qui entrerait, dit-on encore, verrait probable-
ment le corps assis sur le lit.
Les superstitions écossaises sont en si grand nombre ,
que notre but , dans cet article , n'a été que de faire cou-
302 SiriiKSTITKJNS l'OETIylKS
nailre telles qui sont les plus populaires el surlout les plus
poétiques -, mais que le lecteur n'oublie pas que, pour goûter
un pareil sujet, il faut une grâce d'état ou tout au moins
une disposition d'esprit particulière. Le charme d'une lé-
gende, comme l'a dit le grand magicien du nord, dépend
beaucoup de 1 âge de la personne à qui elle s'adresse. « Je
le sens d'autant mieux, ajoute sir Walter Scott, qu'à deux
époques bien différentes de ma vie , je me suis trouvé avec
des résultats tout différens en des lieux favorables à ce degré
d'émotion superstitieuse que les Ecossais appellent eerie
( la peur des esprits ). » Et à l'appui de cette assertion, il
nous raconte comment, à l'âge de dix-neuf ou vingt ans,
il passa une nuit d'insomnie dans le château de Glamis
qui , depuis Macbeth, s'est enrichi de siècle en siècle de
nouvelles légendes. Il eut beau appeler l'histoire à son se-
cours pour démentir celles de ces traditions que la poésie
a empruntées aux récits populaires, son imagination fut
d'accord avec Shakspeare pour évoquer les personnages
de la fameuse scène nocturne du château de Macbeth. Il
les reconnut, comme si ces acteurs fantastiques eussent
joué sur le lieu même cette scène qu'il avait vu représenter
quelque tems auparavant à Edinbourg par John Kemble
et son inimitable sœurs M". Siddons. En 1814, le ha-
sard conduisit Walter Scott dans le château de Dunve-
gan , qui n'est guère mois riche en traditions supersti-
tieuses que le château de Glamis; mais il avait alors dé-
passé l'âge moyen de la vie. Le laird et la chàtelaiiio lui
firent l'offre courtoise de le faire coucher dans la chambre
dite des apparitions. « J'en pris possession, dit-il , à l'heure
où les esprits reviennent. Excepté peut-être quelques ta-
pisseries flottantes et l'extrême épaisseur des murs, rien
de ^\\xs conifoi lahie que cette chambre; mais si vous re-
gardiez par les fenêtres , tout ce que vous aperceviez sal-
I)K I. KCOSSIC. 303
liait aux idées suporslilieuses. Un \ ont irautomne , parfois
cliarjjé de vapeurs, dérobait le jjolfe à la vue , ou en sou-
levait les vaijues et les précipitait sur le rivage. Les ro-
chers qui , surgissant du fond de la mer sous une forme
assez semblable à la forme humaine, ont reçu le nom de
Filles de Macleod , étaient couronnés d'une écume
blanche. Dans une nuit semblable, ces rochers singuliers
auraient pu me rappeler aussi les déesses norwégiennes
surnommées les Messagères de la mort , ou les femmes
voyageant sur l'orage. Dans le fond du tableau, on dis-
tinguait quelques-unes des montagnes de Quillan , appe-
lées les Tables de Macleod. Enfin , à la voix des flots et
du vent se mêlait celle de la cascade retentissante, désignée
sous le nom de la Nourrice de Rorie More , parce que
ce chef aimait à s'endormir en l'écoutant. En un mot, ma
chambre méritait un hôte moins pressé de sommeil. Eh
bien ! je dois avouer que de tout ce que je vis avant de
me coucher, ce qui me séduisit le plus, ce fut le bon lit
où j'espérais réparer la fatigue de quelques nuits péni-
bles passées à bord , et où je dormis en effet sans rêver
de spectres , de fantômes ou de lutins, jusqu'au lendemain
malin. Il fallut (jue mon domestique vint me réveiller. »
( lùlinlnirgh Magazine . )
gg^ouiKnirs be ^^o^a^c.
N° II.
ESQUISSES SICILIENNES (1).
La plupart des familles nobles de Sicile ont une cha-
pelle qui leur appartient spécialement, dans laquelle on
enterre chacun des membres à leur décès , et où l'on ne
célèbre que quelques rares cérémonies aux époques des
anniversaires solennels. Vers la fin de l'année 1815 ,
M"^ Zambani , seconde femme d'un prince sicilien qui
habite le voisinage de Messine^ témoigna à son mari et à
ses enfans le désir d'aller visiter leur vieille chapelle
qu'elle n'avait pas vue depuis long-tems , et qui ce soir-là
devait être illuminée en l'honneur de la Fête du Rosaire.
L'un des fils du prince, qui est aujourd'hui le prince San-
Severino, avait alors dix-huit ans. La fantaisie de sa mère
le contrariait 5 il aurait voulu ne pas la suivre ; elle exi-
gea qu'il accompagnât la famille dans sa visite à la cha-
pelle : mais ce fut avec une grande répugnance qu'il
obéit à des ordres réitérés.
Une fols dans l'église, le jeune homme ne fît attention
ni à la beauté romanesque du site, ni à l'effet solennel de
l'orgue retentissant sous les voûtes byzantines, ni à celui
(1) Voyez le premier article dans la 20"^ livraison de celte série
(août 183/1 ).
ESQUISSES SICILIENNES. 30.'»
fie nombreuses bougies dont la clarté se jouait sur les Irè-
fles gotbiques et sur les sculptures arabes. En véritable
enfant gâté , il resta dans l'église sans se montrer à per-
sonne. Il se jeta dans un confessionnal , y dormit pen-
dantque l'on cbantait l'office des morts , et ne prit aucune
part aux dévotions et aux cérémonies de la soirée.
Quand la princesse eut achevé ses prières et qu'elle
voulut retourner au palais, elle chercha des yeux son fils,
et ne le trouvant pas , elle pensa qu'il avait quitté l'église
avant la fin de l'office, et qu'il l'avait précédée. A son ar-
rivée au palais , elle reconnut qu'elle s'était trompée ;
mais elle fut peu surprise de son absence et pensa que ,
dans sa bouderie d'enfant , il avait été coucher à Messine
où la famille avait une résidence.
Cependant , le jeune prince dont le nom de baptême
était Ramire, et que nous appellerons ainsi, n'était pas
sorti du confessionnal. Au moment où tout le monde se
retira, où les bougies s'éteignirent , où les portes se fer-
mèrent , où un profond silence succéda au chant des
moines, le jeune homme dormait encore. Le chef de la fa-
mille emporta les clefs de la chapelle qui ne devait se rou-
vrir que l'année suivante. Après un assoupissement dont
le jeune Ramire ne put déterminer exactement la durée, il
ouvrit les yeux, sortit du confessionnal, s'étonna de l'obscu-
rité profonde qui l'environnait et fit quelques pas dans l'é-
glise. 11 cherchait à s'orienter, lorsqu'il entendit un bruit de
pas lointains. Il s'arrêta : un homme d'une taille haute, en-
veloppé d'un fejrajuolo ou grand manteau à l'italienne ,
passa, une lanterne à la main, devant le confessionnal, pa-
rut s'agenouiller en face de l'autel, continua sa route et dis-
parut. Soit que la crainteoule besoin de dormir aient retenu
le jeune Ramire dans le confessionnal, où il rentra presque
aussitôt après l'apparition de ce mystérieux personnage ,
M. 20
306 ESQUISSES SICILIENNES.
il n'essaya de quitter son asile qu'au lever du soleil. Alors,
rassuré sans doute par la clarté qui se projetait le long
des murailles, il examina l'intérieur de la chapelle avec at-
tention , trouva la porte hermétiquement fermée, ne put
découvrir aucune issue, ni du côté de l'autel, ni du
côté delà nef: puis cet examen achevé, il monta sur
l'appui d'une des fenêtres, et se laissa glisser en dehors
jusqu à terre. On avait fait peu d'attention à son ahsence
nocturne et sa mère resta persuadée qu'il avait passé la
nuit à Messine.
Cependant le mystère de cette apparition dans la cha-
pelle lui était resté dans l'esprit ; il se demandait à lui-
même si elle ne cachait un secret appartenant à ses parens,
et s'il n'y avait pas là-dessous quelque aventure aussi roma-
nesque qu'intéressante à découvrir. Mais comment arri-
ver à l'éclaircissement qu'il désirait.^ Il v pensa long-tems,
et, huit jours après la fête du Rosaire, il prévint sa fa-
mille qu'il allait passer la nuit à Messine , et partit pour
la chapelle, muni d'une paire de pistolets, d'une épée et
des clefs nécessaires. Il retrouva son poste, s'enferma
dans le confessionnal, attendit plus de trois heures, "n'a-
perçut rien et s'endormit. La même expérience, répétée
trois ou quatre fois , n'obtint pas plus de succès. Il com-
mençait à penser que son imagination avait fait les frais de
toute l'aventure et qu'il avait rêvé cette visite nocturne.
Dans cette persuasion, il renonça à son entreprise. Uu
mois s'écoula. Comme il revenait de Messine un matin ,
il vit , sur la route qui conduisait à la chapelle, un homme
enveloppé à\x ferrajiiolo sicilien et dont la tournure le
fraj)pa: elle ressemblait à celle du visiteur nocturne. Il
résolut de recommencer ses recherches le soir même.
Entre Messine et la chapelle se trouvait un petit hameau
<"U'i> lequel il s'arrêta pour prendre quelques infonnalions.
ESQUISSES SICILIENNES. 307
Il entra clans plusieurs cabanes, et demanda aux paysans
s'ils avaient vu dans le voisina{^e l'homme dont il leur
donnait le sijjnalement. « Oui, répondit l'un d'eux, nous
le connaissons ; c'est un homme très-charitable dont le
nom n'est pas connu , qui distribue des aumônes dans le
pavs, et qui va souvent chez les Rinzo, pavsans pau-
vres dont la fille est assez jolie. »
Déterminé à connaître le fond de cette aventure , Ra-
mire se fit conduire chez ceux que l'étranger avait visités,
et il interrogea les habitans de la chaumière dont la fille
était, en effet, remarquable par sa beauté.
« Nous ne savons pas, disaient ces paysans , comment
se nomme la personne dont vous parlez, mais nous suppo-
sons qu'elle est de la famille Costa dont elle nous entre-
tient toujours. Si nous n'étions persuadés que c'est de
la signora Costa que nous vient l'aumône, nous ne re-
cevrions pas les bienfaits d'un étranger. D'ailleurs, tout
ce qui est relatif à la conduite et à l'origine de celui dont
vous parlez nous est complètement inconnu.
Le second Ave Maria allait sonner , lorsque le jeune
homme, bien armé et sentant sa curiosité plus éveillée que
jamais, se blottit dans le confessionnal et y fit sentinelle.
Toute la nuit s'écoula: Ramire. qui avait eu soin de ne pas
s'endormir, n'était pas plus avancé que la veille. Déjà les
teintes grises du matin apparaissaient à l'horizon, et renon-
çant pour toujours à sa recherche inutile, il mettait le pied
hors du confessionnal, quand le bruit d'une clef, tournant
avec effort dans une serrure, frappa son attention . Il ren tra ,
prêta l'oreille, et vit s'entr'ouvrir une porte secrète, qui,
pratiquée entre deux pilastres, faisait mouvoir un pan de
mur, et dont rien à l'extérieur ne trahissait l'existence.
Un bruit de voix vint jusqu'à lui, et l'homme enveloppé
d un manteau parut encore. Tl s'ngenouilla devant l'autel.
308 ESQCISSES SICILIENNES.
souleva les marches de bois qui y conduisaient el plaça
quelque chose sous ces marches-, puis il se dirigea vers la
sacristie et on ne le vit plus. Le jeune homme laissa s'é-
couler près d'une demi-heure , et quittant avec len-
teur sa cachette , il examina la sacristie qui était vide
et où rien n'annonçait plus ni la présence , ni le départ
de l'étranger. Il rentra dans la chapelle, souleva les mar-
ches de l'autel et ne trouva rien. Ce ne fut qu'après une
fort longue recherche qu'il découvrit , dans un petit en-
foncement pratiqué sous les marches , une cheville de
bois qu'il enleva et qui laissa tomber dans sa main une
petite clef ronde, semblable à une clef de piano. Il la
prit , remit les marches à leur place et se dirigea vers le
pilastre où une légère ouverture se trouvait pratiquée.
Il se demanda s'il ouvrirait cetle porte et s'il brave-
rait le danger auquel devait l'exposer une pareille en-
treprise ? Il avait entendu des voix sortir de la gale-
rie souterraine à laquelle la porte conduisait. Était-ce
un repaire de pirates.-' un réceptacle d'objets volés? un
1/7 pace dans lequel les moines ensevelissent vivans ceux
de leurs frères qu'ils ne veulent pas livrer à la justice hu-
maine ? Quoi qu'il en pût être, le jeune homme n'osa pas
s'aventurer dans ces mystérieuses cavernes: il replaça
tout comme il l'avait trouvé el rentra dans le palais de
son père. Il eut soin de ne dire à personne l'étrange dé-
couverte qu'il avait faite. Peut-être, aussi, craignait-il
de compromettre l'honneur de sa famille par une indis-
crétion.
Mais sa curiosité l'emporta bientôt sur les conseils d'une
prudence timide : il résolut de se rendre pendant le jour
dans la chapelle où se trouvait celte porte mystérieuse : la
clef était à sa place , la porte tourna sur ses gonds avec
une facilité que sa lourdeur rendait surprenante. Il aperçut
ESQUISSES SICILIENNES. 3()9
un corridor sombre; pas un rayon de lumière au loin -, pas
un bruit. L humidité de la voûte pénétrait et glaçait
ses membres. Craignant d'être arrêté sur son passage par
quelque obstacle inattendu , ou de tomber dans quelque
chausse-trappe placée là pour punir l'indiscret visiteur ,
il referma doucement la porte, se contenta de ce commen-
cement de découverte, replaça encore la clef sous les mar-
ches, et se promit de revenir le lendemain avec une lan-
terne.
En effet, il revint dès le lendemain, armé de sa lanterne,
ouvrit la porte, l'examina en dehors et en dedans, et re-
connut qu'une fois ouverte elle se refermait d'elle-même,
au moyen d'un ressort, et qu'il était impossible de la rou-
vrir en dedans à moins d'avoir la clef d'une seconde ser-
rure, que la première clef extérieure n'ouvrait pas. Ce
nouvel embarras le fit réfléchir, et la crainte d'être ense-
veli vivant dans ces caves souterraines l'arrêta un moment
dans son projet. Mécontent, cependant, d'avoir poussé
les choses aussi loin et de ne pas en être venu à son hon-
neur, il quitta la chapelle pour aller chercher des te-
nailles, une lime et un marteau, qui lui serviraient à en-
lever la seconde serrure. En moins d'une demi-heure, il
s'était procuré ces objets dans le hameau voisin, et , de
retour dans la chapelle, il chercha la petite clef sous les
marches ; elle n'v était plus. Ses fréquentes visites avaient-
elles éveillé le soupçon.'^ Le visiteur nocturne était-il
entré sous la voûte ? il l'ignorait : mais s' approchant tout
doucement de la porte, collant son oreille à l'ouverture
qu'il connaissait , il resta long-tems ainsi sans entendre
aucun bruit, sans rien découvrir. Enfin, après un quart
d'heure d'attente, la porte secrète livra passage à l'homme
au manteau qui se trouva en face de Ramire.
Leur surprise fut mutuelle ; tous deux reculèrent de
310 KSyLISStS SICILIENMS.
plusieurs pas et placèrent la muin sur leurs épées \ cai
l'étranger était armé. Ramire parla le premier : c'est lui
qui m'a raconté cette anecdote, et je rapporte ses propres j
paroles telles qu'il me les a dites : « Qui ètes-vous^ mon-
sieur ? et que venez-vous faire dans la chapelle de ma
famille?
— Mais vous , mon petit seigneur , répondit impoli-
ment Tétranger, qu'y venez-vous faire à cette heure?
Faites-moi le plai^ir de vous retirer à l'instant même. Si
vous n'avez pas cette complaisance , il v a du danger pour
vous, je vous en préviens. Si vous tenez à vivre, oubliez
entièrement ce que vous avez vu, cessez vos visites, point
d'indiscrétion , et par égard pour vous, pour votre jeu-
nesse et pour votre famille , je vous épargnerai.
— Eh bien! répliqua le jeune homme, vous qui me
parlez d'un ton de hauteur et de mépris si ridicule, ap-
prenez que je ne vous laisserai pas bouger d'ici , avant
que vous ne m'avez expliqué votre conduite et rendu
compte de vos actes. «
Le jeune homme, en disant ces mots, avait tiré son épée
et observait d'un œil attentif tous les mouvemens de son
adversaire. C'était un homme athlétique d'environ qua-
rante-cinq ans, qui, en entendant les dernières paroles
du jeune homme, s'élança sur lui avec fureur. Cette pre-
mière attaque fut parée avec adresse par le jeune homme
qui le toucha de la pointe au-dessous des côtes et lui tira
du sang. Lzr rage de l'étranger augmentait : se servant
de son épée comme d'un stylet , il se jeta sur Ramire qu'il
essaya de cribler de coups et qu'il atteignit au bras. Heu-
reusement Ramire ne fut pas désarmé, et, de son bras tout
sanglant, il donna à son adversaire un coup d'épée si
violent et si bien ajusté (jue son arme s'enfonça jusqu'à la
garde dans l'abdomen de l'ennemi; puis, reliiant sou
ESQUISSES SICILIENNES. ."î 1 1
oj)i'e a lui , il lil à rélrauger une entaille si profonde que
tous ses intestins sortirent et ensanglantèrent le pavé.
« Vous m'avez réduit à cette extrémité, lui dit le jeune
homme, il a bien fallu que je me défendisse. Mais parlez
dans ce moment fatal, puis-je vous servir?
— Je suis un homme mort, s'écria-t-il , je ne vous
demande qu'une seule chose !
— Parlez.
— Prenez cette clef, jetez-la dans la mer et ne cher-
chez jamais à savoir quel motif m'amenait dans la cha-
pelle. Cela ne regarde et n'intéresse que moi seul. Je
meurs de votre main: ne me refusez pas ce dont je vous
supplie. »
Ramire évita de répondre à cette demande du mourant,
que l'on emporta dans une maison du hameau voisin. On
reconnut que c'était un nommé Don Gaëtano Cantarello
de Messine , homme d'une réputation assez équivoque et
de mœurs fort cachées. M"^ Zambani, crovant que son fils
avait eu quelque dispute d'amour et de jalousie avec Can-
tarello, alla visiter le mourant et lui demanda des expli-
<ations sur cet événement malheureux.
« Madame , répondit-il, puisque votre fils ne s'est pas
expliqué à ce sujet , vous me permettrez de ne pas prendre
l'initiative, m
Il mourut deux jours après , sans avoir donné aucun
renseignement , et même sans avoir disculpé le jeune
homme , sur lequel un soupçon d'assassinat , chose assez
commune en Sicile , ne tarda pas à peser. On exigea cau-
tion pour le jeune homme.
La justice palermitaine, dans tous les tems, et surtout
à l'époque dont nous parlons, ne se montrait pas fort sé-
vère pour les personnes appartenant aux familles nobles.
Cette fois, cependant, le cri pul)lic s'élevan t contre Ramire.
312 ESQUISSES SICILIENNES.
et les ténioignagnes de plusieurs paysans du voisinage s' ac-
cordant à déposer qu'on l'avait vu se promener autour de la
chapelle, et attendre l'occasion d'une rencontre avec Can-
tarello , conlraignireiit la famille à garder le jeune homme
<à vue pendant quelque tems. Sa mère craignait d'ailleurs
la vengeance des parens de Cantarello : on sait que la ven-
geance sicilienne ne s'explique qu'à coups de poignard. Ra-
mire ne sortait plus sans être suivi d'une armée de valets.
Le soir , on l'enfermait dans sa chambre , on ne laissait
personne pénétrer jusqu'à lui. Pendant quinze jours, cette
surveillance fut très-sévère. Lorsqu'il priait sa mère de le
délivrer, elle lui répondait que sa liberté dépendait des ex-
plications qu'elle lui demandait sans cesse et qu il refusait
de donner : que s'il était question de quelque intrigue
d'amour , de quelque folie de jeunesse , il ne devait pas
craindre un jugement sévère, et qu'elle le priait seulement
de s expliquer sur les motifs de cette singulière aventure.
Il s'y refusa constamment ^ mais, après deux semaines,
la surveillance dont il était l'objet se relâcha un peu.
M™" Zambani , dont la tendresse vigilante ne le perdait
pas de vue, alla passer une nuit à 3Iessine, et le jeune
homme, saisissant cette occasion , s'évada par une fenêtre
de sa chambre, dont le balcon donnait sur un jardin. Il
avait emporté une paire de pistolets et un briquet destiné
à ranimer la lanterne qui sans doute était restée dans la
chapelle. En entrant dans le sanctuaire souillé par un
combat à mort, il aperçut le sang du malheureux Cantarello
qui, desséché depuis l'époque du duel , rougissait encore
les dalles de marbre, et toute la partie du pavé voisine de
la porte secrète. Le jeune homme frémit d'horreur à cet
aspect^mais, entraîné par la curiosité qui le dominait en-
core, il ouvrit la porte, détacha la seconde serrure , plaça
un levier en travers pour l'empêcher de se refermer , et
KSQLISSKS SICILIENNES. 313
entra dans le corridor. A jDcine y avail-il mis le pied,
une odeur méphitique sortit des voûtes souterraines , ar-
rêta le jeune homme au passage et se répandit dans toute
la chapelle , dont il fut obligé d'ouvrir les fenêtres. Il at-
tendit quelques instans, et lorsqu'un air plus pur eut pé-
nétré dans la chapelle et de là dans le corridor , il s'y en-
gagea. La voûte était basse et ta galerie étroite. A vingt
toises ou à peu près de la première porte d'entrée, il trouva
une seconde porte fermée. En cherchant par terre à l'aide
de sa lanterne, il ne tarda pas à trouver la clef de cette porle
qu'il ouvrit, et qui livra passage à une odeur si infecte
qu'il fut obligé de fuir du côté de la chapelle et d'atlendre
que les miasmes pestilentiels se fussent dégagés. Quand
il rentra dans cette caverne où il avait peine à se soute-
nir et à marcher , tant elle était remplie d'air vicié , il re-
connut que c'était une espèce de caveau carré et à la voûte
basse. 11 approcha sa lanterne d'une masse informe en pu-
tréfaction 5 une chaîne scellée dans la muraille en retenait
les derniers débris. C'é tait un cadavre don t la décomposition
infecte se mêlait à la pallie fétide qui couvrait le plancher.
En face , dans le coin opposé , se trouvait le corps d'une
femme qui tenait un enfant entre ses bras , dans le même
état de putréfaction. Les yeux du jeune homme se couvri-
rent d'un nuage, ses pieds chancelèrent. Un évanouisse-
ment allait le surprendre dans ce lieu horrible, où peut-
être la mort l'aurait saisi , s'il ne s'était hâté de regagner,
en chancelant, la chapelle. Il resta quelque tems assis
sur les marches de l'autel , reprit l'usage de ses sens et se
dirigea vers Messine , où il confia au chapelain de la fa-
mille tous les détails de sa découverte. Ce chapelain avait
assisté Canlarello au lit de mort sans pouvoir obtenir de
lui aucun aveu^ il fit sentir au jeune homme la nécessité
d'instruire non seulement la famille du prince, mais la
314 LSyUISSES SlCILlÈNiNES.
police paler mitaine. Celle-ci se rendit sur les lieux , et le
caveau qui avait servi de tombe aux trois victimes vi-
vantes fut l'objet d'une recherche exacte.
11 était évident que ces trois personnes étaient mortes de
faim. L'homme était retenu par une forte chaîne rivée au-
tour de son corps et qui correspondait à un anneau de fer
placé à son pied droit. Cette chaine ne laissait qu'un es-
pace de trois pieds de libre entre lui et la muraille. La
femme , qui n'était pas enchaînée , reposait sur un matelas
de laine. On trouva près d'elle des aiguilles à tricoter, un
écheveau de coton et un bas commencé. Auprès de sa
tète et contre la muraille, se trouvait une chaise brisée
que cette malheureuse avait recouverte d'un jupon. Lors-
qu'on dérangea cette chaise, on vit qu'elle cachait un trou
pratiqué au bas de la muraille et assez large pour livrer
passage à un homme. Il parait que la pauvre femme ne
voyant pas revenir celui qui avait coutume d'apporter
des alimens aux prisonniers, s'était mise à creuser la terre
et à déplacer plusieurs énormes pierres qu'elle avait po-
sées sous son matelas. On trouva dans la cavité cet in-
strument de bois que les femmes siciliennes appellent
mazznrello , qu'elles placent dans leur ceinture et qui
leur sert à soutenir les aiguilles à tricoter.
Telle est la puissance de la volonté et la force du déses-
poir, qu'elle était parvenue, à l'aide de ce seul outil, à
creuser un trou de plus de dix pieds de profondeur sur
cinq de diamètre. Les angoisses de la faim vinrent l'arrê-
ter dans son travail ; et, prenant son enfant entre ses bras,
elle s'étendit sur le matelas où elle mourut. L'attitude du
squelette d'homme qui se trouvait en face de cette infor-
Uinée ])rouvail qu'il avait fait d'effrovables eflbrts pour
parvenir jusqu'à elle et pour briser sa chaine. Tous ses
sncmbi'cs paraissaient tordus par les convulsions d«; l'a-
ESQUISSES SICILILNXES. 31Ô
j^jOiiie, et ses deux bras s'étendaient vers le coin de la ca-
verne où son enfant avait péri. On ne découvrit aucune
trace de sang ni de blessure , sur le pavé ni sur les deux
cadavres.
Ce qui est étrange, c'est que l'on trouva dans un des
angles du caveau une grande jarre contenant environ trois
pintes d'eau, et, au fond de cette jarre, une livre de raisin
que sans doute les prisonniers y avaient laissé tomber par
mégarde. Dans un enfoncement de la muraille , une bou-
teille contenait un peu d'huile; un gobelet d'étain et une
lampe composaient le reste de l'ameublement. Un autre
enfoncement du mur était noirci par la fumée , soit que
Cantarello y eût allumé du feu pour river les fers de sa
victime , soit qu'il eût permis aux prisonniers de s'en
servir comme d'une cheminée.
Les enquêtes de la justice jetèrent quelque lumière,
mais une lumière incomplète sur les faits dont nous venons
de raconter le dénouement. Une fille de la campagne
déposa que, deux mois auparavant, comme elle était oc-
cupée à cueillir des figues derrière la chapelle , elle crut
entendre sortir de terre une voix de femme berçant son
enfant, et que, tout effrayée, elle jeta son panier et s'en
alla. Un prêtre qui avait officié pendant la cérémonie, dé-
posa qu'au moment où il éteignait les cierges, il avait en-
tendu une voix qui semblait partir du souterrain : Ma-
(lonna del rosario ! 3Iado7ina del rosario '.
Les paysans chez lesquels Cantarello avait coutume de
s'arrêter, racontèrent qu'il y avait environ deux ans que
Cantarello leur rendait visite sous prétexte de leur faire
l'aumône 5 qu'il apportait avec lui et qu'il remportait des
alimens de différentes espèces renfermés dans un panier;
que. dans les premiers lems, il avait apporté du vin . dp.
316 ESQUISSES SICILIE^^■ES.
ia viande et du pain , qu'ensuite ce n'étaient plus que des
liuits secs et du pain bis.
A diverses reprises, mais à des intervalles Irès-éloignés,
il avait amené avec lui un jeune garçon , enveloppé d'un
long manteau et qui paraissait pleurer. Ils avaient, di-
saient-ils, raillé Cantarello sur cette bonne fortune; mais
lui, au lieu de prendre leur plaisanterie en bonne part,
s'était fâché. « C'était, dil-il, un jeune prêtre qui ne vou-
lait pas rentrer au séminaire et qui était de ses parens. » La
conjecture la plus probable ferait croire que le prétendu
jeune prêtre n'était autre que la jeune femme du caveau
à laquelle il permettait de tems à autre de sortir avec lui.
Cantarello avait été valet de chambre chez le marquis
Cornaro. Lorsque le tremblement de terre de 1783 dé-
liuisit Messine de fond en comble, le palais Cornaro fut
détruit et son propriétaire enseveli sous les ruines. La
rumeur publique accusa le valet de chambre de s'être en-
richi des dépouilles de son maître. En effet, sans que l'on
pût connaître la source exacte de sa nouvelle opulence,
il s'établit à Messine, acheta une maison de campagne et
vécut en gentilhomme. Il rechercha en mariage une
jeune personne qui avait été femme de chambre de la
marquise Cornaro et qu'on avait soupçonnée d'être en in-
trigue avec lui. Elle le refusa, et choisit pour mari un
jeune homme de Trieste avec lequel elle alla habiter une
maison assez isolée des environs de Messine. La déposi-
tion d'un ancien domestique de Cantarello, renvoyé par
son maître cinq ans auparavant, sembla jeter enfin quel-
que jour sur ce drame compliqué.
(t Un soir, dit-il , mon maître fit arrêter sa voiture dans
un sentier détourné, à trois lieues de la ville et en face de
la maison habitée par la femme qu'il avait demandée en
ESQUISSES SICILIENNES. 317
mariage. « Allez, me dil-il, et avertissez les maîtres de
cette maison que l'enfant qu'ils ont en nourrice vient de
tomber gravement malade et que leur présence est très-né-
cessaire. Allez , et ne leur apprenez pas de quelle part
vous venez. » Je vis bien que c'était un mensonge, et je
fis quelques représentations à Cantarello, qui me répon-
dit : « Mon intention est de les surprendre agréablement et
de les faire souper avec moi. » J'exécutai ses ordres. La
femme, inquiète à la réception de ce message, voulait par-
tir aussitôt. Son mari s'y opposait ; elle l'emporta, et dès
qu'ils se trouvèrent en face de Cantarello, ils parurent aussi
étonnés qu'effrayés, a Montez dans ma voiture, s'écria
Cantarello. — Je te l'avais bien dit! reprit le mari en s'a-
dressant à sa femme d'un ton de reproche, que nous tom-
berions dans quelque piège. » Le cocher et Cantarello fi-
rent entrer de force le mari et la femme dans le carrosse, et
mon maître m'ordonna de courir en toute hâte chez lui
et d'y faire préparer un souper pour trois personnes. Lne
demi-heure après , un paysan vint décommander le sou-
per et nous apprendre que mon maître et ses convives
s'étaient arrêtés chez un de leurs amis communs qui les
avait retenus à souper. Voilà tout ce que je sais. Depuis
cette époque, mon maître étant devenu intraitable, son
humeur violente me força de le quitter.
On interrogea la nourrice à laquelle avait été confié
l'enfant des personnes disparues. Elle confirma la déposi-
tion du domestique- l'argent qu'on lui avait fait tenir avec
exactitude lui était parvenu par la voie de Trieste , et elle
était persuadée que le mari et la femme , sans doute par
suite de quelque mauVaise affaire, s'étaient retirés dans
cette dernière ville. Tels furent les seuls renseignemens
que l'on parvint à se procurer. Il parait certain que le
premier enfant de cette femme (auquel d'ailleurs, par
31 8 ESQUISSES SICILIENNES;
testament, Cantarello assura toute sa fortune) tUait le fils
de ce même Cantarello , et que Faction horrible dont il se
rendit coupable fut le résultat de la jalousie que lui in-
spira le mariage de celle qui lui avait donné cet enfant.
Étrange pays ! qu'il est difficile de quitter dès qu'on y a
mis le pied, et où cependant mille périls vous environnent
si vous n'avez pas le bonbeur d'être catholique et de com-
prendre ce patois guttural, criblé de z et de g, que parle
le peuple de Sicile. Un pauvre Anglais de mes amis en a
fait la triste expérience. Il revenait de la chasse, son fusil
à la main , et traversait la petite ville d'Augusta. La qua-
lité distinctive de cet Anglais n'était pas la sagacité : c'é-
tait un fort bon chasseur et un médiocre observateur.
Arrive la solennelle procession de Saint-Sébastien ; un
colosse doré , sur un tréteau mobile , était traîné par des
chevaux empanachés, ornés de guirlandes, entourés d'un
nuage d'encens. Mt)n ami portait un costume d'officier, et
comme il était armé de son fusil , on le prit pour une sen-
tinelle. La longue volée des cloches faisait frémir l'air ;
on se prosternait sur le passage du saint -, la prétendue
sentinelle reste immobile et regarde le peuple qui la voit
l'arme au bras, et prend cette immobilité pour une in-
jure. Il veut forcer l'Anglais à prcsenler arme pour ren-
dre hommage à l'idole 5 on l'environne, on pousse de
grands cris, on cherche à lui faire comprendre qu'il doit
présenler arme. Il n'entend pas un mot de sicilien. Pour-
quoi cette colère et ces cris.^ pourquoi cette foule débrail-
lée, le visage rouge de fureur, le poing fermé, lui mon-
tre-t-elle l'image de saint Sébastien? pourquoi les mots
coquin, scélérat , misérable, bégayés en mauvais anglais,
frappent-ils son oreille? Il ne se doute pas que c'est à lui
que s'adresse toute cette colère j il finit par croire que
le saint en est l'objel. 11 trouve assez singulier qu'on
ESQUISSES SICIUI.NXI'.S. 3 I 0*
amène devant lui une imaj^e de bois avec de si {jiandcs
vociférations et des malédictions si éneigiques. Il s'ima-
gine enfin que, pour contenter cette foule émue , il n'a
qu'à décharger son fusil dans la tète de saint Sébastien.
En effet , deux minutes après toutes ces réflexions , le
saint était décapité par une balle, et la populace sicilienne
se ruait sur l'imprudent Anglais qu'elle mettait eu lam-
beaux.
J'ai dit qu'il faudrait des volumes pour décrire ces
étranges mœurs. Voici ce qui m'est arrivé en 1802, à l'é-
poque où nous occupions militairement la Sicile. Jeune
ofEcier, insouciant et ami du plaisir, je n'avais pas encore
reçu ce triste baptême de l'expérience , des années , des
campagnes et des voyages. J'avais vingt-deux ans : on me
permettra de jeter un voile officieux sur une partie de
mon aventure.
Le 5 février, après la procession de Sainte-Agathe , on
a coutume d'illuminer la ville de Calane et les environs.
Une foire brillante, qui commence à la fin du jour, attire
beaucoup de chalands et de promeîieurs. Vous ne voyez q ue
feux d'artifices , girandoles, verres de couleur , orchestres
sous le feuillage , bougies devant des madones , abbés ,
paysans et jeunes femmes se promenant et causant dans
l'obscurité. Il y a une couturtie singulière qui n'appar-
tient qu'à cette foire de Sain te- Agathe. Les femmes de tous
les rangs, grandes dames et bourgeoises, vieilles et jeunes,
laides et jolies, ramènent sur leurs yeux le petit manteau
court surmonté d'un capuchon qu'elles portent habituel-
lement, et déguisant leurs voix, cachant leur visage,
mettent à contribution la bourse des gens de leur connais-
sance qu'elles rencontrent et qu'elles saisissent par le bras.
On ne refuse jamais , sous aucun prétexte , cette aumône
de In foire ^ car tel est le nom que porte ce tribut bizarre.
320 ESQUISSES SICILIENNES.
Les vieux et les avares ont soin d'éviter la fête nocturne
de Sainte-Agathe ; les maris la redoutent; les amans Tal-
tendent et l'espèrent, et les amours en profitent.
Je venais de débarquer en Sicile, et j'ignorais cette
coutume des encapuchonnées , iuppatelle , comme on les
appelle dans le pavs, quand je vis pour la première fois
cette joveuse et éblouissante fête. J'avais laissé au quar-
tier ma bourse, d'ailleurs assez légère; mon brillant uni-
forme et mes épaulettes scintillaient sous l'éclat diapré des
verres de couleur, lorsque deux tuppatelle me saisissant,
l'une par le bras droit, l'autre par le bras gauche, me de-
mandèrent la charité au nom de sainte Agathe. J'étais
honteux de ma situation. La taille et la démarche des
tuppatelle annonçaient de l'élégance , de la distinction ,
même de la richesse. Pas un pauvre danaro dans ma po-
che : comment faire ? Je balbutiai des excuses , je bara-
gouinai le peu d'italien que j'avais attrapé au vol ,
pour obtenir de ces dames crédit jusqu'au lendemain
matin. Elles riaient en m'écoutant-, mais c'étaient des
créancières inexorables. Point de répit, point de pitié,
l'une d'elles s'écria en bon italien : « Puisqu'il s'obstine,
il restera prisonnier ! »
J'étais fort étonné de cette capture qui ne m'effravait
guère , et je me laissai paisiblement conduire par les deux
Siciliennes qui, fendant la foule des bateleurs, des joueurs
de fifres et des danseurs, traversèrent toute la foire et se
trouvèrent enfin avec moi devant une calèche découverte;
elles m' V firent monter. J'aurais pu, après tout, dispu-
ter le droit qu'elles prétendaient avoir de me faire pri-
sonnier ; je ne m'en avisai pas. La calèche partit , et les
deux tuppatelle passant lestement sur mes yeux une
écharpe détachée du cou de l'une d'elles, mempèchèrent
de voir quelle direction prenait notre équipage. Résister,
ESQUISSES SICILIENNES. 321
était absurde ; marquer de la crainte ou de la défiance ,
eût été plus niais encore. Les mains qui me tenaient
captif avaient la douceur du salin, elles voix qui me
condamnaient si arbitrairement étaient mélodieuses. Je
pris le parti de les laisser faire , ne sachant trop où cet
enlèvement aboutirait, et ne craij^nant (ju'une chose, les
arrêts militaires après cette disparition subite.
Enfin le carrosse s'arrêta -, on me fit descendre , et le
bandeau qui me couvrait les yeux ne fut détaché c[ue dans
un salon magnifique tout étincelant de bougies et où un
souper était préparé. « Voici votre prison , me dit l'une
d'elles , et vous y resterez tant que vous ne nous aurez
pas donné satisfaction de votre conduite passée. J'y con-
sentis sans peine, on le pense bien, et pendant quinze
jours qui s'écoulèrent comme une heure, je ne sortis pas
de ce jialais d'Armide. Conversation élégante, talens pour
les arts, gaité folle, bon vin, délicatesse exquise , tout se
trouvait là , tout, excepté la liberté. Un beau matin le
majordome entrant dans ma chambre, me banda les veux
pendant mon sommeil, m'aida à faire ma toilette, me
remit deux bagues que je possède encore , me fit entrer
dans une voiture, et me ramena aux portes mêmes de la
ville de Catane. Je retrouvai assez facilement la route du
quartier où mon corps était caserne ; et ce qui m'étonna
beaucoup , c'est qu'après cette vie de plaisir et d'oisiveté,
mes camarades ne tarirent pas de plaisanteries sur ma
maigreur, ma pâleur et mon air de souffrance. Ils pré-
tendirent que j'étais tombé entre les mains de brigands
qui m'avaient rançonné et soumis à une diète forcée , et
traitèrent de fable le récit exact que je leur fis. Pendant
un séjour de trois mois à Catane, j'essavai. comme on le
pense bien, de retrouver, dans les environs, la trace
des tuppatelle , mais inutilement. Ce n'est que dans les
XI. 21
322 ESQUISSÉS SICILIES\ES.
pars demi-sauvages , en Espagne, en Pologne , en Sicile ,
que de telles aventures peuvent avoir lieu : contrées
romanesques , au fond des mœurs desquelles le roman se
retrouve toujours. Une religion ardente , poétique , des
lois vagues, des habitudes pittoresques , des passions que
la convenance ne régit pas \ tout cela ne concourt ni au
bien-être, ni à la prospérité industrielle ; mais une teinte
plus dramatique se répand sur toute l'existence, et quel-
que chose de plus imprévu se répand sur toutes les cir-
constances de la vie.
Huit mois après cette expédition de quinze jours, toute
la ville de Cataue était en rumeur : artisans et bourgeois
se répandaient dans les rues, criant de toutes leurs forces :
le Seigneur est volé 1 le Seigneur est volé ! Les femmes
pleuraient et s'arrachaient les cheveux. Les cloches son-
naient, les églises étaient remplies de pénitens à genoux.
Qu'élait-il donc arrivé? L'Etna menaçait-il d'englou-
tir la ville sous ses flots bouillounans ? Non : voici le
fait. Deux pauvres forgerons sans ouvrage et sans ar-
gent étaient entrés dans une église de la ville ^ personne
ne s'v trouvait, point de prêtres, point de bedeau, pas
même d'enfans de chœur. Le saint-sacrement était exposé !
Telle est la vénération inspirée par cet objet sacré, qu'on
ne suppose pas même en Sicile la possibilité d'un vol sa-
crilège ; mais un démon terrible, la faim , poussa le bras
de l'un des deux hommes qui s'empara de l'ostensoir et
prit la fuite avec son compagnon. Ils sortirent de la ville ,
s'arrêtèrent dans une tnittorid ou auberge, fort embaras-
sés de disposer de leur vol : ils dirent à la maîtresse du logis
qu'ils lui demandaient crédit jusqu'au lendemain et pro-
mirent de revenir la paver. Dans une seconde trattoria où
ils s'arrêtèrent le soir et qui était plus éloignée de Calane,
ils laissèrent entrevoir une partie du saint-sacrement qui
F.SQCISSES SICILIENNES. ^'2'^
irappa les veux d'une jeune fille, servante d'auberge. L'é-
vénement avait déjà fait du bruit : elle s'écria de toute sa
force : le Seigneui' est troiu'cl le Seigneur est trouvé l
Épouvantés, les deux coupables prirent la fuite dans les
bois. Le remords et la crainte les tourmentaient , ils
crevaient que la main du ciel pesait sur eux : mais com-
ment se débarrasser ('e ce fardeau sacré, sans se livrer eux-
mêmes? Ils creusèrent un grand trou dans la terre, en-
veloppèrent respectueusement le saint-sacrement dans leur
chemise qu'ils déchirèrent, et recouvrirent de terre le
lieu qu'ils avaient choisi pour cet étrange dépôt.
Cependant de longues processions de moines blancs et
noirs parcouraient la ville -, on ne cessait de dire des messes
pour retrouver le bon Dieu perdu : huit jours s'étaient
passés dans un véritable désespoir. Des paysans qui ve-
naient au marché rapportèrent que, dans un bois situé à
huit ou dix milles de Catane , on avait vu un chien cou-
ché sur de la terre fraîchement remuée, et que cet animal
poussant des hurleraens, refusait de s'éloigner alors même
qu'on le chargeait de coups. C'était sans doute, disaient-
ils, quelque homme assassiné que Ton avait enterré là et
dont le cadavre était gardé par son chien. On creusa la
terre à cet endroit, et les paysans, qui se regardaient comme
indignes de toucher au saint-sacrement qu'ils venaient de
découvrir, s'empressèrent de porter cette nouvelle à l'é-
véque de Catane. L'évéque fit avertir tout le clergé, qui
se rendit, pieds-nus, ainsi que l'évéque, à l'endroit indi-
qué. Toute la population de Catane, hommes, femmes et
enfans, fut debout en un quart d'heure. On chanta le Te
Deum, et une église magnifique, que l'on voit encore au-
jourd'hui et qui est consacrée au Seigneur retrouvé,
s'éleva dans l'endroit même où les voleurs s'élaient ar-
rêtés.
3-24 ESQUISSES SICILlEXiXES,
11 se passait peu de semaines qui ne fournissent à l'ob-
servateur quelque nouveau trait caractéristique; tout ce
que nous appelons gouvernement, régularité, ordre, po-
lice administrative, était étranger à la Sicile. Quelquefois
le peuple, après avoir beaucoup souffert, s'insurgeait avec
frénésie, et sa colère débordait pendant quelques jours
comme la lave du volcan qui domine la Sicile. Des cri-
mes, des actions héroïques , se mêlaient et se confon-
daient comme l'éclair et la foudre dans les nuages. Il
semble que , par sa configuration même , la Trinacrie
ne puisse se soumettre à l'ordre régulier de la civili-
sation. Comment sillonner de grandes roules et de ca-
naux un pays montagneux où les mouvemens du sol sont
si fréquens, que souvent il faut faire trois lieues autour
d'une montagne pour parcourir une distance réelle d'un
quart de lieue? Xon seulement les sentiers en zig-zag, les
routes en limaçon occupent une grande partie du ter-
ritoire sicilien, mais, dans différentes saisons de l'année,
le terrain change d'aspect et de nature. Le long des mon-
tagnes, dont l'ile est semée, s'ouvrent des Jîumaras , ou
larges précipices, qui, couverts de végétation pendant
l'été, et de neige pendant l'hiver, se remplissent d'eau
bouillonnante lorsque vient la fonte des glaces. Ces impé-
tueux torrens, suivant une pente très-rapide, enlrainent
tout sur leur passage : arbres , maisons , rochers. Quel-
quefois ils ont un quart de mille de largeur. On les voit
se précipiter dans la mer avec un bruit effroyable, et sa-
lir de leurs eaux jaunâtres la nappe verte de la Médi-
terranée. Ils changent de lit; et quand le sillon creusé
l'année précédente se trouve obstrué par les débris qu'ils
ont accumulés , ils s'élancent dans une autre direction ,
menaçant d'une inévitable destruction les cabanes et les
fermes qui se trouvent sur leur passage.
' ESQUISSES SICILIENNKS. 325
C'est tlu sommet du mont Chalcidique ou de l'Autenna-
Mare, souverain sourcilleux de la grande chaîne Pélo-
rienne, que l'on découvre aisément toute la Sicile et qu'on
peut se faire une idée nette de sa singulière configuration
géologique. J'entrepris ce voyage vers le milieu du mois
de juin 1806. Le lems était beau; nous nous mîmes en
route dès le matin. Près de nous, sur la droite, se creusait
un de ces lits de lorrens, fleuves temporaires, ou fiinna-
las, de trente ou quarante pieds de profondeur, garni des
deux côtés de roches menaçantes rongées par l'effort des
eaux , tapissé de plantes aromatiques et ombragé d'arbres
gigantesques, qui forment comme un berceau naturel au-
dessus du gouffre desséché -, spectacle admirable , c|ui va-
rie de moment en moment, et qui défie par sa beauté même
et sa variété toute la puissance et toute la richesse des des-
criptions écrites.
Quand nous atteignîmes le sommet, nous nous trouvâ-
mes à trois mille sept cents pieds au-dessus du niveau de
la mer. Messine était sous nos yeux. Nous distinguions sans
peine ses édifices, ses rues, ses groupes de maisons, tout,
jusqu'à son port et les navires qui le remplissaient. De-
vant nous s'étendait le célèbre phare, occupant vingt
milles-, entre les montagnes deCalabre et les belles côtes de
la Sicile, Çà et là , semés par intervalles, de jolis villages
apparaissaient au milieu des orangers , des oliviers et des
citronniers qui les entouraient.
L'œil, grâce à la transparence de l'atmosphère, ne per-
dait pas un seul des objets de cette immense perspective :
le promontoire de Sylla , les îles de Lipari et ce terrible
Etna, dont la base énorme se baigne dans la mer. La neige
couvrait déjà le front de ce colosse et lui formait un dia-
dème qui contrastait avec la belle verdure des côtes. Quant
à la Sicile elle-même, vous diriez une vaste arène sur la-
326 ESQUISSES SICILIEXALS.
quelle une main prodigue et poétique aurait semé de ca-
pricieuses élévations. Partout des sentiers tortueux, col-
lines sur collines , ravins creusés en entonnoirs , groupes
de montagnes , vallées qui s'ouvrent dans toutes les direc-
tions et qui offrent aux regards toutes les variétés de
nuance que peut présenter la verdure^ fiumaras qui se
précipitent, villages perchés sur le sommet du roc ou en-
sevelis dans des abîmes verdovans 5 tantôt des tètes de mon-
tagnes nues et pelées, tantôt d'autre cimes moins hautes,
couvertes du haut en bas de pampres et de vignes; enfin,
tous les contrastes imaginables. Les villages situés au pied
du mont Chalcidique portent le nom singulier del^uries,
{le Fiuie)-^ ce sont pourtant les plus jolis villages du
monde.
Ne croyez pas que^, dans une telle contrée, on fasse
jamais régner l'ordre industriel et la police exacte de
Londres ou d'Amsterdam. Les officiers chargés de main-
tenir la paix et de proléger la sûreté publique sont quel-
quefois ceux qui compromettent le plus gravement l'une et
l'autre. De 1 8 1 0 à 1 8 1 1 , les rues de Syracuse furent infestées
de voleurs. On ne pouvait mettre le pied hors de chez soi,
après la nuit tombée ; on assassinait et l'on volait impuné-
ment. En vain les patrouilles furent-elles augmentées, en
vain le chef de la police nocturne (capiiano délia notte)^
il signor Anga , redoubla-t-il de surveillance , rien ne ser-
vait. Les marchands étaient massacrés dans leurs bouti-
ques , les orfèvres étaient dévalisés , et l'on ne découvrait
pas le moindre vestige qui pût mettre sur la trace des bri-
gands.
Ce fut alors qu'un jeune officier, logé dans le couvent
de Saint-François et appartenant au sixième bataillon ilo
la légion allemande, fut victime d'un vol audacieux. Il
venait de recevoir sa jiaie en piastres espagnoles; il d(''posa
ESQUISSES SIClLIEKiNES. 327
celte somme dans un secrétaire. Le soir mcme de cette
recette , le tiroir fut forcé , la somme avait disparu. On ne
s'était pas contenté d'enlever les piastres, mais, comme il
pleuvait à verse , on avait aussi emporté un parapluie qui
appartenait au jeune homme. Il dénonça le vol, mais toutes
les recherches furent inutiles ; ni le parapluie, ni les pias-
tres , ni les voleurs ne se trouvèrent. Trois mois après ,
armé d'un nouveau parapluie , notre officier traversait la
grande place de Syracuse sous une pluie battante , un
homme marchait près de lui , porteur d'un parapluie
semblable à celui que l'officier avait perdu. Il arrête
l'homme , reconnaît son chiffre gravé sur le pommeau
€t lui demande son nom. C'était un domestique du sei-
gneur Anga, capitaine de nuit. L'officier se fait con-
duire chez Anga, dont la femme , en écoutant sa plainte,
donne quelques signes de terreur. Anga, qui était absent ,
revient et repousse avec insolence les questions et les ob-
servations de l'officier anglais. Enfin, on obtient à grand'-
peine la permission de fouiller la maison. Cette recherche
ne produisit d'abord aucun résultat 5 mais on remarqjua
<jue le plancher du rez-de-chaussée était parqueté, chose
fort peu commune en Sicile : on soulève le parquet et
Ton découvie de vastes caves dans lesquelles le capi-
taine avait déposé des trésors de toute espèce, volés
aux habitans de la ville. Pendant plus de cinq ans il s'é-
tait enrichi aux dépens de Svracuse : ce qui lui était d'au-
tant plus facile , que , chargé de la police nocturne , il
semblait toujours être à $a place quand on le rencontrait
la nuit dans les rues. Ses gens , que ce métier enrichis-
sait aussi, lui étaient dévoués. Rien n'était plus com-
mode que ce brigandage : il plaçait, aux deux extrémités
des rues dont il voulait dévaliser les habitans , des senti-
nelles qui ne permettaient à jjersonne de passer; et l'ex-
328 ESQUISSES SICILIENNES.
pédition une fois achevée , on se retirait paisiblement. Le
sous-prieur du couvent de Saint-François était son com-
plice, ainsi qu'il en fit l'aveu. C'était ce brave moine qui
avait escamoté les piastres de l'officier. On visita le cou-
vent. Dans des citernes desséchées , dans de vieux puits
qui ne servaient plus à rien , on avait déposé tous les ob-
jets que l'on n'avait pas pu vendre. D'ailleurs, le sous-
prieur était un homme remarquable , qui avait organisé
avec beaucoup d'adresse le commerce picaresque à la tète
duquel il se trouvait. Il avait, dans toutes les parties de
la Sicile, des affidés chargés de vendre ce quil avait
volé. C'était surtout aux grandes foires de Lenlini, de Ca-
lata Girone , de Calata Nisetta, que s'opérait le placement
de ces objets. Le moine , arrêté , ne fut pas livré à la jus-
tice séculière, on laissa à son évèque le soin de le punir,
et, selon toute apparence, il existe encore dans un des ca-
veaux de son couvent. Quant au capitaine de nuit , on
le condamna (et il l'avait bien mérité) aux galères per-
pétuelles.
{Metropolitan. )
S^HiGfcau bc ^^^oeurs.
FSniMES D'INTRIGUE ET FEM9IES B' AFFAIRES.
Tu sais bien , mon bon Slerne , ce que la nature et
Dieu ont donné à la femme d'émotion et de puissance
d'émotion , ce qu'il y a de respectable el de doux au cœur
de l'homme dans ses actions les plus enfantines , dans ses
plus petites vertus , dans ses moindres grâces , dans son
sommeil et jusque dans son silence. Ce sont choses que
tu as merveilleusement décrites, ton scalpel poétique et
métaphvsicien une fois déposé là , près de toi , sur ta table
de travail : choses que tu méditais , moitié tristement ,
moitié gaîment, lorsque tu revenais de te§ promenades,
et que tu plaçais ton coude sur ton genou , ta tcte sur ta
main et ton index sur cette bosse frontale de la compa-
raison , de la satire et de l'esprit, comme le dit le docteur
Gall. Je sais aussi quelle électricité subtile , délicate ,
inévitable, se communique à nous, fait battre nos artères,
répand dans l'organisme une douce chaleur : je sais com-
bien se trompent les grossiers docteurs qui regardent ces
émotions com^me purement sensuelles ; je n'ignore pas
quelle svmpathie secrète nous enchaîne à telle femme in-
connue, que le hasard jette sur notre chemin, fantôme lé-
ger qui va disparaître. J'ai étudié comme toi la valeur d'un
geste indifférent, d'un regard passager , d'une inflexion de
voix féminine ; j'ai fait comme toi , singulier prêtre irlan-
dais , une étude approfondie de cette électricité intellec-
330 1 LMMES D I.XTKIGLE ET l-EM.MES d'aI F AIKES.
tuelle et morale ! J'ai couru après toutes ces nuances de
la vie magnétique des femmes, et dans l'innocence de
mon cœur , dans la pureté de mes sens , j'ai vu « combien
de gouttes de miel Dieu a jetées dans notre coupe d'a-
mertume. »
La femme naïve et qui reste femme est admirable. Je
comprends , mon cber Sterne , le molif qui t'a fait passer
une heure sans penser à mal chez ta jeune mercière
dont la main blanche faisait entrer dans un de tes doigts,
puis dans l'autre , tout doucement , avec art , un peu
souriante, un peu tremblante , la paire de gants que tu
étais allé acheter chez elle : puis le mari rentre , la mer-
cière rougit : elle passe derrière le comptoir, et ce million
d'idées et de sensations, n»oitié ingénues, moitié crimi-
nelles , je les comprends • un peu de rougeur sur les
joues, un frissonnement léger de la main : que de philoso-
phie tu as su trouver dans l'achat d'une paire de gants!
Et ta grisette! et ton abbesse ! et ta veuve Widman : toute
ta galerie de femmes enfin , je l'aime parce qu'elles sont
femmes, qu'elles n'ont perdu ni leur magie , ni leur co-
quetterie naturelle , ni aucun de leurs titres , ni rien de
leur métier de femme. Mais, dis-moi, Sterne, viens avec
moi , j'ai quelque chose de curieux à te montrer , et tu me
diras, pauvre Yorick, ce qu'en pense la philosophie fé-
minine.
Regarde , dans ce grand bâtiment qu'on appelle la
Bourse de Paris, ce bataillon d'êtres humains sans barbe,
qui hurle, qui vocirère, qui pérore, qui cote le report,
la hausse ou la baisse. Ces êtres sont des femmes: sans
leurs larges manches (c'est la mode aujourd'hui), sans
leurs hanches disproportionnées cjui commencent à re-
venir à lampleur des tonnelles de Henri III, tu ne t'en
serais j)as douté. Eb bien! les voici qui |)énèlrenl dans
KtMMKS 1> INTIUGLK ET i t.M.MKS 1) Al 1 AllU-S. 331
les galeries, qui circulent, qui se poussent , qui s'inju-
rient, l'oeil brillant de cupicTité, la bouche contractée par
la crainte de perdre; leurs vociférations sont aiguës ; elles
troublent le repos public 5 le tribunal voisin ne peut plus
entendre la voix grêle des avocats. L'agent de change
écrit sur son carnet une somme pour une autre; il faut
les chasser , comme une armée de pies qui viennent dé-
vaster un magasin de blés. Elles ne cèdent qu'à la vio-
lence. Huissiers et gardes municipaux expulsent à grand'-
peine leur bataillon criard.
Que dis-tu de ces femmes du dix-neuvième siècle , mon
pauvre Sterne ? Est-elle tarie , la source de tes émotions
demi-voluptueuses et demi-morales ? Que diable feras-tu
de ces femraes-là.^ Mais, attends, je vais t'en montrer
d'autres.
Pénètre dans la Chambre des Communes à Londres , et
après avoir traversé je ne sais combien de petits corridors
sombres , et tourné sous les combles de l'édifice , tu trou-
veras trois ou quatre banquettes assez sales, placées dans
une espèce de petit pigeonnier que recouvre un dôme de
vitres. En passant la tète par-dessus une petite balus-
trade en fer , on aperçoit au-dessous de soi les honorables
membres de l'assemblée , par groupes , couchés , éten-
dus, renversés, debout, pérorant, gesticulant, se me-
naçant, s'insultant et se donnant la main. Tous les mias-
mes putrides qui émanent de l'assemblée remontent vers
cette partie de la salle; c'est ce qu'on appelle le ventila-
teur (1). Eh bien ! si vous arrivez un peu tard dans cette
petite caverne infecte et vitrée , vous trouverez les places
prises, et prises par des femmes ! Elles se tiennent là pen-
(1) 11 est inutile de clh-e que, depuis liucendie léccut de la Cham-
bre des Communes , ces détails relatifs au ventilateur n'ont plus au-
cune application.
3.')2 lEMllES UlXTllK.l.E 1- T Hi.MMtS U AIFAIRKS.
danl toute la séance ; elles y étouffent de cinq heures du
soir à deux heures du matin ; elles applaudissent à tel
orateur 5 elles lèvent les épaules et chuchottent avec
dédain lorsque tel autre prend la parole. Ce sont des fem-
mes mêlées aux intrigues politi([ues ; douairières qui ne
veulent pas que le bill de la réforme passe 5 jeunes intri-
gantes qui viennent s'assurer si leurs complots du matin
prospèrent et fleurissent, si tel membre qu'elles ont re-
cruté leur est fidèle , si tel autre qui leur a promis une
interruption leur tient parole, si le nombre de leurs affi-
dés augmente ou diminue , si chaque soldat est à son
poste.
Ces femmes ont la ligure hâve, l'œil mort, la pru-
nelle inquiète 5 jeunes, elles sont déjà vieilles j vieilles,
elles sont décrépites. Les sentimens tendres se dessè-
chent dans ces poitrines qui ne sont plus féminines
et qui ne sont pas viriles. Elles n'ont que des désirs
d'ambition , des pensées de gain , des espérances de pla-
ces , des haines qui brûlent, des jalousies qui dévorent ,
des fureurs d'homme, des ruses de diplomatie , des four-
beries politiques. O Sterne ! que dis-tu de ces femmes i'
Dieu , préserve mon fils et mon ami d'en trouver une
semblable! Qu'elles soi»t pâles et flétries quand elles ren-
trent à une heure du matin , après avoir serré la main du
président et souri à l'orateur victorieux ! Qu'elles sont
tristes à voir quand elles manigancent leurs promotions ,
leurs adhésions, leurs divisions , leurs défections !
J'en demande pardojî à ces dames, (pii traiteront comme
une haute et souveraine insolence la liberté que je
prends 5 mais tricoteuses pour tricoteuses, j'aime autant
celles de Robespierre.
Notre galerie n'est pas terminée : ces êtres équivoques ,
ni bomnips ni fen\mes , mêlant les vices d'un sexe aux fai-
KKMMF.S II IMUUUt; tï KF.MMKS 1) AM AlUF.S. o33
blesses «le l'autre, se subdivisent à 1 inJiiii. Entrez dans
cette salle où siège un tribunal; parmi toutes ces figures
pointues, osseuses, livides, aiguisées par la chicane,
couvertes d'un parchemin plissé et ridé, parmi ces phv-
sionomies taquines et avides , vous trouverez des fem-
mes. Quand elles se cramponnent à un vice , soyez sûr
qu'elles l'embrasseront d'une étreinte plus forte et plus te-
nace que nous autres hommes. Une femme qui chicane
vaut dix procureurs; une femme qui marchande vaut dix
israélistes. Il y en a qui ravivent leur vieillesse et qui
baignent leur décrépitude dans la poudre d*3s procès.
Celle-là ne lâche pas une contestation de deux schellings
sans la grossir et la transformer en protêts, requêtes,
enquêtes, accusations et oppositions. Elle connaît le Gode
de procédure mieux qu'un huissier, elle sait par cœur
tous les subterfuges du métier. Il y a autant de subtilité
dans son esprit desséché et raccorni qu'il v a de rides
dans son visage et d'assignations dans son sac. Au mo-
ment où je vous parle, elle engraisse onze petits procès,
sans compter son grand procès de la chancellerie qu'elle
recommence avec extase . bien qu'elle ait été déboutée
vingt fois.
A ces traits, reconnaissez la femme si vous pouvez;
arbuste que la grêle et la gelée ont fait mourir, dont toute
la sève est tarie , qui se tient encore debout par habitude ,
et dont la tige décharnée laisse à peine reconnaître au
botaniste le plus exercé le rameau dont le vent caressait
le feuillage, dont la fleur entr'ouverte embaumait l'air,
et dont l'éclat lointain apparaissait sous la verdure. Hé-
las! pauvre Yorick, vous que je promène à travers celte
galerie de squelettes, où la place du cœur est vide, et qui
murmurez du triste spectacle que je vous montre , notre
revue sera longue. Si je vous parlais de la joueuse , de
334 FEMMES d'intrigue ET FEMMES DAFEAIRES.
celle qui, l'œil éteint, le regard mat, la tète immo-
bile comme celle de la Méduse . reste pendant douze
heures de suite en face de la table fatale , l'ame attachée
tout entière aux piles d'or qui décroissent et qui se re-
forment tour à tour. Il n'y a pas de ville d'Europe oij
l'on ne trouve quelques exemples de la passion du jeu
chez les femmes ; mais c'est aux eaux , dans la liberté de
ces réunions champêtres et voluptueuses, qu'il faut ad-
mirer, dans la perfection de son hidépendance, la variété
du monstre féminin qu'on nomme joueuse. Allez à Bade,
pénétrez dans l'établissement deChabert. Quand vous au-
rez admiré la beauté du site , lélégance des appartemens ^
la diversité amusante des phvsionomies , entrez dans le
salon de roulette : vous y verrez de nobles dames assises
devant le tapis vert, à côté d'un aventurier ou d'un es-
croc.
C'était un dimanche , je m'en souviendrai toujours :
sous ces beaux portiques ornés de glaces et de dorures,
plus de vingt femmes d'une phvsionomie distinguée, élé-
gamment vêtues , réservées dans leurs manières , subis-
saient et suivaient avec un courage imperturbable et in-
fernal les chances de la rouge et de la noire 5 tenant d'une
main leur petit râteau, et de l'autre les caries sur lesquelles
elles marquaient avec des épingles les diverses chances du
jeu. L'une d'elles, extrêmement jolie, pouvait avoir vingt-
cinq ans 5 elle portait un simple bonnet de soie avec un
voile de gaze, une robe de soie puce et point de dentelles ;
tout son extérieur était simple et comme il faut. Je ne pus
m'empêcher de la remarquer ; et tant que je restai à Bade,
mon observation ne put se détacher d'elle. Sa main était
petite, délicate et blanche; quand elle se dégantait, on
vovaitbriller à ses doigts plusieurs belles bagues. Le matin,
à midi, le soir, toujoins, elle était à la même j)lace, sans
FEMMES U INTIUULF. KT 1 lîMMliS D Al FAlHES. 33.'>
repos, sans dis truc lion s, lançant les pièces de cinq francs
sur la couleur qu'elle choisissait , les ramenant quelque-
fois avec le râteau, se détournant à peine pour regar-
der son mari , homme très-distin(;ué , qui n'avait pas
l'air de la hlàmer , de s'étonner , ni de vouloir l'arra-
cher à sa passion. A la fin de la journée , tous les mus-
cles de ce visage jeune et frais étaient tendus et comme
pétrifiés. Il V avait sur ce front jauni une immobilité ha-
garde , et dans cet œil fatigué un regard fixe et terne qui
ne semblait plus voir les objets. Cette femme était-elle
mère ?
Une autre femme , anglaise de naissance , rivalisait
avec elle: mais elle était vieille. Jamais je n'ai vu l'âge
avancé et la dignité du rang s'avilir d'une manière plus
hideuse. L'époque de toutes les prétentions et de tous
les hommages était passée pour elle: aussi ne déguisait-
elle aucune de ses émotions. Sa main ridée tremblait
d'impatience, jusqu'au moment où son râteau pouvait
ramener le gain ou pousser l'enjeu. La sueur de l'agonie
brillait sur son front dégarni ; et toujours cette malheu-
reuse demeurait enchaînée à la table verte, comme Si-
syphe à son rocher.
Après tout , cette passion horrible peut passer pour
une maladie et un malheur 5 elle absorbe la vie, elle
suce le sang , elle détruit la fortune , elle porte son
châtiment avec elle. Mais que direz-vous des intrigan-
tes politiques^ jeunes et vieilles , ambitieuses de pou-
voir et de crédit, avides d'argent, mêlant leurs petites
vues aux plus grands intérêts , décidant les destinées de la
naticfn , faisant , si j'ose le dire , au fond de leur boudoir,
la cuisine administrative ou parlementaire; respectées
cependant , brillantes, et quand elles ont foulé aux pieds
tous les attributs les plus heureux et les plus noldcs de
336 FEMMES d'imiUGli; et femmes d'affaires.
leur sexe, trouvant des places pour leurs enfans et pour
leurs maris.
Dans les intérêts de la vie domestique, la femme est
plus mesquine dans ses vues , moins libérale , moins {géné-
reuse parce qu'elle est plus craintive. Ce défaut, si c'en
est un, devient une qualité dans l'administration du
ménage. L'homme gagne et dépense : la femme économise
et ordonne; sa vue délicate et perçante se porte sur
tous les détails ; elle ferme ces mille issues imperceptibles
par lesquelles l'argent et la fortune pourraient glisser et
s'évanouir, pendant que le chef de la famille s'occupe de
hautes spéculations ou d'affaires majeures. ]Mais imaginez
ce même génie , excellent dans la famille , admirable à sa
place, imaginez-le porté dans la vie publique : au lieu
d'un esprit de prudence et d'attention, vous n'avez plus
qu'un intérêt cupide et bas; les grandes vues sacrifiées à
une petite avidité misérable , à une personnalité restreinte.
Que devient la patrie? que deviennent même la considé-
ration et l'honneur dont un parti a toujours besoin? Non ,
non, telle n'est point la destination des femmes.
De quoi ne sont-elles pas capables, quand elles veulent
accepter leur rôle ? A quel abaissement se résignent-elles
lorsqu'elles en changent! Héroïsme, dévouement, gran-
deur d'ame, talent, sacrifice, influence immense, tout
leur appartient. Leurs passions même, tempérées par l'at-
mosphère de la vie privée, balancées par leurs devoirs de
mère et cet admirable instinct de bienfaisance et de sym-
pathie qui leur est propre; leurs caprices qui ont tant de
grâce, et leurs faiblesses (jui naissent si souvent de leurs
vertus, se colorent d'un reflet plein de charme , quand la
famille les entoure, quand les hommages d'un salon les en-
vironnent, quand le prestige des arts augmente leur pres-
ti''e naturel. Mais elles, entrer dans l'arène des intérêts bru-
1-EMMI.S Dl.NTKIGUF. Kl FKMMES d'aFFAIRES. 337
laux , des passions violentes, des cupidités viriles! elles ,
se faire athlètes ! elles, parler de prime et de report; pren-
dre part à la lutte du négoce , à la lutte de la Bourse, à la
lutte du Parlement! emprunter à l'autre sexe ce qu'il a
de pire sans garder ce que leur sexe a de plus excellent !
elles, négocier, intriguer, aller et venir, discuter, dispu-
ter, régler un bilan, faire l'escompte, supputer des gains,
entrer dans des spéculations, trd^.aper , pérorer, mani-
gancer, courir après les places, assiéger le minisire, fati-
guer les antichambres, pétitionner, plaider, harceler ce-
lui-ci, séduire celui-là, réclamer une pension, faire de
la diplomatie! Leur faiblesse va se changer en traitrise,
leur finesse en fourberie, leur émotion facile en fièvre in-
quiète et brûlante, leur zèle en fanatisme odieux. Napo-
léon , Bvron , Tallevrand avaient bien raison : la femme
qui se mêle de ces choses est haïssable. Voyez avec
quel dégoût elle a été repoussée et frappée d'anathème
par ces trois hommes , les premiers de leur tems, les pre-
miers de leur caste.
En voici une qui, pour l'instruction et pour l'esprit ,
serait à peine maîtresse de classe dans une institution de
jeunes personnes. YA\e t'ienl bureau d'intrigues; elle vous
diralesespérances de la Hollande, les plans que l'on prépare
au grand Caire ; elle dénombrera, si vous voulez, l'armée
du pacha d'Egypte; un jeune secrétaire, attaché à l'am-
bassade de Grèce près l'empereur Otlion, lui écrit ré^ru-
lièrement toutes les semaines et la tient au courant. Elle
a dans sa poche la liste complète des carbonari du Pié-
mont : elle va vous tarifer les consciences du cabinet de
Saint-Pétersbourg -, une lettre en chiffres de Metternicb à
Pozzo di Borgo ne l'effraie pas ; elle sait m.ieiix que le co-
lonel Caradoc ou Georges Tilliers le baromètre des caprices
féminins qui font passer la jeune Christine de la gaîté à la
338 FEMMES d'iXÏUIGLE ET FEMMES d'aFFAIUES.
tristesse ; que ne sait-elle pas? Le bout de son éventail re-
mue vingt polices secrètes ^ une lettre tracée de sa plume
met tout un ministère en mouvement ^ elle est doyenne
de la diplomatie: c'est la femelle de Talleyrand. Elle pro-
tège les suzerains d'Allemagne quand ils visitent la cour de
Londres. Jamais ambassadeur ne serait bien reçu s'il ne
se présentait à l'ombre de ses ailes. On lui demande des
renseignemens politiqu»."5 ; on va savoir chez elle sur quelle
fraction du Parlement on peut compter. Qu'elle dise un
mot , le torysme va monter ou descendre, grandir ou
s'abaisser, resplendir ou mourir.
Et tout cela, sans grande peine apparente, avec la
même aisance et la même disinvolture de gestes et de mou-
vemens qui distingue la femme galante recevant un billet
en présence de son pauvre et crédule mari. Elle valse,
elle galope ^ à peine pose-t-elle le pied. Elle ne manque
pas un quadrille, et vous la crovez tout entière à ce jilai-
sirqui semble une passion. Pas du tout : pendant que le vio-
lon fait sonner le si bémol, elle donne le mot d'ordre d'une
petite révolution de palais qui aura lieu demain matin, ou
d'un bouleversement universel dans les bureaux et les mi-
nistères. Vous la croyez bien attentive à détacher les grains
empourprés de cette grenade servie au dessert : eh! non;
elle écoute , elle épie, elle vient de saisir au passage trois
paroles prononcées à demi-voix , et qui mettent à jour les
intentions les plus secrètes du conseil intime. Machiavel
en jupons, Mazarin en cornette, c'est chez Almack , c'est
dans les pauses d'une contredanse, c'est en feuilletant un
album, c'est en causant chiffons avec la jeune duchesse,
qu'elle plonge dans les mystères de l'état , mystères qu'elle
saura tourner au profit de ses passions et de ses intérêts.
Georges IV, homme d'esprit, l'avait devinée quand elle
fit sa première apparition, (|uand ce nez rubicond et ces
FEMMES d'iNTRIGLE ET FEMMES d' AFFAIRES. 339
diamans élincelans sur le velours noir , brillèrent jDOur la
première fois à sa cour. « Gare à mes premiers ministres !
s'écria- t-il. »
Oh! si les femmes savaieînt combien les affaires, le
lucre , les intrigues , les intérêts dans leur nudité et dans
leur combat , ont peu de rapport avec le rang que les
hommes , Dieu et la société leur assignent ! A peine en-
tends-je parler d'une spéculatrice, d'une acheteuse, d'une
revendeuse , d'une tripoteuse ( comme disait Napoléon
dans son rude langage ), je me la figure laide comme le
péché et vieille comme lui. Souvenez-vous de cela , ô mes
belles compatriotes! quand on est femme d'affaires ou
femme d'intrigues, on a nécessairement la voix dure, le
timbre aigre et fêlé , le regard inquiet , la démarche incer-
taine , l'œil creux , la lèvre blême , la bouche serrée ,
les narines ouvertes , le front plissé , la taille courbée ;
voyez s'il vous convient d'être ainsi.
(^Tait's Magazine.)
@sit5celTan^^s.
DEyOUE3IE>T ET DOULEUR (1).
Avez-vous visité rAliemîi^ne? Connaissez-vous la lourde
diligence que l'on appelle Eilwagen? Les diligences de
France étaient plus légères en 1812. Il faut voir celte
énorme charrette recouverte s'arrêter lourdement en face
de riiôtel des postes et verser dans l'auberge prochaine
la foule harassée des voyageurs que son sein recelait. Les
coudes appuvés sur la fenêtre d'une petite auberge de
Fulda, sur la route de Weimar à Francfort, je contem-
plais cet intéressaut spectacle : bourguemestres, commis,
ecclésiastiques, descendant tour à tour de leur cachot
mobile, et tout joyeux de respirer à l'air libre.
Dans le nombre se trouvait une femme qui, presqu'à
mon insu , attira et fixa mon attention. Couverte des pieds
'?. la tète et presque enveloppée d'un costume d'hiver, ses
mouvemens légers et rapides trahissaient l'élégance de sa
taille et la symétrie de ses proportions. Le voile noir qui
couvrait sa figure ondulait au gré du vent et me laissait
(1) Note dp Tr. Le fait intéressant rapporte dans les pages quon
va lire a été raconté d'une luauicre plus brève et avec moins de dé-
tails pax" les journaux allemands. Quant à la nanation circonstanciée,
simple , éloquente et naïve que nous reproduisons , elle est due à
^I"* Jamieson . lune des femmes auteurs de 1 Angleterre qui mêlent
.1 leurs récits de vojages le moins de détails romanesques . le moins
de teintes empruntées à la fiction.
DÉVOUEMENT ET DOULELU. 341
<>|)ei cevoir des Irails jeunes el réguliers. Ma curiosité était
éveillée : je ne savais trop pourquoi. Elle se dirigea vers
l'auberge où je me trouvais, et je quittai la fenêtre pour
la voir entrer. Son pas était ferme et sa démarche assurée :
elle appela le garçon d'une voix assez haute et avec cette
espèce de familiarité que donne l'habitude des voyages. Le
déjeuner qu'elle commanda (il était dix heures) convenait
moins à une héroïne de roman qu'à une bonne mère de
famille allemande. Ce n'était pas un œuf frais ni une simple
tasse de café , mais un repas solide et substantiel : un po-
tage, une côtelette el une pinte de bon vin.
Pendant qu'on faisait ces préparatifs, elle se débarrassa
de ses vétemens de voyage : ils étaient en grand nombre
et très-riches; d'abord, un manteau de couleur brune
bordé de fourrures 5 un ou deux schalls , puis une es-
pèce de pelisse tartare descendant jusqu'aux genoux ,
aux manches larges et flottantes, doublées de soie bleue
et bordées de martre. Quand elle eut dépouillé toutes
ses enveloppes, elle parut en grand deuil et dans toute
la magie de la beauté. J'ai vu peu de tailles plus par-
faites, peu de formes féminines plus harmonieuses dans
leurs proportions. Elle avait les extrémités petites et dé-
liées, la tète petite aussi -, une magnifique chevelure blonde
rattachée simplement par des nattes qui rappelaient le
style des coiffures gothiques. En cherchant à déchiffrer le
caractère de sa physionomie , j'y trouvai surtout l'expres-
sion de la franchise , de la confiance et de la lovauté.
Cependant ses traits pris un à un offraient plus d'agrément
que de régularité. Sa bouche était petite , et ses lèvres
r^errées semblaient se contracter avec une énerme de réso-
lution qui surprenait. De longs cils blonds descendaient
sur ses yeux bruns et brillans , dont l'expression était vive
el naturellement gaie. Il y avait de Tharmonie dans sa
34-2 DÉVOIEMEXT ET DOULELH.
voix , dont la vibration retentissante eut choqué sans
doute les personnes habituées au demi-murmure de nos
salons. A travers le sérieux de sa physionomie, je ne sais
quelle gaité naturelle et instinctive se laissait deviner , et
Ton pouvait s'apercevoir d'avance que si la destinée lui
avait donné des leçons graves et tristes , la nature l'avait
surtout faite pour ressentir la joie et la communiquer. Un
geste, un mot, une action ridicule, la frappaient vivement,
et l'on entendait jaillir aussitôt un de ces éclats de rire
sympathiques et francs , dont la contagion se répandait au-
tour d'elle.
Pourquoi m'intéressais-je à cette femme? Quelleétrange
curiosité éveillait-elle en moi ? Je ne sais , mais je l'obser-
vais d'un œil curieux. Je ne pouvais la prendre pour une
grande dame. Il y avait en elle de la fermière aisée : quel-
que chose de libre , d'indépendant , de sans façon , qui n'a
rien de commun avec la retenue et la réserve aristocrati-
ques. Notre grande dame , à nous Anglais, est si froide ,
si haute, si glacée 1 Rien d'inconvenant, il est vrai, dans
le ton, dans les manières, dans les attitudes de l'inconnue :
mais aussi rien qui rappelât les salons d'Alraack et la hau-
teur patricienne. Pourquoi cependant cette richesse inac-
coutumée et ce costume demi-tartare, demi-oriental? Tout
cela piquait ma curiosité. Elle ôta ses gants : ses doigts
étaient couverts de bagues d'argent d'une forme singulière,
au milieu desquelles brillait un diamant qui paraissait d'un
grand prix. Le conducteur de la diligence s'approcha
d'elle, chapeau bas. La maîtresse de l'auberge, qui n'avait
pas fait la moindre attention à moi , vint lui offrir ses ser-
vices d'une manière empressée et caressante. Je savais
|)eu d'allemand, et c'était en vain ({ue je prélais l'oreille
à la conversation animée qui bruissait autour de moi.
Enfin, après une demi -heure d'attention soutenue, je
DÈVOCEMEM ET DOLLELn. 343
recueillis quelques documens. La jeune femme, qui n a-
vait pas plus de vingl-lrois ans, retournait dans sa famille
qui habitait la ville de Deux-Ponts (Zwei-Brùcken (1).
Seule et sans protecteur, elle venait des déserts de la Si-
bérie; mais quel motif l'y avait conduite? je ne pouvais
le savoir. On parlait vile, le discours était mêlé de beau-
coup d'exclamations allemandes , et le mystère ne s'éclair-
cissait pas à mes yeux. Je fus obligé de sortir pour faire
quelques emplettes. A mon retour, je trouvai Ibéroïne
(car c'était une héroïne) fondant en larmes , et ma femme
de chambre allemande auprès d'elle , essavant de la con-
soler. Je joignis mes consolations à celles de ma femme
de chambre, mais sans pénétrer davantage le mot d'une
énigme qui m'intéressait de plus en plus. Nous nous sépa-
râmes.
A Francfort, le hasard nous réunit encore dans la
même auberge; elle allait à Mavence comme moi, et je
lui offris une place dans ma voiture. Ce rapprochement
lui permit de me raconter son histoire, non pas d'une
manière suivie et détaillée, mais par fragmens et pour ainsi
dire par lambeaux. Comme elle parlait allemand , je fus
obligé de lui faire répéter plusieurs fois les mêmes événe-
mens et les mêmes mots. Quant aux faits et à leur suite ,
l'intérêt qu'ils m'ont offert les a trop profondément
gravés dans ma mémoire pour que je les aie oubliés. Que
personne ne doute donc , je ne dis pas de leur vérité his-
torique et générale . mais de l'exactitude des moindres dé-
tails que je vais rapporter. Si un nom m'échappe, je ne le
remplacerai point par un autre. Si quelques circonstances
d'un moindre intérêt ne se présentent à ma pensée que
d'une manière incertaine et confuse, je n'imiterai pas cette
(1) Petite ville de la BaTière , dans le district du Rhin.
344 btVOLEMEM ET LOLLl.Li;.
bonne M"^ de Moutpensier', qui remplissait avec son ima-
gination les lacunes de sa mémoire. Ce que je ne puis re-
produire, c'est cette voix animée, cette pantomime ex-
pressive, celte grâce et cette vivacité des gestes , cette
puissance de sensibilité qui me pénétraient d'émotion , et
surtout cette naïveté admirable qui se mêlait à tant d'é-
nergie et de force d'ame. Voilà ce que la plume ne peut
rendre, quels que soient les efforts de son élégance et les es-
sais de sa puissance pathétique. Quoi qu'il en soit, on trou-
vera ici, je ne dis pas toute la vérité, mais la vérité seule
et telle que me la offerte celte curieuse et belle élude du
caractère féminin.
L'héroïne (je lui ai déjà donné ce nom qu'elle mérite
si bien) était tout simplement la fille d'un riche brasseur
de Deux-Ponts. Son père avait cinq enfans, dont deux
plus jeunes et deux plus âgés qu'elle. Son frère aine se
nommait ^e«n. Dès sa première enfance, on crut re-
connaître en lui des dispositions brillantes , et son père, le
destinant à l'état ecclésiastique, l'envoya à l'université
de Munich. A son retour, il rapporta dans sa famille les
certificats les plus honorables et des gages d'avancement
certain. Il était , disait sa sœur avec enthousiasme, non
seulement l'honneur de sa famille , mais l'orgueil de sa
ville natale. Tout le monde l'aimait. Il fallait enlendre
avec quel enthousiasme elle s'exprimait sur son compte.
Peut-être la partialité d'une sœur lui dictait-elle ces éloges
exaltés. Ln prince allemand , dont le nom m'échappe, le
choisit j)Our secrétaire et voyagea quelque tems avec lui.
Henri Ambos avait vingt-huit ans lorsque, par le crédit
du prince, son protecteur, il obtint pour lui une chaire
de théologie dans runiversitt- deRi{;a, ville singulière (l),
^i) Capitale ilc la Llvouic , ilaiis la ruissic l>alli([iu'.
DÉVOUEMENT ET UOlLELli, 345
on les juifs sont en majorité, oii leur richesse et leur crédit
leur assurent le pouvoir réel , si ce n'est l'autorité nomi-
nale. La fille d'un riche marchand juif plut à Amhos, qui
sut se faire écouter d'elle; mais l'épouser sans la convertir
était impossible, et les parens de la juive ne se seraient
prêtés ni à la conversion, v'i au mariaj^e. La séduction reli-
gieuse et la séduction de l'amour marchèrent en même
tems. Les rapports et la correspondance des jeunes gens
furent découverts par la famille qui défendit à la jeune
fille de revoir Henri. Il était facile de deviner les suites
de cette injonction : la jeune israélite se déclara conver-
tie, se laissa enlever, et partit secrètement avec lui pour
la Silésie, où elle devait recevoir à la fois les deux sacre-
m.ens du baptême et du mariage. Soit que leur impru-
dence eût trahi leurs desseins , soit que leurs plans fussent
mal concertés , ou que la vigilance de la famille israélite
eût été éveillée , on les arrêta sur la route, et le jeune
homme , reconduit à Riga , se trouva sous le poids d'une
accusation capitale, celle de rapt. Le tribunal était com-
posé en grande partie d'israélites , qui n'étaient point
disposés à l'indulgence. Ambos disait pour sa défense que
la jeune fille l'avait suivi volontairement et de son plein
gré', que sa conversion avait été 'volontaire; qu'elle était
devenue chrétienne et sa femme . ou du moins sa fiancée.
Le père niait tous ces faits, et Ambos demanda sa confron-
tation avec la jeune personne : cette faveur lui fut ac-
cordée, malgré les efforts de la famille. Elle parut donc en
justice, pâle, tremblante, soutenue par ses parens. Ambos
était vis-à-vis d'elle.
« Est-ce volontairement , lui demanda le juge . (juc
vous avez suivi ce jeune homme ?
La jeune fille réjjondit (Tune voix à peine intelligible :
« Non.
346 DÉVOUEMENT ET DOULELK.
— A-t-il employé la violence pour vous y contraindre !
— Oui.
— Êtes-vous chrétienne ?
— Non.
— Vous considérez-vous comme sa fiancée ?
— Non. )>
A peine Ambos eut-il entendu ces réponses si diffé-
rentes de la vérité, si imprévues(etque sans doute la crainte
et les menaces de sa famille arrachaient à la jeune fille), le
malheureux jeune homme resta quelques minutes stupé-
fait. Puis à cette immobilité passagère succéda une fréné-
sie violente : il s'élança vers la juive , et on le retint à
grand'peine. Au milieu de sa lutte avec ses gardiens , il
tira de sa poche un couteau, le dirigea contre sa poitrine,
se blessa lui-même aux mains et au visage -, et lorsque, re-
venant à lui, il aperçut sa maîtresse étendue sans connais-
sance sur le parquet , et son propre sang qui coulait à
grands flots, il se calma tout-à-coup. Aux questions qui
lui furent adressées , il ne fit pas de réponse : il ne pro-
nonça plus une parole, et on le reconduisit en prison.
La décision du tribunal fut tenue secrète. Henri dis-
parut après cet événement, sans que l'on pût savoir s'il
languissait au fond d'un cachot, ou si le dernier supplice
avait terminé sa vie.
Sa famille, inquiète, écrivit plusieurs fois à Riga, et ne
put obtenir de nouvelles. Un de ses parens se transporta
sur les lieux, fit toutes les recherches nécessaires et ne
réussit pas davantage. Six années s'écoulèrent ainsi. Le
père mourut-, personne n'espérait plus retrouver les tra-
ces du malheureux Henri. Une vague étincelle d'espoir
vivait encore au fond du cœur de la mère , vieille
femme qui penchait vers le tombeau. Le cœur d'une
mère est inépuisable d'espérance comme de tendresse.
DEVOUKMEXT ET DOtLELT.. 347
Un jour enfin, c'était au commencement de 1833 , un
marchand qui traversait la ville de Deux-Ponts demanda
où demeurait la famille Ambos à laquelle il rendit visite.
Il lui apprit que, l'année précédente, il avait rencontré en
Sibérie, près de la forteresse de Barinska , un homme
qui , confondu avec d'autres criminels , et couvert de
haillons , travaillait aux grandes routes. Cet homme lui
avait dit qu'il était Henri Ambos , pasteur de l'église lu-
thérienne, condamné injustement. Il l'avait supplié avec
larmes, et de la manière la plus urgente, de se rendre au-
près de sa famille , de donner à ses parens des nouvelles
de leur fils, et de les prier de solliciter en sa faveur.
Imaginez ce que je ne puis décrire , et ce que la jeune
femme décrivait avec une admirable naïveté ; la surprise,
Tétonnement , la douleur de la famille. Tous les parens
décidèrent d'une commune voix qu'il fallait rédiger une
pétition pour le pauvre Henri , et l'adresser aux autorités
de Saint-Pétersbourg : mais cette pétition , comment la
faire parvenir ? qui la présentera ? Le second frère s'of-
frit; il avait une femme et deux enfans- c'était le dernier
appui de la famille. Sa femme déclara qu'elle ne souffri-
rait pas que son mari partit. Ce fut alors que la jeune
sœur, ma compagne de voyage, prit la parole et se pré-
senta pour accomplir l'entreprise. Il était bien plus pro-
bable , disait-elle , qu'une femme réussirait dans un tel
dessein : elle trouverait moins d'obstacles, plus de pro-
tection et plus de sympathie. Ces argumens prévalurent.
Une somme d'argent considérable fut mise à sa disposi-
tion , et cette généreuse fille , à la tète si forte , à lame si
haute, partit pour Saint-Pétersbourg, seule, sans protec-
tion :
« Quand ma mère me donna sa bénédiction , me dit-
elle, je fis vœu, un vœu renfermé au fond de mon cœur,
348 btVOLEMEM liT DOILEUU.
et dont Dieu tut témoin , de ne pas revenir vivante sans
avoir obtenu le pardon de mon frère. Je ne craignais rien ;
à quoi la vie m'était-elle bonne , si ma pauvre mère ne
retrouvait pas son enfant ? J'avais la force et la santé , je
ne doutais pas de mon succès, parce que j'étais résolue :
mais , ô ma cbère dame ! s'écria-t-elle avec une ex-
pression que je ne puis rendre , et en me re{jardant fixe-
ment, me voici de retour, et que vais-je dire à ma vieille
mère ? »
Des larmes abondantes coulèrent de ses yeux, et elle se
rejeta dans le fond de la voiture. Peu d'instans après, elle
reprit sa narration. Son vovage fut heureux jusqu'à Riga.
Là, elle recueillit les documens qui lui étaient nécessaires
sur le procès de son frère, sur son caractère, sa conduite,
ses antécédens et ses relations. Munie de ces papiers , elle
se rendit à Saint-Pétersbourg où elle arriva saine et sauve
au commencement de juin 1833. Elle apportait plusieurs
lettres de recommandation , une entr'autres pour un ec-
clésiastique allemand qu'elle n'appelait que le bon pas-
teur, et dont elle parlait avec l'enthousiasme de la recon-
naissance. Elle eut la plus grande peine à obtenir de la
police les papiers officiels, relatifs à l'envoi de son frère en
Sibérie. Que de hardiesse et de persévérance il lui fallut
pour obtenir tous ces documens P Enfin , secondée par son
ami le pasteur , elle rédigea une pétition à l'empereur de
Russie, et se présenta chez le ministre de l'intérieur,
qui. ne l'admit à son audience qu'avec la plus grande
difficulté. Il la traita avec beaucoup de dureté et refusa
absolument de présenter sa pétition au c/.ar. En vain la
pauvre jeune personne tomba à genoux , joignant les
pleurs aux prières. L'honune inexorable ajouta la brula-
iilé des |)arolos à la cniaulé des acles.
« Voire frère, madame, s'écria-t-iL est un mauvais
dp.vouemRnt ft Doii.iaiî. .Î-ÎO
sujet. Il ne mérite aucun pardon. Si j'élais Sa Majesté, je
ne lui ferais pas de grâce. »
Agenouillée qu'elle était, elle se releva fièrement, tendit
les bras vers le ciel, et s'écria d'une voix forte : u Je
prends Dieu à témoin que mon frère est innocent. Je re-
mercie Dieu de ce que vous n'êtes pas l'empereur-, il me
reste une espérance ! »
Ces paroles hautaines irritèrent le ministre.
« Osez-vous bien me tenir ce langage .•' et savez-vous à
qui vous parlez ?
— Oui, je le sais; vous êtes Son Excellence le comte
C... , mais quand vous seriez plus encore, vous êtes un
homme cruel. Je mets toute ma confiance en Dieu, l'em-
pereur et ma bonne cause. »
Il la suivit jusqu à la porte, lui parlant très-haut et d'un
ton courroucé. En vain la malheureuse enfant se pré-
senta tour à tour chez tous les ministres : les plus hu-
mains d'entre eux se contentèrent de lui parler avec poli-'
tesse^ personne ne voulut se charger de prendre son
parti et de plaider sa cause auprès de l'autocrate. Elle
sema les roubles ; elle assiéga de ses supplications les offi-
ciers subalternes du palais; elle alla se placer sur le pas-
sage de l'empereur , à la porte des théâtres , sur les grande^
routes, dans les jardins publics : peines inutiles; on la
repoussait à coups de crosse de fusil, et les mains qui
avaient reçu son argent ne daignaient pas même lui prêter
secours. Ainsi se passèrent plus de six semaines; elle es-
pérait tous les matins et se désespérait tous les soirs. Me-
nacée par la police , méprisée des subalternes , elle ne
pouvait plus même se présenter chez les ministres, car ils
l'avaient fait consigner à leur porte. Ce fut alors que la
Providence lui envova une amie et une prolectrice dé-
vouée. La comtesse Elise (je ne me souviens plus de son
350 DÉVOUEMENT ET DOULEUR.
nom de famille, et je regrette bien que ce nom d'une femme
de cœur ne se retrouve pas sous ma plume) avait pris in-
térêt à la jeune Allemande. Un jour , elle vit rentrer sa
protégée, accablée de chagrin et fondant en larmes.
« Consolez-vous, lui dit-elle, et prenez courage! Je ne
puis présenter moi-même votre pétition , je ne l'ose pas.
On m'enverrait peut-être en Sibérie, ou tout au moins
on me bannirait de la cour. Mais tout ce que je puis faire,
je le ferai. Je vous prêterai mon équipage et mes domes-
tiques , vous prendrez une de mes robes , j'obtiendrai une
audience en mon nom , et je vous procurerai ainsi le
moyen de parler à l'empereur. Le reste dépendra de vous.
Quand vous serez devant lui, ce sera votre affaire. Ac-
ceptez-vous? vous hasarderez-YOus ainsi ? m
J'interrompis la jeune personne pour lui demander
quelle avait été sa réponse.
« Répondre? oh! je ne le pouvais pas. Je me jetai à
ses pieds et je baisai le bas de sa robe.
— Mais n'eu tes- vous pas peur de compromettre votre
amie, cette généreuse comtesse?
— J'avoue que cette idée ne me vint pas à l'esprit. Je
n'avais qu'une pensée : je voulais obtenir la grâce de mon
frère-, j'y étais résolue, tout le reste n'était rien pour
moi. J'aurais sacrifié ma vie, peut-être même celle
d'un ; autre que Dieu veuille me pardonner ! Dès le lende-
main, ce plan s'exécuta. Trois coureurs galonnés pré-
cédaient le brillant carrosse de la comtesse 5 deux chas-
seurs étaient montés derrière. On annonça la comtesse
Élise qui demandait , comme grâce spéciale , une au-
dience particulière à Sa Majesté. Les deux battans des
portes dorées s'ouvrirent devant moi, l'empereur s'avança
d'un air galant et empressé pour me donner la main; mais
loul-à-coup reculant de deux pas...
DÉVOUEMENT ET DOULEUR. 351
« Et qu'éprouviez-vous alors? lui dis-je en rinterrom-
pant, le cœur devait vous manquer?
— Non, certes , il battait plus fort et plus vite. Je
m'élançai, je tombai à ses genoux 5 je joignis les mains et
je m'écriai : « Pardon , pardon , Majesté Impériale !
— Qui ètes-vous , me demanda-t-il tout ému , et que
puis-je faire pour vous ? »
» Il parlait doucement, plus doucement que tous ses mi-
nistres 5 tant d'espérances, tant de craintes se pressaient
dans mon ame que mes pleurs jaillirent malgré moi.
« Que Votre Majesté Impériale me pardonne; je ne
suis pas la comtesse Élise , je ne suis que la sœur du mal-
heureux Henri Ambos , condamné injustement. Oh !
pardon , pardon , voici les papiers , les preuves. 0 Majesté
Impériale , grâce pour mon pauvre frère ! »
» D'une main , je présentai la pétition et les papiers 5 de
l'autre, je saisis le pan de son habit que je pressai contre
mes lèvres. «Levez-vous, levez-vous, me disait-il, »
mais je ne voulais pas me lever avant qu'il n'eut pris
les papiers que je tenais à la main. Mon émotion l'avait
gagné. Enfin , il saisit la pétition et répéta : « Je veux que
vous vous leviez , mademoiselle , je le veux. » Je pris sa
main que je baisai en disant : « Je supplie Votre Majesté
de lire ce papier. — Je vais le lire, répondit-il. » Alors
je restai debout, immobile, l'œil fixé sur lui, examinant
tous ses mouvemens et tous ses gestes avec l'attention
la plus ardente. Il parut surpris , sa physionomie changea
deux ou trois fois. « Est-il possible? s'écria-t-il, mais c'est
affreux! » Quand il eut fini , il replia le papier; et, sans
autre question , sans autre observation : « Mademoiselle,
dit-il , votre frère a sa grâce. »
» Ce peu de mots vibra jusqu'au fond de mon être, et je
'■i->2 DEVOUEMENT ET DOULEUR.
ne pourrais me rappeler aujourd'hui de quelles expressions
je me servis pour remercier l'empereur :
« Yolre Majesté Impériale est un Dieu sur la terre, lui
dis-je à peu près ; est-il bien vrai que mon frère ait sa
grâce ! Vos ministres n'ont jamais voulu me laisser vous
approcher; et même je tremble maintenant...
— Ne tremblez pas, n'ayez pas peur; vous avez ma
promesse. »
)) Il me pi'itpar la main, me releva, me conduisit jus-
qu'à la porte ; j'essavai de le remercier , la voix m<^
man((uait, il me tendit sa main que je pressai sur mes
lèvres. Oh! oui, c'est un homme excellent que l'empe-
reur, mais il ne sait pas combien ses ministres sont cruels,
tout le mal qu ils (ont. »
J'ai cherché à reproduire cette scène telle que l'hé-
roïne me la racojila. Le mouvement dramatique qu'elle
y jetait, la voix de l'empereur qu'elle imitait, ses alti-
tudes variées , la vivacité de son action et de ses paroles,
me causèrent une émotion plus vive que celle de toul('>
les représentations dramatiques dont j'ai été témoin.
A son retour , elle reçut les (elicitalions do sa hienrai-
trice et du pasteur, qui lui conseillèrent de ne révéler à
personne son audience avec l'empereur. Au premier élan
de sa joie succéda un abattement profond ; elle se rappela
tous les obstacles quelle avait du vaincre, elle craignait
encore quelque nouveau malheur. Tant que le désir du suc-
cès l'avait soutenue, elle s'était sentie animée d'une force
surnaturelle. Parvenue au but de sa course, son énergie
saÛaissa, ses longues fatigues pesèrent sur elle de tout
leur poids, et une fièvre nerveuse la força à garder le lit.
(Juaire jours après son entrevue avec l'empereur, eUe
riait occupée à lire dans son lil ; la nuit ('lail close, sa
DKVoriMIM 11 l'ULI-Iili!. 303
bouyie brûlait auprès d'elle , elle leva les yeux ^ à l'extré-
raité opposée de sa cbambrc, son frère ou l ima^^e de son
frère se tenait debout, u Mon Dieu! Henri, s'écria-t-elle,
est-ce donc vous ? » Le fantôme ne répondit pas, mais s'ap-
procha lentement , d'un air {^rave, et fixant sur sa sœur
un œil mélancolique, il resta quelque lems debout auprès
du lit. Saisie de terreur, elle ne bougeait pas. Enfin, par
un effort violent, sa langue se délia et elle réussit à ap-
peler la fille de l'hôtesse qui couchait à côté. Louise, c'est
ainsi que s'appelait cette dernière , accourut et le fantôme
s'évanouit.
« Un froid mortel m'avail saisi le cœur, me disait
INI*''' Ambos. Oui, me répétai-je à moi-même, mon pau-
vre Henri est mort, et Dieu lui a permis de venir me
voir. Cette idée me poursuivit toute la nuit et tout le
jour suivant. Mais le surlendemain , c'était un lundi, un
laquais portant la livrée de l'empereur frappa k la porte
de mon hôtel, et me remit la grâce de mon frère signée ,
scellée et paraphée. Oh ! quelle joie , madame , quelle
joie ! j'oubliai tout. Le ministre qui m'avait si maltraitée
et si mal reçue me fit offrir d'envoyer en Sibérie cher-
cher mon frère , afin de m'épargner les frais et les fati/'^ues
du voyage. Je refusai, je ne voulais pas que ce précieux
papier qui contenait tout mon bonheur se trouvât en
d'autres mains que les miennes. J'avais bien résolu de le
porter moi-même. C'était à moi, et à moi seule , de briser
ces chaînes qui mavaient fait tant de mal, et dont le
poids oppressait tant mon cœur.
» Je terminai bien vite tous mes préparatifs et je partis
pour Moscou. J'y arrivai en trois jours; la ville dans la-
quelle mon pauvre frère se trouvait exilé était située à
neuf mille verstes au-delà de Moscou , ei la forteresse
destinée à renfermer les malfaiteurs plus loin encore. Je
XI. 23
35-4 DÉVOUEMENT ET DOULEUR.
ne suis pas forte en géographie, et je ne puis vous indi-
quer avec exaclilude la situation de cette ville ; tout ce
dont je me souviens, c'est que je voyageai en poste pen-
dant sept nuits et sept jours, dormant dans la voiture ^
après quoi, épuisée de fatigue , je me reposai deux jours
et recommençai mon vovage qui dura sept autres jours
et sept autres nuits.
— Seule ?
— Seule , et sans autre protection (jue quelques mots
de recommandation que j'avais emportés de Saint-Péters-
bourg. Les routes étaient excellentes , les maisons de poste
situées à des distances régulières : nous voyagions rapi-
dement. Mais point de maisons sur la route , point d'au-
berge. Le pain qu'on nous offrait ressemblait à de la suie
détrempée dans de la graisse et durci ensuite. Je n'osais
y toucher , la nausée s'emparait de moi. Oh ! quelles
sensations , madame, que celles que j'éprouvais pendant
que nos chevaux lartares m'emportaient, rapides comme le
vent, à travers ces vastes, silencieuses et solitaires plaines,
qui semblaient n'avoir pas de bornes ! La tèle me tournait.
Je ne crovais plus à la réalité de tout ce qui m'arrivait.
A tant de centaines de lieues de ma famille, seule au mi-
lieu des déserts , quand je m'éveillais au milieu de la nuit
et que je cherchais à savoir où j'étais, j'avais peine à
rallier mes pensées. Oui , le souvenir de ce voyage me
fait encore frissonner. Deux ou trois fois de médians
hommes m'arrêtèrent, mais je savais me défendre, et mes
gestes , ma voix , mon attitude prouvaient une résolution
devant laquelle ils reculèrent. Au milieu de tant de fati-
gues et de dangers, l'espoir de revoir mon frère et la cer-
titude de lui a[)porter sa grâce me soutenaient et me ren-
daient tous les sacrifices faciles et légers. »
Ce fui dans les premiers jours du mois d'aoï'it qjie la
UÉVOIEMKNT ET OOULKUR. 355
courageuse jeune fille aperçut enfin la citadelle qui ser-
vait de ])rison à son frère. On la conduisit au gouverneur
qui la reçut poliment. Quand elle lui présenta la grâce
d'Henri, sa main tremblait d'une impatience et d'une
joie qu'elle ne pouvait réprimer , qu'elle pouvait à peine
supporter. L'officier déplia lentement le papier et passa
plus de cinq minutes à le lire^ il ne contenait que six
lignes. Son air était grave et presque sombre. Enfin, il
murmura les mots suivans :
« J'en suis désolé, mademoiselle, mais le jeune homme
désigné dans ce papier, Henri Ambos , est mort. »
Pauvre sœur ! elle tomba de son long sur la terre. Nous
vovagions la nuit lorsque M''" Ambos s'arrêta au milieu
de son récit. Elle fut quelque tems avant de se remettre.
Les larmes la suffoquaient; elle se tordait les mains avec-
désespoir ; enfin , elle s'écria :
« Ah ! bon Dieu ! quelle horrible destinée fut la mienne !
aller si loin et faire tant de démarches pour ne trouver son
frère que dans le tombeau ! C'est horrible , répéta-t-elle
plusieurs fois. »
Le malheureux jeune homme était mort une année au-
paravant^ comme il avait les fers aux pieds, un de ses
fers lui avait blessé la jambe , et cette plaie négligée s'é-
tait changée en ulcère. Après six semaines de souffrances^
la mort vint à son secours. Qu'on imagine ce qu'il avait
dû souffrir, ce jeune homme d'une éducation distinguée,
et qui , pendant cinq ans , à la fleur de l'âge , confondu
avec les plus vils malfaiteurs , avait brisé les pierres et fait
des travaux de terrassement sur les grandes routes de Si-
bérie. Qui que vous soyez , lecteur , si vous avez ame
d'homme, je vous vois, vous frémissez de colère; vous
jetez là mon livre ; vous parcourez votre chambre à grands
pas. Remettez-vous, j'ai peu de chose à vous dire encore.
356 DKVOIIMIXT ET nOLLELK.
La pauvre enfant reprit la route de Saint-Pétersbourg.
A peine arrivée, elle tomba malade; tout le monde s'inté-
ressait à elle. Le bruit de son béroïsme et de son mal-
heur s'était répandu ; les premiers noms de l'aristocratie
russe vinrent s'écrire cbez le concierge de son hôtel.
L'empereur et T impératrice lui envovèrent des cadeaux
magnifiques, entre autres, ces pelisses, ces fourrures et
ces diamans qui avaient attiré mon attention. L'empereur
manifesta le désir de la voir; il lui adressa des paroles de
bienveillance.
«Hélas! s'écriait la jeune fille en me racontant tout
cela , ni lui ni l'impératrice ne pouvaient me rendre
mon frère. J'avais écrit à ma famille, mais sans oser lui
dire toute la cruelle vérité , je n'avais pas le courage de
porter à ma vieille mère ce coup mortel. Maintenant,
madame , quelle douleur c'est pour moi de revenir auprès
d'elle et d'avoir à remplir un devoir si cruel! Il va falloir
lui dire la vérité que je n'ai pas osé lui écrire.
» Vous croyez connaître toute mon histoire , hélas !
non , madame ; ce qui me reste à vous apprendre est plus
affreux encore que ce que vous savez. Je quittai Saint-
Pétersbourg en octobre , et je me rendis à Riga où tous
ceux qui avaient connu Henri m'accueillirent avec bonté ;
il me restait encore quelque chose à faire. Je m'étais
promis de voir celle à laquelle mon pauvre frère de-
vait tous ses malheurs , de lui parler . de lui reprocher
son ingratitude et sa lâcheté. C'était comme un besoin
pour moi. Il me semblait que Henii serait vengé, et
que moi-même j'allégerais le poids de la douleur in-
supportable qui m'accablait. Mes amis me dissuadèrent,
prétendant que ce serait inutile et presque odieux. C'é-
tait, disaient- ils, une action peu chrétienne; qui ne
servirait à rien , et il fallait pardonner. J'obéis. Jequit-
DÊVOLli.ML.XT ET UOLLIibU. 357
tai Riga el nranclai à Poyer , sur la fronlièie prussienne,
où les douaniers examinèrent mon baga^je. « Quoi !
s'écria le chef des douaniers en lisant mon nom inscrit
sur mes malles, vous seriez M"* Ambos , la sœur du
professeur , mon intime ami ! » Et le pauvre bomme
pleurait, el le lutscher (conducteur), qui connaissait
notre histoire , imitait le douanier. Je lui dis que le seul
service qu'il pût me rendre était de me faire expédier à la
hâte, car il me restait à peine , après ce long voyage , de
quoi retourner dans ma famille. En effet , giàce à cet
oflScier, nous partîmes deux heures plus tôt. Au relais sui-
vant, le kutscher, qui s'était arrêté pour faire rafraîchir
ses chevaux , vit une calèche passer et me dit : « Made-
moiselle , vous n'avez pas remarqué les personnes qui se
trouvaient dans cette voiture qui vient de nous croiser ?
C'étaient la fiancée de votre frère, la juive , son frère et
sa belle-sœur ! )> Imaginez ma surprise : il me semblait
que la Providence me l'envoyait. Je savais qu'elle serait
forcée de s'arréîer à la douane. J'ordonnai au kutscher
de tourner bride , et je lui promis quelques florins de ré-
compense si nous atteignions la calèche. Les chevaux vo-
lèrent comme le vent. A peu de distance de la douane,
j'aperçus leur équipage; mon cœur battait avec force,
mais non de crainte.
» Je m'approchai de la calèche où se trouvaient deux
dames. « N'éles-vous pas Emilie S..., demandai -je à
l'une d'elles? » Je crois que mon air résolu, mes lèvres
pâles et tremblantes, mon œil fixe durent les épouvanter.
« Oui , répondit celle à qui je m'adressais j que me
voulez-vous et qui étes-vous.^
— Je suis la sœur d'Henri Ambos, que vous avez as-
sassiné I »
» Elle poussa un cri, les officiers de la douane accou-
358 DÉVOL'EMEXT tT DOULEUR,
Furent pour la secourir; mais je tenais la portière de lu
calèche. « Je ne suis venue pour vous faire aucun mal,
lui dis-je : vous êtes la meurtrière de mon frère ; il vous
aimait , vous l'avez tué 5 que Dieu vous punisse pour cela !
soyez malheureuse jusqu'à la fin de votre vie! »
» En prononçant cette malédiction, je m'évanouis et on
m'emporta. Quand je recouvrai l'usage de mes sens , tout
avait disparu; je me trouvais sur la route de Berlin. »
Tel fut le récit de cette intéressante jeune fille qui, en
arrivant à Mayence avec moi , me montra la grâce de son
frère qu'elle avait conservée , une lettre de la comtesse
Elise et tous les papiers relatifs à cette affaire, papiers
qui prouvaient la vérité de sa narration jusque dans les
moindres détails.
Le lendemain matin il fallut nous quitter : je descen-
dais le Rhin, et elle allaita Deu\-Ponts où elle espérait ar-
river deux jours plus tard. Le soir, je lui dis que je serais
obligée de partir à six heures du matin.
« Vous avez pris intérêt à moi et à mon frère , me dit-
elle, je ne veux pas encore vous dire adieu. Je m'éveille-
rai demain pour vous voir partir. » Elle tombait de fa-
tigue, car elle avait fait toute la route sans dormir de
Berlin à Mayence. Un corridor très-étroit séparait nos
deux chambres ; elle laissa la porte de la sienne entr'ou-
verte , afin de pouvoir entendre le bruit que l'on ferait à
mon départ. L'aube reparut : tout était prêt, et elle ne se
montrait pas; j'entrai chez elle, elle dormait d'un som-
meil profond et calme, sa belle tête blonde appuyée sur
un de ses bras. Jamais je ne vis plus belle créature; je la
contemplai pendant quelques minutes avec admiration ,
je ne voulus pas éveiller la noble héroïne ; je baisai son
liont candide cl je parlis.
NOUVELLES DES SCIENCES,
DK LA l.niliKATURL, DES lîEALX-AKTS , DU COMMERCE, DES AUTS
INDUSTRIELS, DE l' AGRICULTURE , ETC.
ci«;nc«.*i v^aturdUs.
Découverles récentes du docteur Faraday dans l'é-
tude des phénomènes électriques. — Ce savant profes-
seur , dans le cours de ses recherches sur une loi pjénéralc
et importante de l'^^tion électro-chimique, dans lesquelles
il était obligé de mesurer exactement la quantité de gaz
fournie par la décomposition de l'eau et de quelques au-
tres substances , a été conduit à Tobservalion d'un fait
curieux qui , jusqu'alors , n'avait point été noté et dont
la connaissance, s'il l'avait acquise plus tôt, lui aurait fait
éviter un grand nombre d'erreurs et de méprises qu'il a
reconnu depuis avoir commises dans la conclusion qu'il
a tirée de ses premières expériences. Ce phénomène , à la
découverte duquel il attache une grande importance ,
c'est la recombinaison des élémens de l'eau , qui aupara-
vant avaient été séparés par l'action de la pile vol laï-
que, lorsqu'ils sont laissés en contact avec les fils ou
les plaques de platine qui ont servi de pôles; car , dans
ces circonstances , on remarque que les gaz diminuent
graduellement de volume, que l'eau se forme de nouveau,
et même qu'à la fin tous les gaz disparaissent.
Ce n'était pas assez d'avoir mis le fait de la recombi-
naison des gaz hors de doute . il fallait encore en chercher
la cause qui ne pouvait pas cire l'aclion galvanique, puis-
3G() XULVELLKS uns SC1E.\(.1:S ,
([ue celte reproduction de l'eau se faisait après qu'elle
avait complètement cessé. D'abord, M. Faradav constata
que la réunion des élémens de l'eau était principalement
due à l'action du morceau de platine qui avait servi de
pôle positif; ensuite il remarqua que le même morceau
de platine produirait un effet semblable sur tout autre
mélange des ^az oxy{^ène et hydrogène, quel que fut le
moyen chimique que l'on eut employé pour les obtenir.
Plus tard il découvrit, à l'aide de nouvelles recherches .
(|ue le platine qui avait servi de pôle négatif pouvait
produire le même effet; enfin, il reconnut que la seule
condition indispensable pour que le platine puisse pos-
séder cette propriété , c'est qu'il soit parfaitement clair, et
que les moyens mécanic[ues ordinaires de le nettoyer peu-
vent suffire pour l'adoucir, sans que l'on soit obligé d'avoir
recours à l'action d'une batterie. Des plaques de platine
nettoyées avec un bouchon , un peu d émeri et de l'eau ,
ou de l'acide sulfurique étendu, jouissent de propriétés
Irès-actives ; mais celles dont l'action a été le plus énergi-
que sont celles qui , après avoir été chauffées dans une
forte solution d'alcali causlifjue , sont plongées d'abord
dans l'eau pour enlever l'alcali, et ensuite dans de l'huile
tie vitriol bien chaude ; après quoi on les laisse pendant
dix ou quinze minutes dans l'eau distillée. Ainsi pré-
[)arées , les plaques de platine, placées dans des tubes
(jui contiennent un mélange des gaz hydrogène et oxy-
.;>ène , déterminent la combinaison graduelle de ces élé-
mens. Au commencement , Teirel est lent , mais il devient
plus rapide par degrés, et la chaleur ])roduite par cette
combinaison est si élevée qu'elle détermine souvent l'igni-
iion et l'explosion.
M. Faradav classe ce plu'uomène dans la même catégo-
rie de ceux découvei Is j)ar Davv dans le platine brillant :
DU CO.M.MERCE , DE LIXDLSTUIE , ETC. o6i
par Dobreiner dans le platine spongieux, lorsqu'il agit sur
un jet d'hydrogène à l'air atmosphérique ; enfin, il le rap-
proche de ceux que MM. Dulong et Thénard ont constaté
par de nombreuses et curieuses expériences. En cherchant
à se rendre compte de ces effets remarquables , il a émis
quelques idées nouvelles sur l'élasticité d'une masse de
substances gazeuses entourée de surfaces solides. Il re-
garde l'élasticité des gaz comme dépendant de l'action
mutuelle des particules , surtout de celles qui sont conti-
guës les unes aux autres ; mais cette réciprocité d'action
ou de répulsion , si l'on veut , n'existe plus sur les cotés
extérieurs des particules qui sont en contact avec la sub-
stance solide. Raisonnant ensuite sur le principe établi
par Dalton, que les particules des difFérens gaz sont in-
différentes les unes aux autres, il en conclut que les molé-
cules d'un gaz ou d'un mélange de gaz qui sont le plus rap-
prochées du platine ou de tout autre corps solide d'une na-
ture chimique différente de la leur, touchent la surface de
ce corps par un contact aussi rapproché que celui par le-
quel les molécules d'un corps solide ou liquide se touchent
entre elles. Cette proximité des molécules, combinée avec
l'attraction directe qu'exerce le platine ou tout autre corps
solide sur les particules gazeuses, sufi&t , d'après lui , pour
rendre efficace l'affinité qu'ont entre elles les molécules
d'oxygène et d'hydrogène ^ car, en effet, ces conditions
équivalent à une élévation de température ou aux autres
circonstances que l'on sait être capables d'augmenter la
force des affinités qui sont inhérentes à ces substances
elles-mêmes.
Il est cependant quelques circonstances qui s'opposent à
l'action du platine et que M. Faraday a constatées par
une foule d'expériences extrêmement curieuses. Ainsi ,
362 NOUVELLES DES SCIENCES,
de petites quantités d'oxyde de carbone ou gaz olé-
fiant , mêlées aux (^az oxyjjène et hydrogène , empê-
chent totalement l'effet que nous venons d'indiquer ;
tandis que de grandes quantités d'acide carbonique ou
de gaz oxyde nitreux n'y mettent aucun obstacle-, et il est
remarquable que les premiers de ces gaz n'empêchent
l'action des plaques de platine que tant qu'elles sont en
contact avec elles ^ car si on retire les plaques de ce mé-
lange et qu'on les mette avec de l'oxygène et de l'hydro-
gène purs, ces élémens se combineront nécessairement.
Abcdsscinent du nweau de la Baltique. — Depuis
long-tems leshabilansdei bords de la mer Balticjue avaient
observé que le niveau des eaux semblait s'abaisser in-
sensiblement, et laisser à découvert une grande portion
des terres sur la côte. Les observations que l'on vient de
faire {)endant les vingt dernières années ont pleinement
justifié cette supposition. D'après les anciens naturalistes,
il parait que ce phénomène est surtout très-remarquable
dans les contrées les plus voisines du pôle nord. On peut
citer à l'appui de cette assertion les lacs du Danemarck ,
qui, pour la plupart, sont aujourd'hui à sec ; la Suède et la
Norwége qui formaient une ile, il y a deux mille cinq
cents ans; la ville de Pitea qui, dans l'espace de qua-
rante-cinq ans, s'est trouvée à deux milles de la mer , et
(^ellcde Loulca qui en est aujourd'hui à un mille; le vieux
port de Lodisa , situé à qualie milles de la mer, et celui
de Vesterwich à deux. Lorsque Toiiu'o (ut bâtie, les vais-
seaux (lu plus linl l()nnap,(' ciitraieiil dans son poil ; à
DU COMMERCE , DE l' INDUSTRIE , ETC. .'Uî.'i
l'iieure qu'il est, cetle ville se trouve au milieu de la Pé-
ninsule. Il n'a fallu que quelques années pour unir les
îles (le Errgsoe, Caroe, Apsoe et Testeroe qui étaient sé-
parées l'une de l'autre par les mers.
C'est en combinant ces faits avec une foule d'autres
observations que Gelse et Linnée calculèrent dans quel
rapport s'abaissaient les eaux de la Baltique. D'après leurs
supputations , il paraîtrait que le niveau des eaux des-
cend de quatre pouces par siècle. En admettant cette
théorie , et en poursuivant la progression arithmétique ,
il résulterait que le bassin de cette mer sera à sec dans
deux mille ans. Il ne faut pas cependant ajouter une foi
aveugle aux supputations des savans que nous venons
de citer, car, d'après de nouvelles observations, on a dû
réduire le chiffre qui exprimait la retraite des eaux. Les
savans modernes n'ont pas entièrement adopté cette opi-
nion, parce qu'ils pensent généralement que le fond de la
mer dans l'hémisphère septentrional s'est déprimé d'un
degré , et que dès lors le niveau de l'eau ne s'est pas
abaissé.
Quoi qu'il en soit, il est difficile de décider jus-
qu'à présent laquelle de ces deux opinions est la plus
plausible 5 ce qu'il y a d'incontestable, c'est que les eaux
de la Baltique se retirent de jour en jour ; que le lit des
lacs et des rivières de cette contrée se rétrécit sans cesse ,
et que les ports se comblent , en sorte que tôt ou tard
les villes établies sur les bords de cette mer seront obligées
de creuser des canaux , ou d'établir des chemins de fer
jusqu'à la mer, si elles veulent maintenir leur commerce
maritime au même degré de prospérité où il se trouve
maintenant.
;{61 XOLViiLLL^s DES SCIENCES,
Description poétique de Londres par un Mandarin
chinois. — Les Chinois aiment la poésie avec passion et
composent des poèmes sur tout et à propos de tout. His-
toire, chronologie, philosophie, religion , morale , juris-
j)rudence, agriculture , heaux-arts, chez eux tout est du
ressort du poète. Il existe un poème chinois très-estimé
sur la manière de préparer , de faire cuire et de manger
le bœuf. En Chine , personne ne se croit dispensé d'ap-
prendre les règles de l'art poétique ^ quelle que soit la pro-
fession d'un Chinois, avant tout il est poète; aussi, depuis
le mandarin lettré jusqu'au pécheur qui jette ses filets
dans \e fleuue bleu , chacun prête une oreille attentive au
moindre récit animé par le rhythme et les images.
Parmi le grand nombre de pièces de vers que le savant
John Francis Davis a recueillies dans un Essai sur la poésie
danoise , recueil qui a été publié récemment dans le
deuxième volume des Transactions de la Société roj^ale
Asiatique , nous avons choisi un petit poème sur Londres,
spécimen assez bizarre qui nous a paru, plus que tout
autre , devoir piquer la curiosité de nos lecteurs.
L'auteur de l'ouvrage que nous allons traduire est un
h onime érudit et qui occupe un rang distingué àPékin-, c'est
à Londres même où il s'était rendu en 1813, pour accom-
pagner un des lords-commissaires de la Compagnie des
Indes , qu'il a puisé tous les faits qui lui ont servi à
composer son poème. En 1817, la Revue Trimestrielle y
étonnée d'entendre célébrer la caj)itale de la Grande-
Bretagne dans les contrées les plus éloignées de l'Asie ,
rinnonça en peu de mots l'appaiilion de cet ouvrage;
DU COMMV.liCE, DE L INUlSTlilK, KTC. JÎG.'V
mais M. Davis esl le premier qui ait eu l'heureuse idée
de nous en donner la traduction entière à la suite du
texte orijjinal. Le poème a pour titre : Dix Stances sur
Londres , et contient une description fort simple de cette
capitale. Les stances sont régulières, tous les vers ont
la même mesure et sont coupés par les mêmes repos. On
y remarque quelques erreurs, de fausses déductions et
des faits exagérés. Nous avons souligné tout ce qui nous
a paru s'éloigner un peu trop de la vérité.
Bien loin , au milieu de l'Océau , vers le nord-ouest , s'é-
lève une île puissante habitée par un peuple nombreux ; c'est
l'Angleterre. Le climat de ce pays est très-rigoureux . Fm hau-
teur des maisons est si prodigieuse , que le sommet des toits se
perd dans les nues et touche jusqu'aux astres. Les Anglais sont
religieux , ils aiment les céiémonies de leur culte et ont ie plus
grand respect pour ceuv qui se nourrissent de la lecture des licres
sacrés. Ils portent tous en naissant une haine i/iplacable contre
la France ; jamais ces deux nations n ont fait entre elles suspen-
sion d'armes.
II.
A voir les montagnes fertiles de l'Angleterre et les richesses
qui couvrent leurs sommets , vous croiriez apercevoir les sour-
cils arques d'mie jeune beauté. La nature a été prodigue en-
vers les femmes de cette nation , elle les a favorisées de ce
qu'elle a de plus parfait ; aussi , exercent-elles sur les hommes
une influence sans bornes, et sont-elles partout traitées avec la
plui grande considération. Les joues des jeimes filles sont
toujours fraîches comme la fleur nouvellement éclose ; leur
figure est plus belle qu'une blanche perle. Les maris aiment
leurs femmes, les femmes aiment leurs mai'is : ils vivent tous en-
semble jusqu'au déclin de l'cige dans l'harmonie la plus par-
fifife.
30G XOUVKLLES DES SCIENCES ,
III.
J'aime , par une belle soirée d'été , confoudu dans les
groupes nombreux des promeneurs, à visiter les hameaux et les
jardins qui embellissent les dehors de la ville ; je cueille une
fleur dans la prairie où les chevaux paissent en liberté; je fran-
chis l'enclos où bondissent les bestiaux. Ici , le laborieux
moissonneur ramasse en chantant la gerbe jatmissante , tan-
dis que l'oisif, errant çà et là, cueille des fleurs, et incite le
passant à se retirer pour é^^iter l'atteinte des brouillards.
Vient ensuite la qualrième stance , que nous nous dis-
pensons de reproduire: elle est consacrée à la description
de nos théâtres. Le poète fait remarquer à ses lecteurs que
les portes du théâtre de Londres sont fermées pendant le
jour, et que ce n'est que la nuit que l'on y donne des re-
présentations. Cette réflexion , qui pour nous serait fort
insipide, est cependant bien à sa place, car l'on sait qu'en
Chine les représentations scéniques n'ont lieu que pen-
dant le jour. L'auteur continue ainsi :
\.
Sur ces rives fortunées coule un fleuve ti-anquille, ti'aversé
dans sa largeur par trois ponts admirables ; là-bas , sous les
arches inunenses s'avancent les vaisseaux à pleines voiles, tan-
dis (ju' au-dessus et non loin des nuages se trouve le chemin que
suivent les hommes et les chevaux. Du soin des eaux s'élèvent
des niasses énormes de pierre qui coupent le cours du fleuve
et semblent l'encaisser comme dans neuf canaux difl"érens ; je
ne saurais comparer tous ces ponts qu'à celui de Loyang , le
plus grand , le plus élevé et le plus beau de noU"e empire.
YI.
C'est mie contrée riche , ti'ès-peuplée et bien surprenante
que l'Angleterre. Nulle part on ne trouverait des manufactures
aussi vastes , des ouvriers plus habiles. La résidence des rois
est noble et majestueuse, el souvent des arbres de haute-fu-
DU COMMEKCE, DK I.'lXDL STIUE , KTC. 367
taie ombragent la façade des maisons des simples particuliers.
Les jeunes gens qui appartiennent à la noblesse ne se promè-
nent jamais qu'à cheval ou en voilure ; et les femmes qui
veulent plaire se parent de vètemens dé soie
VII.
Chaque maison compte plusieurs étages; c'est partout le
cachet de la grandeur et de la magnificence ; l'enti'ée est fer-
mée par une barrière de fer ; l'eau jaillit à volonté dés murs
de chaque édifice. Les appartemens sont décorés de riches
étoffes aux couleurs chatoyantes , et l'on peut admirer par
dehors , à travers les glaces des fenêtres , le reflet éclatant
des tapisseries. A voir toutes ces maisons réunies les unes aux
autres , se prolonger à perte de vue , on dirait une perspective
d'optique ou un tableau de féerie.
VIII.
A Londres , pendant le neuvième mois de l'année , chacun
fait son petit voyage ; les mis changent de demeure et fixent
pour quelque tems leur résidence à la campagne , tandis que
les autres visitent leurs amis dans leurs retraites champêtres.
Depuis le matin jusqu'au soir on entend le bruit monotone
des voitm-es qui roulent et des chevaux qui courent. En au-
tomne , le prix des denrées diminue , la plupart des habitations
sont abandonnées ; c'est alors que les maisons sont réparées ,
restaurées ou embellies.
IX.
Les rues sont spacieuses , unies, bien pavées, et s'entrecou-
pent les unes les autres à certaines distances ; chacun des côtés
est destiné aux piétons ; dans le milieu circulent les cuimliers et
les toitures . Au fracas des voitures et des chevaux se mêle en-
core le cri des marchands et des chanteurs ainsi que le mar-
teau de l'ouvrier. L'hiver , le chemin est encombré de mon-
ceaux de neige , et la nuit mille lampes suspendues dans les
airsj et qui semblent le disputer en éclat aux étoiles du firmament,
éclairent les pas incertains de l'étranger.
368 XOUVEI.LES DKS SCIENCES ,
X.
Quoique la rigueur du climat n'y permette pas la culture du
riz, l'Angleterre n'est jamais exposée aux ravages delà famine.
Les Anglais prennent d'assez bon thé qu'ils marient avec de
la crème , et mangent en même tems du pain de froment re-
couvert de tranches de lard ; c'est vraiment un peuple fort
singulier que les Anglais. Leurs mets sont très-recherchés;
ils les servent sur des plats d'argent, et ne boivent le vin que
dans des vases de cristal très-pur. A table on obseive les plus
strictes contenances et on ne se présente jamais à un festin qu'a-
près avoir changé de vétemens !
Comme on le voit, Tauleur du poème ne s'est atta-
ché qu'à décrire les objets qui ont frappé directement
ses yeux- il lui eût été difficile, en effet, de pousser plus
loin ses investigations, puisque n'ayant aucune teinture
de noire langue, il ne pouvait saisir, ni la nature de
nos institutions , ni les rapports qui les lient entre elles ;
d'ailleurs, tout ce qui eût pu l'intéresser davantage était au-
dessus de sa portée. Les erreurs palpables dans lesquelles
est tombé le narrateur oriental doivent servir à nous met-
Ire en garde contre les relations des vovageurs eiu'opéens
qui, sans aucune connaissance de la langue et des insti-
tutions de la Chine , ont publié le récit de leurs voyages
dans cette contrée. Sans doute ^ ils ont décrit avec vérité,
souvent avec emphase, tout ce qui a frappé leurs sens,
mais ils n'ont pu que nous donner des notices très-inexactes
sur les mœurs, les coutumes, les lois, la religion et \c
caractère moral de riiabilant du Céleste Empire.
Les expressions hvporboliqucs, les métaphores outrées
dont s'est quelquefois servi le poète en donnant la des-
cription de certains objets (|ui avaient stimulé son en-
thousiasme, nous portent à croire ({u'il n'en avait jamais
vu de semblables dans sa j)alrio. In Italien, un Fran-
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE, ETC. 309
rais, un Allemand, seraient-ils donc si étonnés de la
hauteur prodigieuse des maisons de Londres , et s'é-
crieraient-ils comme lui : que le sommet des toits se
perd dans les nues et touche jusqiiaux astres. Le poète
confirme par celle exagération le récit de nos voyageurs
qui , en général , s'accordent à dire que les maisons de
la Chine sont extrêmement basses-, mais l'emphase avec
laquelle il décrit les ponts qui existaient alors sur la Ta-
mise (àl'époque où l'auteur écrivait, les ponts de 5oufA-
ivarJi , de Jf'aterloo et de New-London n'avaient pas en-
core été élevés ) peut aussi faire soupçonner les mission-
naires d'exagération, lorsqu'ils parlent de l'élévation, de
la majesté et de la solidité des ponts de marbre de la Chine.
Lorsqu'en 1813, l'auteur de ces vers était à Londres,
nos rues n'étaient encore éclairées qu'à l'huile, et cepen-
dant il a cru devoir comparer la chétive flamme de nos
tristes réverbères aux étoiles brillantes du Jirmament ;
exagération bien pardonnable à un poète voyageur ! Que
dirait-il aujourd'hui, s'il voyait briller les huit mille
becs de gaz qui projettent sur nos places et dans nos rues
une clarté si vive et dont l'éclat est égal à celui que pour-
rait donner la lumière de deux millions de chandelles (1) !
Ce qui parait avoir surtout attiré l'attention de no-
tre écrivain , c'est l'union de nos ménages et le res-
pect que nous avons pour les femmes. Observateur
candide , que ne poussait -il plus avant sa perquisi-
tion "? que n'assistait-il à quelques séances des assises?
que ne parcourait-il notre Bibliothèque des cnminal
(1) Cette appréciation appartient à Mac-Culloch ; il a calculé que
la quantité de gaz consumé chaque nuit à Londres est de 7.000,000
de pieds rubes.
XI. 24
370 NOUVELLES DES SCIENCES,
Conversations (!), ou nos lois sur le mariaoe et sur
l'aduhère , si rigoureusement interprétées par les doctors
conimons '. et il aurait vu que notre respect pour le beau
sexe ne s'étend pas très-loin. Il semble, au contraire, que
nous avons voulu enlever aux femmes toutes les f^iaranties
que la législation de Confucius accumule autour d'elles.
De simples vraisemblances , les dépositions d'un laquais ,
quelques visites trop assidues , suffisent pour priver une
Anglaise de la considération publique, et même de sa for-
tune : aussi quelques familles de l'aristocratie se fonl-
elles un devoir d'assurer leurs filles contre le cas possible
des erreurs de sentiment. Un capital leur est affecté en
propre , et ne peut être aliéné d'aucune manière. Heu-
reuse prévovance dont la fleur de notre noblesse a prouvé
l'utilité, mais qui ne s'étend pas jusqu'à la bourgeoisie,
où rien n'est plus commun que Fabandon complet des
femmes, par suite de la jalousie, de l'inconduite ou de la
vengeance de leurs maris. Et voilà cependant comme les
vovageurs prétendent nous initier aux mœurs , aux usages
des pavs qu'ils parcourent. Histoire, Vovages , Littéra-
ture, tout n'est-il pas à refaire ;'
archives de Venise(i). — De tous les auteurs nationaux
et étrangers qui , dans ces dernières années, ont décrit la
(1) Celte bibliothc'ciue se comiiose de quarante volumes iii-â", et
ne contient, comme oii fait , que le récit des adultères couiniis dans
les Trois-Royaumes.
(2) C/cst à M. Balbi . géographe el slalislicien distingué . et d<'puis
loug-tems l'un de nos collaborateurs, que nous (le\ons la roninuini-
catiou des docuniens qui composent cet arliele.
m- coMMi:ncr. , dk l'ixinsrr.iF. , etc. 371
ville de Venise, nous n'en connaissons aucun qui ail parlé
de ses Archives avec les détails que mérite ce magnifique
établissement. L'empereur d'Autriche qui, depuis plu-
sieurs années , consacre des sommes considérables pour
la restauration des principaux raonumens de cette ville ,
qui menaçaient ruine , pour l'entretien de ses nombreux
canaux , pour la réparation et le prolongement de la digue
connue sous le nom de Murazzi , vient encore récem-
ment de dépenser 500,000 francs pour réunir dans un
même local toutes les archives de la ci-devant république
de Venise , et des gouvernemens qui lui ont succédé.
L'empereur a pris cette détermination pour faciliter les
recherches et surveiller plus facilement la conservation
de ces précieux dépots, et pour préserver aussi de la des-
truction dont étaient menacés le vaste couvent des Frari
et l'église qui en dépend. Deux années ont suffi pour l'exé-
cution de cet utile projet , et la ville de Venise possède
aujourd'hui les archives les plus considérables , les plus
précieuses et les plus ancieùnes de l'Europe. Nous avons
visité les grandes archives de Madrid , de Lisbonne , de
Paris et de tienne ; nous nous sommes procuré des ren-
seignemens exacts sur celles de Rome , de Londres , de
Munich, de Dresde , de Copejihague et de plusieurs au-
tres capitales; toutes nos recherches nous ont prouvé
qu'aucune de ces villes n'offre , réunis dans un seul lo-
cal , une masse de documens aussi considérable que celle
qu'on a rassemblée dans ï Arcldvio Générale de Venise.
Cet établissement , distribué avec un ordre admirable,
se compose de 298 salles, salons, corridors, dont les
murs sont couverts de haut en bas de rayons. Si ces der-
niers étaient réunis et mis l'un après l'autre, sans laisser
entre eux aucun intervalle, ils formeraient une ligne qui
n'aurait pas moins de 77,2.38 pieds, équivalant à presque
372 NOUVELLES DES SClENCliS ,
quatorze milles géographiques de 60 au degré ou à peu
près à une fois et demie la dislance qui sépare Paris de
Versailles ! Malgré l'immensité de cette ligne de rayons ,
l'espace s'est trouvé encore insuflBsant pour v placer les
8,664,709 volumes ou cahiers qui forment la totalité des
documens recueillis dans cet établissement. Ces huit mil-
lions et demi de volumes appartiennent à 1,890 archives
différentes. Nous pensons que l'on ne se tromperait pas de
beaucoup en disant que mille écrivains qui travailleraient
tous les jours pendant huit heures consécutives et sans au-
cun intervalle n'emploieraient pas moins de 734 ans. ou de
22 générations, pour copier tous les documens de ces ar-
chives. Ainsi donc , mille personnes qui se seraient mises
à l'œuvre lorsque les croisés, guidés par Godefroi de
Bouillon, arboraient leurs drapeaux victorieux sur les
murailles de l'ancienne résidence de David et de Salomon,
auraient à peine aujourd'hui fini leur tâche.
En supposant que chaque volume ou cahier contienne
80 feuilles, et que chaque feuille ait 16 pouces de long
et 9 de large , chacune de ces feuilles déployée aura la
longueur d'un pied et demi. Or les 8,664,709 volumes
ou cahiers contiennent, d'après la supposition que nous
venons de faire, 693,176,720 feuilles. Si toutes ces feuilles
étaient ouvertes et mises l'une après l'autre sans laisser
entre elles aucun intervalle, elles formeraient une bande
qui aurait 1,444,800,000 pieds de long, et 16 pouces de
large. D'après l'excellent Traité d Astronomie qu'un
mathématicien célèbre, M. Littraw , vient de publier à
Stuttgart, la circonférence de la terre, prise à l'équateur,
n'est que de 123,345,700 j)ieds de Paris. Or, nous ve-
nons de voir que toutes les feuilles des archives peuvent
former une bande de 1,444,800,000 pieds de long. En
divisant donc oc dernier nombre par le premier, on oh-
DU COMMERCE, DE l' INDUSTRIE , ETC. 373
lieiidra pour quotient 11 l/30 environ , chiflVe qui in-
dique combien de fois avec cette bande on pourrait cein-
dre le globe dans sa plus grande dimension !
Si l'on divisait par 500 les 693,176,000 feuilles, on
obtiendrait 1,386,400 rames, à chacune desquelles on
pourrait accorder 16 pouces de long, 9 pouces de large
et 6 pouces d'épaisseur. Maintenant, si l'on considérait
toutes ces rames comme des matériaux propres à bàlir ,
on pourrait en construire une pyramide énorme à base car,
rée, dont le coté serait d'environ 68 pieds, et la hauteur
de 428 ! Cette pyramide serait donc aussi haute que celle
de Chéops , le plus grand monument de ce genre élevé par
les hommes; égale pour le volume à plusieurs pyramides
de la région du Nil , elle surpasserait toutes les autres en
hauteur !
Nous terminerons ces comparaisons en faisant observer
que la surface écrite de ces archives , le recto et le verso
de chaque feuillet , couvrirait plus de la moitié de l'é-
tendue du département de la Seine , et plus du tiers de
la surface du comté de Middlesex , auquel appartiennent
les quatre cinquièmes de la ville de Londres, qui aujour-
d'hui nous paraît dépasser en étendue et en population
toutes les villes du monde.
Nous ajouterons à ces détails un document officiel fort
curieux, qui démontre que le gouvernement autrichien
prend encore quelque soin de Venise (1), cette ville qui a
joué un si grand rôle au moyen-âge , et qui encore , mal-
(1) Voyez dans la 26' Im-aison de la 1" série laiticle remarqua-
ble intitulé : Constitution démocratique de Feni^e, et dans la Ik' de la
2* série (août 1831) celui qui a pour titre : Histoire politique et ad-
ministrative de la République de Denise depuis sa fondation jusqu'à nos
jours.
37 -i NOUVELLES DES SCIENCES ,
{^jré sa décadeuce, est Tune des villes les plus belles et
les plus poétiques de l'Europe moderne.
TABLEAU des principales sommes dépensées par le gouvernement au-
trichien pour la réparation des bàtimens , des canaux et du port de
Ven ise, t/e 1 S H à J 8 ?> Ô
Foui le Palitls ci-devant Durai 147,050 '
Pour les Procuratie JVuOi>e , maintenant Palais-Hoyal. . . . 615,000
Pour le Palais de la Delegazione, y compris 110,600 lire
- pour l'achat de re'difice 2S6, iOU
Pour la Ragionateria Centrale, ci-devant Couvent de
S .-Zaccaria 1 :{!),S7(t
Pour les Archives générales aux Frari , sans comprendre
la dépense pour les rayons , les meubles et le transport dos
documens 400, 1 2 1>
Pour V^-icacléniie des Beaux-Arts , dans le ci-devant cou-
vent de la Caritij 1 !lfi,000
Pour le Tribunal criminel , à Santu-Apollonia , y compris
1 8,000 lire pour l'achat de Tedifice 1 2lt,900
Pour le Magistrato cainerale , y compris 5G,000 lire pour
Tachât de Tedificc 186,600
Pour les Magasins du sel 299,000
Pour le Bureau des Hypothèques , y compris 30,000 lire
pour Tachât de Tédifice I i 6, 5(10
Pour la réparation et la reconstruction des Murazzi et autres
ouvrages hydrauliques qui protègent Venise contre la fu-
reur de la mer 2,780,181
Pour Tamelioration des ports 442,089
PourTentretien des canaux, 72,831 /t/'e par un. Cette somme,
pendant les dix-neuf années ccoulees de 1814 jusquts et
y compris 1833, fait », 383, 789
Pour la réparation des édifices consacrés au culte , ou appar-
tenant h des instituts religieux , le gouvernement a dépense
annuellement 260,000 lire , ce qui en dix-neuf ans repré-
sente une somme de !,!• i(»,00(t
Pour les travaux des barrières, pour la (.onstructiou des ca-
■/ rrpoit.r 1 2,001 . 'i'.»<(
i) Une tir.t uimrutcu saiil b7 ciiiiiiiie.- ; i If: ,iu>lnuJie foiil 1 llor.ii.
I
DU COMMEUCK, Dli LliNDUSTUIE , lifC. 375
Repurt 12,001,40!)
seules et des bureaux deilouane «ju'a nécessitée la fiaricliise
accordée au port de Venise 1 i9,2 18
Ueiuise à la ville de Venise du tiers des 2,293, 164 lire prêtées
par le gouvernement autrichien ;» sa municipalité pour la
mettre en état de réparer les quais , les ponls et les pavés
des rues , ce tjui fait au moins 7 47,000
A ces chiffres, on pourrait ajouter les sommes suivantes, dé-
pensées par Sa Majesté pour encourager le commerce de
Venise :
La. nouvelle route d'ilc d'Allemagne, qui, en passant par
Ceneda , Serravalle, Capo di Ponte et la vallée de Cadore,
va de Trévise aux environs d'Auipezzo dans IcTyrol o,G 18,998
La route dite d'Italie , qui de Peschiera va ;\ la Ponteva , en
passant par Vérone , Vicence , Padoue , Trévise et Udine ;
elle a coûté 2,381,613
La noui'elle route de Padoue h Ferrure par Rovigo ; elle
a coûté 834,896
On pourrait aussi ajouter à toutes ces sommes les 800,000 flo-
rins que Sa Jlajesté a le projet de dépenser pour Tamélio-
ration du port de Malamocco , qui est le véritable port de
Venise.
Total uÉivÉr^l des dépenses faites poiu' rcntretien et Tem-
bellissement de Venise , de 1 8 1 4 à 1 833 2 1 ,733,254
(19,107,930 ff )
^^ommcrcc. -'^nbu^tr h.
Progrès et extension du commerce de la librairie en
Europe. — C'est chose précieuse, il faut l'avouer, et qui
ne peut appartenir qu'à une civilisation bien avancée ,
que ce concours empressé de tant d'intelligences mettant
leurs efforts en commun pour propager toutes les décou-
vertes utiles, pour faire pénétrer dans toutes les classes
de la société la science et l'instruction , ou pour offrii' à
376 NOUVELLES DES SCIENCES,
l'esprit de nobles et agréables distractions. Aussi, le com-
merce des livres est-il intimement lié avec l'accroissement
de la richesse industrielle et de l'aisance des nations.
En 1805, Wachler évaluait à 7,000 les publications
annuelles de la presse européenne, et maintenant un seul
pays en offre quelquefois autant. De 1800 à 1827, toutes
les publications , y compris les réimpressions , se sont éle-
vées en Angleterre à 1 9,860 ; de 1 830 à 1 833 , la moyenne
annuelle des ouvrages imprimés a été de 1,500 ouvrages
scientifiques et de 800 livres de toute espèce, non com-
pris les réimpressions. M ach-Cullocb estime que, durant
la même période, la moyenne de la circulation des jour-
naux a été de 35,000,000 de feuilles par an. Aux États-
Unis elle s'élève à plus de 55,000,000. L'Amérique du
nord, en 1833, publiait 56 journaux religieux dont l'un
compte 28,000 abonnés 5 un autre 10,000 et plusieurs
3,000. Mais, depuis que les ouvrages à bon marché et à
figures ont pris une grande extension en Europe, la presse
anglaise n'a plus restreint son essor dans les Trois-Royau-
mes. Aujourd'hui, les éditeurs du Penny 3Iagazine ex-
pédient leurs clichés à Florence, à Paris, à Saint-Péters-^
bourg, à Leipsick, où ils servent à la publication d'ouvrages
analogues au leur^ enfin , tandis que la Société Améri-
caine envoie en Chine des extraits de la Bible stéréotypés,
le Penny-Mogazine nous apprend , dans son dernier nu-
méro , qu'il va expédier les clichés de ses gravures à
Canton.
Si la presse ne présente pas dans toutes les contrées
d'Europe le même développement, nous la trouvons du
moins partout en progrès. Le Danemarck qui , en 1827,
ne publia que 264 ouvrages, en a puldié 423 en 1832.
Les Pays-Cas, en 1827, no publièrent que 740 ouvrages^
DU COMMERCE, DE l' INDUSTRIE , ETC. 377
mais depuis que la Belgique est devenue le centre de la
piraterie littéraire, cette puissance parasite publie tous
les ans un millier d'ouvrages dont les sept huitièmes sont
des contrefaçons. La Suisse, pays éminemment intellec-
tuel, publie aujourd'hui une cinquantaine de journaux ,
sans compter un grand nombre de recueils périodiques,
religieux, littéraires, économiques, scientifiques et in-
dustriels qui s'impriment à Lausanne, Zurich, Aarau ,
Bâle, Berne, etc. Genève à elle seule en publie de 15
à 20. L'Espagne commence à s'ébranler : déjà vingt-huit
journaux sont publiés dans la Péninsule , elle qui , en
1827, n'en comptait que trois; et la nouvelle disposi-
tion des chambres contribuera sans doute à hâter la
publication d'ouvrages importans, qui, nous le savons,
existent en portefeuilles. L'Italie seule, courbée sous les
baïonnettes autrichiennes, reste stationnaire et publie
seulement par intervalles quelques rares ouvrages sur les
sciences , les beaux-arts et les monumens de l'antiquité.
Qui le croirait? les presses de Constantinople ont donné
signe de vie. L'imprimerie de Sa Hautesse ne se borne pas
seulement à publier le Mojntew Ottoman, elle a aussi
édité , en 1833 et 1 834, de fort bons ouvrages d'histoire ,
de géographie, et plusieurs livres élémentaires.
Mais c'est vers l'Allemagne que doivent se tourner nos
regards, si nous voulons voir la presse dans toute son ac-
tivité, dans toute sa vigueur. L'Allemagne , quoique bâil-
lonnée par la Sainte- Alliance , ne pouvait pas être réduite
au mutisme; l'imagination ardente et rêveuse de ses en-
fans avait besoin d'expansion : aussi, quoique dans toute
la confédération 137 villes seulement aient le privilège
d'avoir des imprimeries, l'Allemagne est l'une des contrées
les plus fécondes en productions littéraires. On a dit que,
de 1 81 4 à 1 825 , il avait paru en Allemagne 60,000 écrits,
378 .NOUVELLES DES SCIENCES ,
évaluation exagérée qu'il faut réduire à 45,574. En 1828,
on V a imprimé 5,654 ouvrages; en 1831, 5,658 5 en 1832,
6,275, et en 1833, 5,888. Aujourdliui , on compte
dans ce pavs près de deux cents journaux ou recueils pé-
riodiques; voici quels sont les plus importans :
JOUK.NAUS PUI.ITIQIE.S.
NHMB!;t
d'abonnés.
Gazette d"Augsbourg 8.000
Gazette de \ ieniic 6.000
Gazette dÉtat de Prusse.. 5,000
Mercure de Souabe 5,000
Gazette de Hambourg. . . /i.OOO
Journal de Francfort. ... /i.OOO
Coiresp. de .Nuremberg. . ,".000
Nouvelle Gazette de Zurich 2.500
Gazette de Garlsrube. ... 2,000
Gazette de Cologne 2,000
Journal de Leipsick 2.000
Gazette de Francfort. . ■ .. 1.500
Gazette de Mnnicli 1.800
JOURNAUX LITTtRAIKES.
NOM Bill.
(1 al>llUllc^.
Gazette du Soir ". . 1,800
Feuille du Malin 1,500
L'Étranger I,i00
Journal Polytechnique. . . 1,200
Le Franc Parlem- 1,000
Le Conteur 1,000
JOUUNAIX DE C.r.ITiytE.
Annonces littéraires de (.îoet-
tingue 800
Chronique de Berlin et de
Vienne 800
Depuis 1812, le nombre des publications littéraires s'c>l
aussi considérablement accru en France. En 1812 , on v
imprima 72,000,000 de feuilles; en 1822 , 96,000,000 ;
en 1826, 144. En 1825, la presse française publia 8,252
ouvrages de toutes es]>èceï;-, en 1826, 10,135. Dans le cour>
del831^ ellen'en a publiéque 5,063, et en 1832, 5,760.
Mais aussi, durant cette époque, la presse périodique s'e.sl
prodigieusement accrue dans ce pays ; en 1 833 les départc-
mens publiaient 299 journaux , et Paris seul plus de 300.
On ne comptait à Paris, en 1819 , que 1 ,400 presses en
activiU', tandis ([ue 1,200 presses à bras, et 80 presse.^
mécani(|ues dont plusieurs muci par la vapeur, y fonc-
fionnaienl en 1 83!>. Examinons maintenant (juellc c>l l in
UL COMMERCE, DE l'iXDLSTIUE , ETC. 37î)
tensité de noire commerce de librairie avec la France:
c'est à M. Moreau de Jonnès, archiviste du ministère de
l'intérieur et auteur de plusieurs ouvrages de statistique
très-estimés, que nous empruntons le document suivant :
Tuhlcau lies ini[)oitulioiis ri cxpurlatîuns de livres entre la France
it V Angleterre ^ de 1821 à 1832, arer l'indirutivn de leur
Vil leur
ANSErS.
ElPOLTATioN
E\P0BiAT10.N
Je la
France
ael'A
igletene
pour \\\
ugleterre.
pour la
France.
k:i
la >!..-.
Ki!.
Fr.im---.
4821.. .
81.127
407, 53i
19,086
110,375
1^22. .
8i.6i9
425.432
20,708
122.352
1823...
99,181
497,333
16,784
99,226
182i. ..
111,221
561,072
16,408
96,412
1825. . .
178. 36G
914,528
17.632
122,455
1826...
9i,i79
661,353
19,036
132,144
1827. . .
91,9i9
480.541
17,641
120,492
1828. . .
116. /i29
623.491
18,306
124.984
1829. . .
103,282
554,770
21,907
147,647
1830. ..
lt)8,897
554,545
22,714
154,276
1831...
81,598
418,958
15,962
109,856
1832..
8^1,954
435,328
19,682
131,318
D'après ce tableau , on peut estimer que le nombre
de volumes exportés chaque année de France pour l'An-
gleterre est d'environ 400,000, tandis que la France ne
tire de la Grande-Bretagne que 80,000 volumes par an-
née, 11 s'en faut cependant que cet échange des idées
entre les deu.x nations qui sont à la tète du progrès social
présente au fond une disproportion aussi grande que celle
qui parait au premier abord. Si l'Angleterre demande h
la France une plus grande quantité de livres que celle-ci
ne lui en réclame, c'est ({ue la France sert d intermé-
diaire au commerce de la librairie qui se fait entre TAI-
lemagne. l'Italie et l'Angleterre. Ce ne sont donc pa-.
380 XOUVELLK? niiS SCIENCF.S,
seulemeul des livres français que la France expédie à
TAngleterre. D'un autre côté, les éditeurs français réim-
priment un grand nombre d'ouvrages anglais qu'ils ven-
dent ensuite sur le continent à meilleur marché que les
éditeurs de Londres, spéculation que ne peuvent pas en-
treprendre les libraires anglais pour les ouvrages français,
faute de débouchés. Si à ces deux considérations nous
ajoutons que les traductions d'ouvrages anglais sont plus
fréquentes en France que les traductions d'ouvrages fran-
çais en Angleterre , on s'expliquera facilement la diffé-
rence qui existe entre les exportations des deux pays.
^^.cottomtc (^O)0Ctrtre.
Nouveau procédé pour délivrer les grandes villes des
inconvéniens de la fumée. — Parmi les nombreuses ques-
tions qui se rattachent à l'histoire chimique de l'atmo-
sphère, il en est peu qui soient plus dignes d'intérêt que
celle qui a pour objet la recherche de la cause qui pro-
duit l'insalubrité de l'air. Le principe qui occasione
le plus souvent cette insalubrité est tellement fugace
qu'il échappe à tous nos moyens eudiométriques ; et ce-
pendant on connaît ses ravages. L'humidité, l'extrême sé-
cheresse , les changemens subits de température , des
défrichemens récens, le voisinage des marais et mille au-
tres causes, exercent une influence funeste sur l'état sa-
nitaire d'une ville , d'une contrée, parce que les matières
végétales et animales , en se décomposant sous l'influence
d'une forte chaleur et d'une humidité constante, produi-
sent des miasmes : ainsi on a trouvé que l'air atmosphé-
rique de Paris et de beaucoup d'autres lieux conlicMit de
l'ammoniaque et des matières organiques-, que l'air des
DU COMMERCE, DE l'iSDUSTRIE, ETC. 381
éoouls conlient de l'acélale et de rhvdrosulfale d'am-
moniaque; que Tair des environs de la voirie de Monl-
faucon renferme de l'ammoniaque et de l'iiydrosulfale de
la même base, etc.
La nature des combustibles et la grande quantité de
fumée qui s'en dégage exerce aussi une influence très-
sensible sur la composition de l'air. Ainsi à Londres , à
Manchester, à Birmingham, où l'on brûle des quantités
considérables de houille , on a remarqué que l'air at-
mosphérique de ces villes contenait de l'acide sulfureux,
des traces d'acide sulfurique , ainsi que de l'acide carbo-
nique. Depuis long-tems les chimistes ont cherché à neu-
traliser les funestes effets de ces combinaisons -, mais jus-
qu'ici leurs efforts sont restés sans succès. En 1829, le
Mechanic s Magazine annonça qu'on avait découvert un
moyen infaillible pour délivrer Londres de la fumée (1) ;
mais les résultats n'ont pas répondu à l'attente. Dans les
grandes usines on est bien parvenu à absorber la fumée
qui se dégage des foyers 5 tout le monde connaît l'ingé-
nieux procédé fumivore de Pellelan ^ mais ce procédé
n'est point applicable aux cheminées et aux foyers des
simples particuliers.
Les journaux allemands annoncent aujourd'hui que
M. Bernhardt, architecte saxon, a découvert un procédé
très-efficace pour délivrer les grandes villes des inconvé-
niens occasionés par la fumée. Quoique l'inventeur n'ait
point jusqu'ici fait connaître les moyens qu'il emploie,
nous pensons qu'il est de notre devoir de signaler au pu-
blic cette utile découverte 5 les personnes honorables qui
en ont constaté les bons effets ne nous permettent pas de
douter de l'heureux résultat de cette invention. M. Ber-
(1) Voyez la GO"' livraison de la 1" série (juin 1830).
382 NOUVELLES DES SCIENCES , ETC.
rihardt. par un procédé chimique, sépare la suie de la
fumée , dirige cette dernière dans un tube ascensionnel .
et précipite la suie dans un récipient placé au niveau du
fover. Par ce moyen la fumée se trouve dégagée des par-
ties les plus nuisibles , tandis que les conduits des che-
minées ne s'engorgent jamais , et ne sont point exposés
aux incendies. Les premiers essais de cette découverte ,
dont les procédés sont encore restés ensevelis dans le
mystère, ont été faits dans le palais du roi à Berlin cl
dans plusieurs établissemens publics de la Prusse.
I i.\ 1)1 uxzn mi: \.>].imi
TABLE
l;ES MATIKRIS 1)1" ONZIÈME V n I r M 1
Pas;.
Histoire des Elats-Unis de l'Amérique septentrionale. N"!.
( North American Reoie(v) 5
Mouvement politique de l'Europe actuelle. ( Ndv Political
Re'gister. ) i q3
Littérature. -Philosophie. — Superstitions poétiques de
l'Ecosse. i^Edinburgh Magazine) a-j.^
Économie Politique. — i . Des divers systèmes d'assurances
sur la vie en France et en Angleterre. (T he Gompanion
fo the life assurance ) 8^
2. De l'Exubérance de la population et des capitaux en
Angleterre, et des movens de les utiliser. {Foreign
Monthly Revieœ. ) o.S'^
Beadx-Arts. — I, Progrès et Décadence de la peinture
en Espagne. (^Foreign Ouartcrly Keoieco^ j|8
2. Architecture moderne de l'Allemagne. {Foreign Qiuir-
terly Reoieiv.) 2 1 8
Voyages. -Statistique. — Les Circassiens , leurs mœurs
et leurs usages. ( T/ie Journal of the Royal Asiaiic
Society.) i oS
Souvenirs de Voyages jN" II. — Esquisses Siciliennes.
( Metropolitan. ) 3o 4
T\BLEAU DE Moeurs. — Femmes d'intrigue et Femmes
dafTaires. ( Faits Magazine.) 3:h)
384 TABLE DES MATIÈRES.
Pag.
Un Episode delà peste de Londres en i665. {Retrospecthe
Raneiv. ) 1 3o
MiscELLANÉES. — I. Job le Philanlrope. {Metropolitan.') . 146
2. Dévouement et Douleur. [German Sketches.) 34o
Nouvelles des Sciences , de la Littérature , des Beaux-
Arts , du Commerce, de l'Industrie i56 et SSq
Expériences galvaniques remarquables faites sur le coi-ps d un pendu ,
156. — Excursion dans les mines de sel de Wieliczka , 160. — Pro-
grès de la Littérature , des Sciences et des Beaux-Arts au Brésil ,
168. — Accroissement de la mortalité àBoslon, 176. — Ville an-
tique de IHindoustan , dont les ruines ont été découvertes en creu-
santun canal, 178. — Confession d'un Pbanségar, 181. — Le Doc-
teur Francia dictatem* du Paraguay, 184. — ^Manière dont ou re-
cueille la neige dans les environs de Naplcs, 189. — Découvertes
récentes du doctem* Fai'aday dans l'étude des phénomènes élec-
triques, 359. — Abaissement du niveau de la Baltique, 362. —
Description poétique de Londres , par un mandarin chinois , 364.
— Archives de Venise, 370. — Progrès et Extension du commerce
de la libraiiie en Europe, 375. — Nouveau procédé poui" préser-
ver les grandes rilles des inconvéniens de la fumée, 380.
FIX DE LA TADLE.